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Mathias Sandorf/V/1

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Hetzel (tome 3p. 153-178).


CINQUIÈME PARTIE



I

UNE POIGNÉE DE MAIN DE CAP MATIFOU.


Si le comte Mathias on le sait, avait voulu rester le docteur Antékirtt, sinon pour Pierre, du moins pour tout le personnel de la colonie, c’est qu’il entrait dans ses desseins de demeurer tel jusqu’à l’entier accomplissement de son œuvre. Aussi, lorsque le nom de sa fille fut tout à coup jeté par Mme Bathory, eut-il assez d’empire sur lui-même pour dominer son émotion. Cependant son cœur avait un instant cessé de battre, et, moins maître de lui, il fût tombé sur le seuil de la chapelle, comme s’il eût été frappé d’un coup de foudre.

Ainsi sa fille était vivante ! Ainsi elle aimait Pierre et elle en était aimée ! Et c’était lui, Mathias Sandorf, qui avait tout fait pour empêcher cette union ! Et ce secret, qui lui rendait Sava, n’aurait jamais été découvert, si Mme Bathory n’eût pas recouvré la raison comme par miracle !

Mais que s’était-il donc passé, quinze ans avant, au château d’Artenak ? On ne le savait que trop maintenant ! Cette enfant, restée seule héritière des biens du comte Mathias Sandorf, cette enfant, dont la mort n’avait jamais pu être constatée, avait été enlevée puis remise entre les mains de Silas Toronthal. Et, peu de temps après, lorsque le banquier fut venu se fixer à Raguse, Mme Toronthal avait dû élever Sava Sandorf comme sa fille.

Telle avait été la machination conçue par Sarcany, exécutée par Namir, sa complice. Sarcany n’ignorait pas que Sava devait être mise en possession d’une fortune considérable à l’âge de dix-huit ans, et, lorsqu’elle serait sa femme, il saurait bien la faire reconnaître pour l’héritière des Sandorf. Ce serait le couronnement de son abominable existence. Il deviendrait le maître des domaines d’Artenak.

Ce plan odieux avait-il échoué jusqu’alors ? Oui, sans aucun doute. Si le mariage eût été accompli, Sarcany se serait déjà hâté d’en tirer tous ses avantages.

Et maintenant, quels regrets dut éprouver le docteur Antékirtt ! N’était-ce pas lui qui avait provoqué ce déplorable enchaînement de faits, d’abord en refusant son concours à Pierre, puis, en laissant Sarcany poursuivre ses projets, alors qu’il eût pu, lors de leur rencontre à Cattaro, le mettre hors d’état de nuire, enfin, en ne rendant pas à Mme Bathory ce fils qu’il venait d’arracher à la mort ? En effet, que de malheurs eussent été évités si Pierre se fût trouvé près de sa mère, lorsque la lettre de Mme Toronthal était arrivée à la maison de la rue Marinella ! Sachant que Sava était la fille du comte Sandorf, est-ce que Pierre n’aurait pas su la soustraire aux violences de Sarcany et de Silas Toronthal ?

À présent, où était Sava Sandorf ? Au pouvoir de Sarcany, certainement ! Mais en quel lieu la cachait-il ? Comment la lui arracher ? Et pourtant, dans quelques semaines, la fille du comte Sandorf aurait atteint sa dix-huitième année, — limite fixée pour qu’elle n’eût pas perdu sa qualité d’héritière, — et cette circonstance devait pousser Sarcany aux dernières extrémités pour l’obliger à consentir à cet odieux mariage !

En un instant, toute cette succession de faits avait traversé l’esprit du docteur Antékirtt. Après s’être reconstitué ce passé, comme Mme Bathory et Pierre venaient de le faire eux-mêmes, il sentait les reproches, non mérités sans doute, que la femme et le fils d’Étienne Bathory pouvaient être tentés de lui adresser ! Et cependant, les choses étant ce qu’il les avait crues, aurait-il pu accepter un pareil rapprochement entre Pierre et celle qui, pour tous et pour lui-même, s’appelait Sava Toronthal ?

Maintenant, il fallait à tout prix retrouver Sava, sa fille, — dont le nom, joint à celui de la comtesse Réna, sa femme, avait été donné à la goélette Savarèna, comme celui de Ferrato au steam-yacht ! Mais il n’y avait pas un jour à perdre.

Déjà Mme Bathory avait été reconduite au Stadthaus, lorsque le docteur, accompagné de Pierre, qui se laissait aller à des alternatives de joie et de désespoir, y rentra, sans avoir prononcé une parole.

Très affaiblie par la violente réaction dont les effets venaient de se produire en elle, mais guérie, bien guérie, Mme Bathory était assise dans sa chambre, quand le docteur et son fils vinrent l’y retrouver.

Maria, comprenant qu’il convenait de les laisser seuls, se retira dans la grande salle du Stadthaus.

Le docteur Antékirtt s’approcha alors, et, la main appuyée sur l’épaule de Pierre :

« Madame Bathory, dit-il, j’avais déjà fait mon fils du vôtre ! Mais, ce qu’il n’était encore que par l’amitié, je ferai tout pour qu’il le devienne par l’amour paternel, en épousant Sava… ma fille…

— Votre fille ?… s’écria Mme Bathory.

— Je suis le comte Mathias Sandorf ! »

Mme Bathory se releva soudain, étendit les mains, et retomba dans les bras de son fils. Mais, si elle ne pouvait parler, elle pouvait entendre. En quelques mots, Pierre lui apprit tout ce qu’elle ignorait, comment le comte Mathias Sandorf avait été sauvé par le dévouement du pêcheur Andréa Ferrato, pourquoi, pendant quinze ans, il avait voulu passer pour mort, comment il avait reparu à Raguse sous le nom du docteur Antékirtt. Il raconta ce qu’avaient fait Sarcany et Silas Toronthal dans le but de livrer les conspirateurs de Trieste, puis la trahison de Carpena, dont Ladislas Zathmar et son père avaient été victimes, enfin, comment le docteur l’avait arraché vivant au cimetière de Raguse pour l’associer à l’œuvre de justice qu’il voulait accomplir. Il acheva son récit en disant que deux de ces misérables, le banquier Silas Toronthal et l’Espagnol Carpena, étaient déjà en leur pouvoir, mais que le troisième, Sarcany, manquait encore, ce Sarcany, qui prétendait faire sa femme de Sava Sandorf !

Pendant une heure, le docteur, Mme Bathory et son fils, que l’avenir allait maintenant confondre dans une si étroite affection, reprirent par le détail les faits relatifs à la malheureuse jeune fille. Évidemment, Sarcany ne reculerait devant rien pour obliger Sava à ce mariage, qui devait lui assurer la fortune du comte Sandorf. Ils envisagèrent plus particulièrement cette situation. Mais, si ces projets étaient maintenant déjoués pour le passé, ils n’en étaient que plus redoutables pour le présent. Donc, avant tout, retrouver Sava, dût-on remuer ciel et terre !

Il fut convenu, tout d’abord, que Mme Bathory et Pierre resteraient seuls à savoir que le comte Mathias Sandorf se cachait sous le nom du docteur Antékirtt. Dévoiler ce secret, c’eût été dire que Sava était sa fille, et, dans l’intérêt des nouvelles recherches qui allaient être entreprises, il importait qu’il fût gardé.

« Mais où est Sava ?… Où la chercher ?… Où la reprendre ? demanda Mme Bathory.

— Nous le saurons, répondit Pierre, chez qui le désespoir avait fait place à une énergie qui ne devait plus faiblir.

— Oui !… nous le saurons ! dit le docteur, et, en admettant que Silas Toronthal ne sache pas en quel lieu s’est réfugié Sarcany, du moins ne peut-il ignorer où ce misérable retient ma fille…

— Et s’il le sait, il faut qu’il le dise ! s’écria Pierre.

— Oui !… il faut qu’il parle ! répondit le docteur.

— À l’instant !

— À l’instant ! »

Le docteur Antékirtt, Mme Bathory et Pierre n’auraient pu plus longtemps rester dans une telle incertitude !

Luigi, qui était avec Pointe Pescade et Cap Matifou dans la grande salle du Stadthaus, où Maria les avait rejoints, fut aussitôt mandé. Il reçut l’ordre de se faire accompagner par Cap Matifou jusqu’au fortin et d’amener Silas Toronthal.

Un quart d’heure après, le banquier quittait la casemate qui lui servait de prison, le poignet serré dans la large main de Cap Matifou, et il suivait la grande rue d’Artenak. Luigi, auquel il avait demandé où on le conduisait, n’avait rien voulu répondre. De là, une inquiétude d’autant plus vive que le banquier ignorait toujours au pouvoir de quel puissant personnage il se trouvait depuis son arrestation.

Silas Toronthal entra dans le hall. Il était précédé de Luigi, et toujours tenu par Cap Matifou. S’il aperçut tout d’abord Pointe Pescade, il ne vit ni Mme Bathory ni son fils, qui s’étaient retirés à l’écart. Soudain, il se trouva en présence du docteur, avec lequel il avait vainement essayé d’entrer en relation lors de son passage à Raguse.

« Vous !… vous ! » s’écria-t-il.

Puis, se remettant, non sans effort :

« Ah ! dit-il, c’est le docteur Antékirtt qui m’a fait arrêter sur le territoire français !… C’est lui qui me retient prisonnier contre tout droit…

— Mais non contre toute justice ! répondit le docteur.

— Et que vous ai-je fait ? demanda le banquier, auquel la présence du docteur venait évidemment de rendre quelque confiance. Oui !… Que vous ai-je fait ?

— À moi ?… Vous allez le savoir, répondit le docteur. Mais auparavant, Silas Toronthal, demandez ce que vous avez fait à cette malheureuse femme…

— Madame Bathory ! s’écria le banquier, en reculant devant la veuve qui venait de s’avancer vers lui.

— Et à son fils ! ajouta le docteur.

— Pierre !… Pierre Bathory ! » balbutia Silas Toronthal.

Et il fût certainement tombé, si Cap Matifou ne l’eût irrésistiblement maintenu debout à cette place.

Ainsi, Pierre Bathory qu’il croyait mort, Pierre dont il avait vu passer le convoi, Pierre qu’on avait enseveli dans le cimetière de Raguse, Pierre était là, devant lui, comme un spectre sorti de sa tombe ! En sa présence, Silas Toronthal fut épouvanté. Il commença à comprendre qu’il ne pourrait échapper au châtiment de ses crimes… Il se sentit perdu.

« Où est Sava ? demanda brusquement le docteur.

— Ma fille ?…

— Sava n’est pas votre fille !… Sava est la fille du comte Mathias Sandorf, que Sarcany et vous avez envoyé à la mort, après l’avoir lâchement dénoncé avec ses deux compagnons, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar ! »

Devant cette accusation si formelle, le banquier fut anéanti. Non seulement le docteur Antékirtt savait que Sava n’était pas sa fille, mais il savait qu’elle était la fille du comte Mathias Sandorf ! Il savait comment et par qui avaient été trahis les conspirateurs de Trieste ! Tout cet odieux passé se relevait contre Silas Toronthal.

« Où est Sava ? reprit le docteur, qui ne se contenait plus que par un violent effort de sa volonté. Où est Sava, que Sarcany, votre complice en tous ces crimes, a fait enlever il y a quinze ans du château d’Artenak ?… Où est Sava, que ce misérable retient en un lieu que vous connaissez… que vous devez connaître, pour lui arracher son consentement à un mariage qui lui fait horreur !… Pour la dernière fois, où est Sava ? »

Si effrayante que fût l’attitude du docteur, si menaçante qu’eut été sa parole, Silas Toronthal ne répondit pas. Il avait compris que la situation actuelle de la jeune fille pouvait lui servir de sauvegarde. Il sentait que sa vie serait respectée, tant qu’il n’aurait pas livré ce dernier secret.

« Écoutez, reprit le docteur, qui parvint à reprendre son sang-froid, écoutez-moi, Silas Toronthal ! Peut-être croyez-vous devoir ménager votre complice ! Peut-être, en parlant, craignez-vous de le compromettre ! Eh bien, sachez ceci : Sarcany, afin de s’assurer votre silence, après vous avoir ruiné, Sarcany a tenté de vous assassiner comme il avait assassiné Pierre Bathory à Raguse !… Oui !… Au moment où mes agents se sont emparés de vous sur la route de Nice, il allait vous frapper !… Et maintenant, persisterez-vous à vous taire ? »

Silas Toronthal, s’entêtant dans cette idée que son silence obligerait à composer avec lui, ne répondit pas.

« Où est Sava ?… où est Sava ?… reprit le docteur, qui se laissait emporter, cette fois.

— Je ne sais !… Je ne sais !… » répondit Silas Toronthal, résolu à garder son secret.

Soudain il poussa un cri, et, se tordant sous la douleur, il essaya vainement de repousser Cap Matifou.

« Grâce !… Grâce ! » criait-il.

C’est que Cap Matifou, inconsciemment peut-être, lui écrasait la main dans la sienne.

« Grâce ! répéta-t-il.

— Parlerez-vous ?…

— Oui… oui !… Sava… Sava… dit Silas Toronthal, qui ne pouvait plus répondre que par mots entrecoupés, Sava… dans la maison de Namir… l’espionne de Sarcany… à Tétuan ! »

Cap Matifou venait de lâcher le bras de Silas Toronthal, et ce bras retomba inerte.

« Reconduisez le prisonnier ! dit le docteur. Nous savons ce que nous voulions savoir ! »

Et Luigi, entraînant Silas Toronthal hors du Stadthaus, le ramena à la casemate.

Sava à Tétuan ! Ainsi, lorsque le docteur Antékirtt et Pierre Bathory, il y a moins de deux mois, arrivaient à Ceuta pour arracher l’Espagnol au préside, quelques milles seulement les séparaient du lieu où la Marocaine détenait la jeune fille !

« Cette nuit même, Pierre, nous partirons pour Tétuan ! » dit simplement le docteur.

À cette époque, le chemin de fer n’allait pas directement de Tunis à la frontière du Maroc. Aussi, afin d’arriver à Tétuan dans le moins de temps possible, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de s’embarquer sur l’un des plus rapides engins de la flottille d’Antékirtta.

Avant minuit, l’Electric 2 avait appareillé et se lançait à travers la mer des Syrtes.

À bord, le docteur, Pierre, Luigi, Pointe Pescade, Cap Matifou seulement. Pierre était connu de Sarcany. Les autres, non. Lorsqu’on serait arrivé à Tétuan, on aviserait. Conviendrait-il d’agir plutôt par la ruse que par la force ? Cela dépendrait de la situation de Sarcany au milieu de cette ville, absolument marocaine, de son installation dans la maison de Namir, du personnel dont il disposait. Avant tout, arriver à Tétuan !

Du fond des Syrtes à la frontière du Maroc, on compte environ deux mille cinq cents kilomètres, — soit près de treize cent cinquante milles marins. Or, à toute vitesse, l’Electric 2 pouvait faire près de vingt-sept milles à l’heure. Combien de trains de chemins de fer n’ont pas cette rapidité ! Donc, à ce long fuseau d’acier, qui ne donnait aucune prise au vent, qui passait à travers la houle, qui ne s’inquiétait pas des coups de mer, il ne fallait pas cinquante heures pour arriver à destination.

Le lendemain, avant le jour, l’Electric 2 avait doublé le Cap Bon. Depuis ce point, après avoir passé à l’ouvert du golfe de Tunis, il ne lui fallut que quelques heures pour perdre de vue la pointe de Bizerte. La Calle, Bône, le Cap de Fer, dont la masse métallique, dit-on, trouble l’aiguille des boussoles, la côte de l’Algérie, Stora, Bougie, Dellys, Alger, Cherchell, Mostaganem, Oran, Nemours, puis, les rivages du Rif, la pointe de Mellila, qui est espagnole comme Ceuta, le cap Tres-Forcas, à partir duquel le continent s’arrondit jusqu’au cap Negro, — tout ce panorama du littoral africain se déroula pendant les journées du 20 et du 21 novembre, sans un incident, sans un accident. Jamais la machine, actionnée par les courants de ses accumulateurs, n’avait donné un pareil rendement. Si l’Electric fut aperçu, tantôt au long des côtes, tantôt au large des golfes qu’il coupait de cap en cap, les sémaphores durent croire à l’apparition d’un navire phénoménal ou peut-être d’un cétacé d’une puissance extraordinaire, qu’aucun steamer n’eût pu atteindre à la surface des eaux méditerranéennes.

Vers huit heures du soir, le docteur Antékirtt, Pierre, Luigi, Pointe Pescade et Cap Matifou débarquaient à l’embouchure de la petite rivière de Tétuan, dans laquelle vint mouiller leur rapide embarcation. À cent pas de la rive, au milieu d’une sorte de petit caravansérail, ils trouvèrent des mules et un guide arabe qui offrit de les conduire à la ville, éloignée de quatre milles au plus. Le prix demandé fut accepté sans conteste, et la petite troupe partit aussitôt.

En cette partie du Rif, les Européens n’ont rien à craindre de la population indigène, ni même des nomades qui courent le pays. Contrée peu habitée, d’ailleurs, et presque sans culture. La route se développe à travers une plaine, semée de maigres arbustes, — route plutôt faite par le pied des montures que par la main des hommes. D’un côté, la rivière, aux berges vaseuses, emplies du coassement des grenouilles et du sifflet des grillons, avec quelques barques de pêche, mouillées au milieu du courant ou tirées au sec. De l’autre côté, sur la droite, un profil de collines pelées, qui vont se joindre aux massifs montagneux du sud.

La nuit était magnifique. De la lune, à inonder de lumière toute la campagne. Réverbérée par le miroir de la rivière, elle rendait un peu mou le dessin des hauteurs à l’horizon du nord. Au loin, blanchissait la ville de Tétuan, — une tache éclatante dans les basses brumes du fond.

L’Arabe menait bon train sa petite troupe. Deux ou trois fois, il fallut s’arrêter devant des postes isolés, dont la fenêtre, sur la partie non éclairée par la lune, lançait une lueur jaunâtre à travers l’ombre. Alors sortaient un ou deux Marocains, balançant une lanterne blafarde, qui venaient conférer avec le guide. Puis, après avoir échangé quelques mots de reconnaissance, on se remettait en route.

Le docteur ni ses compagnons ne parlaient. Absorbés dans leurs pensées, ils laissaient aller les mules, habituées à ce chemin de la plaine, çà et là raviné, jonché de cailloux ou embarrassé de racines qu’elles évitaient d’un pied sûr. La plus solide de ces vigoureuses bêtes, cependant, restait quelquefois en arrière. Il n’aurait pas fallu la mésestimer pour cela : elle portait Cap Matifou.

Ce qui amenait Pointe Pescade à faire cette réflexion :

« Peut-être eût-il été préférable que Cap Matifou portât la mule, au lieu que la mule portât Cap Matifou ! »

Vers neuf heures et demie, l’Arabe s’arrêtait devant un grand mur blanc, surmonté de tours et de créneaux, qui défend la ville de ce côté. Dans ce mur s’ouvrait une porte basse, enjolivée d’arabesques à la mode marocaine. Au-dessus, à travers de nombreuses embrasures, s’allongeaient des gueules de canons, semblables à de gros caïmans, nonchalamment endormis au clair de lune.

La porte était fermée. Il fallut parlementer pour la faire ouvrir, l’argent à la main. Puis, tous s’enfoncèrent à travers des rues sinueuses, étroites, la plupart voûtées, avec d’autres portes, bardées de ferrures, qui furent successivement ouvertes par les mêmes moyens.

Enfin, un quart d’heure après, le docteur et ses compagnons arrivèrent à une auberge, une « fonda » — la seule de l’endroit — tenue par une Juive et servie par une fille borgne.

Le manque de confort de cette fonda, dont les modestes chambres étaient disposées autour d’une cour intérieure, s’expliquera par le peu d’étrangers qui s’aventurent jusqu’à Tétuan. Il ne s’y trouve même qu’un seul représentant des puissances européennes, le consul d’Espagne, perdu au milieu d’une population de quelques milliers d’habitants, parmi lesquels domine l’élément indigène.

Quelque désir qu’eût le docteur Antékirtt de demander où était la maison de Namir et de s’y faire conduire à l’instant, il y résista. Il importait d’agir avec une extrême prudence. Un enlèvement pouvait présenter des difficultés sérieuses dans les conditions où devait se trouver Sava. Toutes les raisons pour et contre avaient été sérieusement examinées. Peut-être y aurait-il même lieu de racheter à n’importe quel prix la liberté de la jeune fille ? Mais il fallait que le docteur et Pierre se gardassent bien de se faire connaître, — surtout de Sarcany, qui était peut-être à Tétuan. Entre ses mains, Sava devenait, pour l’avenir, une garantie dont il ne se dessaisirait pas facilement. Or, on n’était pas ici dans un de ces pays civilisés de l’Europe, où la justice et la police eussent pu utilement intervenir. En cette contrée à esclaves, comment prouver que Sava n’était pas la légitime propriété de la Marocaine ? Comment prouver qu’elle était la fille du comte Sandorf, en dehors de la lettre de Mme Toronthal et de l’aveu du banquier ? Elles sont soigneusement fermées, peu abordables, ces maisons des villes arabes ! On n’y peut pénétrer facilement. L’intervention d’un cadi risquait même d’être inefficace, en admettant qu’elle fût obtenue.

Il avait donc été décidé que, tout d’abord, et de manière à éloigner le moindre soupçon, la maison de Namir serait l’objet de la plus minutieuse surveillance. Dès le matin, Pointe Pescade irait aux informations avec Luigi, qui, pendant son séjour dans cette île cosmopolite de Malte, avait appris un peu d’arabe. Tous deux chercheraient à savoir en quel quartier, en quelle rue demeurait cette Namir, dont le nom devait être connu. Puis, on agirait en conséquence.

En attendant, l’Electric 2 s’était caché dans une des étroites criques du littoral, à l’entrée de la rivière de Tétuan, et il devait être prêt à partir au premier signal.

Cette nuit, dont les heures furent si longues pour le docteur et Pierre Bathory, se passa ainsi dans la fonda. Quant à Pointe Pescade et à Cap Matifou, s’ils avaient jamais eu la fantaisie de coucher sur des lits incrustés de faïences, ils furent satisfaits.

Le lendemain, Luigi et Pointe Pescade commencèrent par se rendre au bazar, dans lequel affluait déjà une partie de la population tétuanaise. Pointe Pescade connaissait Namir qu’il avait vingt fois remarquée dans les rues de Raguse, lorsqu’elle faisait le service d’espionne pour le compte de Sarcany. Il pouvait donc se faire qu’il la rencontrât ; mais, comme il n’était pas connu d’elle, cela ne présentait aucun inconvénient. Dans ce cas, il n’y aurait qu’à la suivre.

Le principal bazar de Tétuan est un ensemble de hangars, d’appentis, de bicoques, basses, étroites, sordides en de certains points, que desservent des allées humides. Quelques toiles, diversement colorées, tendues sur des cordes, le protègent contre les ardeurs du soleil. Partout, de sombres boutiques où se débitent des étoffes de soie brodées, des passementeries hautes en couleurs, des babouches, des aumônières, des burnous, des poteries, des bijoux, colliers, bracelets, bagues, toute une ferronnerie de cuivre, lustres, brûle-parfums, lanternes, — en un mot, ce qui se trouve couramment dans les magasins spéciaux des grandes villes de l’Europe.

Il y avait déjà foule. On profitait de la fraîcheur du matin. Mauresques, voilées jusqu’aux yeux, Juives, à visage découvert, Arabes, Kabyles, Marocains, allant et venant dans ce bazar, y coudoyaient un certain nombre d’étrangers. La présence de Luigi Ferrato et de Pointe Pescade ne devait pas autrement attirer l’attention.

Pendant une heure, à travers ce monde bigarré, tous deux cherchèrent s’ils rencontreraient Namir. Ce fut en vain. La Marocaine ne se montra point, Sarcany pas davantage.

Luigi voulut alors interroger quelques-uns de ces jeunes garçons, à demi nus, — produits hybrides de toutes les races africaines dont le mélange s’opère depuis le Rif jusqu’aux limites du Sahara, — qui grouillent dans les bazars marocains.

Les premiers auxquels il s’adressa ne purent répondre à ses demandes. Enfin l’un d’eux, un Kabyle d’une douzaine d’années, à figure de gamin de Paris, assura qu’il connaissait la demeure de la Marocaine, et il offrit, moyennant quelques menues pièces de monnaie, d’y conduire les deux Européens.

L’offre acceptée, tous trois s’engagèrent à travers les rues enchevêtrées qui rayonnent vers les fortifications de la ville. En dix minutes, ils eurent atteint un quartier presque désert, dont les maisons basses étaient clairsemées, sans une fenêtre à l’extérieur.

Pendant ce temps, le docteur et Pierre Bathory attendaient avec une impatience fiévreuse le retour de Luigi et de Pointe Pescade. Vingt fois ils furent tentés de sortir, d’aller faire eux-mêmes ces recherches. Mais tous deux étaient connus de Sarcany et de la Marocaine. C’eût été peut-être tout risquer au cas d’une rencontre qui aurait donné l’éveil et permis de se mettre hors de leurs atteintes. Ils restèrent donc en proie aux plus vives inquiétudes. Il était neuf heures, quand Luigi et Pointe Pescade rentrèrent à la fonda.

Leur visage attristé ne disait que trop qu’ils apportaient de mauvaises nouvelles.

En effet, Sarcany et Namir, accompagnés d’une jeune fille que personne ne connaissait, avaient quitté Tétuan depuis cinq semaines, laissant la maison à la garde d’une vieille femme.

Le docteur et Pierre ne pouvaient s’attendre à ce dernier coup : ils furent atterrés.

« Et pourtant, ce départ ne s’explique que trop ! fit observer Luigi. Sarcany ne devait-il pas craindre que Silas Toronthal, par vengeance ou pour tout autre motif, ne révélât le lieu de sa retraite ? »

Tant qu’il ne s’était agi que de poursuivre des traîtres, le docteur Antékirtt n’avait jamais désespéré d’accomplir son œuvre. Mais, maintenant, c’était sa fille qu’il fallait arracher des mains de Sarcany, et il ne se sentait plus la même confiance !

Cependant Pierre et lui furent d’accord pour aller immédiatement visiter la maison de Namir. Peut-être y retrouveraient-ils plus que le souvenir de Sava ? Peut-être quelque indice leur révélerait-il ce qu’elle était devenue ? Peut-être aussi la vieille Juive, à laquelle était confiée la garde de cette maison, pourrait-elle leur donner ou plutôt leur vendre des indications utiles à leurs recherches.

Luigi les y conduisit aussitôt. Le docteur, qui parlait l’arabe comme s’il fût né au désert, se donna pour un ami de Sarcany. Il ne faisait que passer à Tétuan, disait-il, il aurait été heureux de le voir, et il demanda à visiter son habitation.

La vieille fit d’abord quelques difficultés ; mais une poignée de sequins eut pour effet de la rendre plus obligeante. Et, tout d’abord, elle ne refusa pas de répondre aux questions que le docteur lui fit avec l’apparence du plus vif intérêt pour son maître.

La jeune fille, qui avait été amenée par la Marocaine, devait devenir la femme de Sarcany. Cela était décidé de longue date, et, très probablement, le mariage se fût fait à Tétuan, sans ce départ précipité. Cette jeune fille, depuis son arrivée, c’est-à-dire depuis trois mois environ, n’était jamais sortie de la maison. On la disait bien d’origine arabe, mais la Juive pensait qu’elle devait être Européenne. Toutefois, elle ne l’avait vue que fort peu, si ce n’est pendant une absence de la Marocaine, et elle n’en pouvait rien apprendre de plus.

Quant à dire en quel pays Sarcany les avait entraînées toutes deux, cette vieille femme ne l’aurait pu. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’ils étaient partis, depuis cinq semaines environ, avec une caravane qui se dirigeait vers l’est. Depuis ce jour, la maison était restée sous sa surveillance, et elle devait la garder jusqu’au moment où Sarcany aurait trouvé à la vendre, — ce qui indiquait son intention de ne plus revenir à Tétuan.

Le docteur écoutait froidement ces réponses, et, au fur et à mesure, il les traduisait à Pierre Bathory.

En somme, ce qui était certain, c’est que Sarcany n’avait pas jugé à propos de s’embarquer sur un des paquebots qui font escale à Tanger, ni de prendre le chemin de fer dont la tête de ligne se trouve à la gare d’Oran. Aussi s’était-il joint à une caravane, qui venait de quitter Tétuan pour aller… Où ?… Était-ce vers quelque oasis du désert, ou plus loin, au milieu de ces territoires à demi sauvages, où Sava serait entièrement à sa merci ? Comment le savoir ? Sur les routes de l’Afrique septentrionale, il n’est guère plus facile de retrouver les traces d’une caravane que celles d’un simple particulier !

Aussi le docteur insista-t-il près de la vieille Juive. Il avait reçu d’importantes nouvelles qui intéressaient Sarcany, répétait-il, et, précisément, à propos de cette maison dont il voulait se défaire. Mais, quoi qu’il fît, il ne put obtenir aucun autre renseignement. Très évidemment, cette femme ne savait rien de la nouvelle retraite où Sarcany s’était enfui pour précipiter le dénouement de ce drame.

Le docteur, Pierre, Luigi demandèrent alors à visiter l’habitation, disposée suivant la mode arabe, et dont les diverses chambres prenaient jour sur un patio, entouré d’une galerie rectangulaire.

Ils arrivèrent bientôt à la chambre que Sava avait occupée, — une véritable cellule de prison. Là, que d’heures la malheureuse jeune fille avait dû passer en proie au désespoir, ne pouvant plus compter sur aucun secours ! Le docteur et Pierre fouillaient cette chambre du regard, sans prononcer une parole, cherchant le moindre indice qui eût pu les mettre sur les traces qu’ils cherchaient.

Soudain le docteur s’approcha vivement d’un petit brasero de cuivre que supportait un trépied dans un coin de la chambre. Au fond de ce brasero tremblotaient quelques restes de papier, détruits par la flamme, mais dont l’incinération n’avait pas été complète.

Sava avait-elle donc écrit ? Puis, surprise par ce départ précipité, s’était-elle décidée à brûler cette lettre avant de quitter Tétuan ? Ou même, — ce qui était possible, — cette lettre, trouvée sur Sava, n’avait-elle pas été anéantie par Sarcany ou Namir ?

Pierre avait suivi les regards du docteur, qui était penché au-dessus du brasero. Qu’y avait-il donc ?

Sur ces restes de papier qu’un souffle pouvait réduire en cendres, quelques mots se détachaient en noir, — entre autres ceux-ci, malheureusement incomplets : « Mad… Bath… »

Sava, ne sachant pas, ne pouvant savoir que Mme Bathory eût disparu de Raguse, avait-elle tenté de lui écrire comme à la seule personne en ce monde dont elle pût réclamer l’assistance ?

Puis, à la suite du nom de Mme Bathory, on pouvait aussi déchiffrer un autre nom — celui de son fils…

Pierre, retenant son haleine, essayait de retrouver quelque mot qui fût lisible encore !… Mais son regard s’était troublé !… Il ne voyait plus !…

Et cependant, il y avait encore un mot qui pouvait mettre sur les traces de la jeune fille, — un mot que le docteur parvint à retrouver presque intact…

« Tripolitaine ! » s’écria-t-il.

Ainsi, c’était dans la Régence de Tripoli, son pays d’origine, où il devait trouver une sécurité absolue, que Sarcany avait été chercher refuge ! C’était vers cette province que se dirigeait la caravane dont il suivait l’itinéraire depuis cinq semaines !…

« À Tripoli ! » dit le docteur.

Le soir même, tous avaient repris la mer. Si Sarcany ne pouvait tarder à atteindre la capitale de la Régence, du moins espéraient-ils n’y arriver que peu de jours après lui.