Mathias Sandorf/V/2
II
LA FÊTE DES CIGOGNES.
Le 23 novembre, la plaine de Soung-Ettelâtè, qui s’étend en dehors des murailles de Tripoli, offrait un curieux aspect. Si cette plaine est aride ou fertile, qui l’eût pu dire ce jour-là ? À sa surface, des tentes multicolores, empanachées de houppes et pavoisées de pavillons aux criardes couleurs ; des gourbis d’aspect misérable, dont les toiles passées et rapiécées ne devaient que très insuffisamment protéger leurs hôtes contre l’aigre bise du « gibly », vent sec soufflant du sud ; çà et là, des groupes de chevaux, garnis du riche harnachement oriental, des méharis allongeant sur le sable leur tête plate, semblable à une outre à moitié vide, de petits ânes gros comme de grands chiens, de grands chiens gros comme de petits ânes, des mules, portant l’énorme selle arabe dont le troussequin et le pommeau s’arrondissent comme les bosses du chameau ; puis, des cavaliers, le fusil en travers du dos, les genoux à la hauteur de la poitrine, les pieds engagés dans des étriers en forme de babouches, le double sabre à la ceinture, galopant au milieu d’une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, sans s’inquiéter de ce qu’ils pouvaient écraser à leur passage ; enfin, des indigènes, presque uniformément vêtus du « haouly » barbaresque, sous lequel on ne saurait distinguer une femme d’un homme, si les hommes ne rattachaient pas les plis de cette couverture à leur poitrine au moyen d’un clou de cuivre, tandis que les femmes en font retomber le pan supérieur sur leur figure, de façon à n’y voir que de l’œil gauche, — costume qui varie suivant les classes, — pour les pauvres le simple manteau de laine sous lequel ils sont nus, pour les gens aisés la veste et la culotte large des Arabes, pour les riches de splendides ajustements, quadrillés de couleurs blanches et bleues, sur un second haouly de gaze, où le luisant de la soie se mêle au mat de la laine par-dessus la chemise pailletée d’or.
Les Tripolitains étaient-ils donc seuls à s’entasser sur cette plaine ? Non. Aux abords de la capitale se pressaient des marchands de Ghadamès et de Sokna avec l’escorte de leurs esclaves noirs ; puis, des Juifs et des Juives de la province, celles-ci, le visage découvert, grasses comme il convient au pays, et « encaleçonnées » de façon peu gracieuse ; puis, des nègres, venus d’un village voisin, après avoir quitté leurs misérables cabanes de joncs et de palmes, pour assister à cette réjouissance publique, — moins riches de linge que de bijoux, grossiers bracelets de cuivre, colliers de coquillages, « rivières » de dents de bêtes, anneaux d’argent aux lobes des oreilles et au cartilage du nez ; puis, des Benouliès, des Awâguirs, originaires des rivages de la grande Syrie, auxquels le dattier de leur pays fournit le vin, les fruits, le pain et les confitures. Enfin, au milieu de cette agglomération de Maures, de Berbères, de Turcs, de Bédouins et même de « Mouçafirs », qui sont les Européens, paradaient des pachas, des cheiks, des cadis, des caïds, tous seigneurs de l’endroit, fendant la foule des râayas, qui s’ouvrait humblement et prudemment devant le sabre nu des soldats ou le bâton de police des zaptiès, lorsque passait, dans son indifférence auguste, le gouverneur général de ce cyâlet africain, de cette province de l’empire turc, dont l’administration relève du Sultan.
Si l’on compte plus de quinze cent mille habitants dans la Tripolitaine, avec six mille hommes de troupe, — un millier pour le Djébel et cinq cents pour la Cyrénaïque, — la ville de Tripoli, prise à part, n’a pas plus de vingt à vingt-cinq mille âmes. Mais, ce jour-là, on peut affirmer que cette population s’était au moins doublée par le concours des curieux, venus de tous les points du territoire. Ces « ruraux », il est vrai, n’avaient point cherché refuge dans la capitale de la Régence. Entre les murailles peu élastiques de l’enceinte fortifiée, ni les maisons que la mauvaise qualité de leurs matériaux change bientôt en ruines, ni les rues étroites, tortueuses, sans pavés, — on pourrait même dire sans ciel, — ni le quartier voisin du môle, où se trouvent les consulats, ni le quartier de l’ouest, où s’empile la tribu juive, ni ce qui reste de la ville pour les besoins de la race musulmane, n’auraient pu contenir une pareille invasion de populaire.
Mais la plaine de Soung-Ettelâtè était assez vaste pour la foule des spectateurs, accourus à cette fête des Cigognes, dont la légende est toujours en honneur dans les pays orientaux de l’Afrique. Cette plaine, — un morceau de Sahara, à sable jaune, que la mer envahit quelquefois par les grands vents d’est, — entoure la ville sur trois côtés et mesure environ un kilomètre de largeur. Par un contraste vivement accusé, à sa limite méridionale, se développe l’oasis de la Menchié, avec ses habitations à murs éclatants de blancheur, ses jardins arrosés par la noria de cuir que meut une vache maigre, ses bois d’orangers, de citronniers et de dattiers, ses massifs verdoyants d’arbustes et de fleurs, ses antilopes, ses gazelles, ses fennecs, ses flamants, vaste enclave dans laquelle se groupe une population dont le chiffre n’est pas inférieur à trente mille habitants. Puis, au-delà, c’est le désert, qui, en aucun point de l’Afrique, ne se rapproche si près de la Méditerranée, le désert et ses dunes mouvantes, son immense tapis de sable, sur lequel, a dit le baron de Krafft, « le vent dessine des vagues aussi facilement que sur la mer », océan libyen, auquel ne manquent même pas des brumes d’une poussière impalpable.
La Tripolitaine, — un territoire presque aussi grand que la France, — s’étend entre la régence de Tunis, l’Égypte et le Sahara sur trois cents kilomètres du littoral méditerranéen.
C’est dans cette province, l’une des moins connues de l’Afrique septentrionale, où l’on peut être le plus longtemps à l’abri de toutes recherches, que s’était réfugié Sarcany, après avoir quitté Tétuan Originaire de la Tripolitaine, théâtre de ses premiers exploits, il ne faisait que revenir à son pays natal. Affilié d’ailleurs, on ne l’a pas oublié, à la plus redoutable secte de l’Afrique du nord, il devait trouver un secours efficace chez ces Senoûsistes, dont il n’avait jamais cessé d’être l’agent à l’étranger pour leurs acquisitions de munitions et d’armes. Aussi, en arrivant à Tripoli, avait-il pu s’établir dans la maison du moqaddem, Sîdi Hazam, chef reconnu des sectaires du district.
Après l’enlèvement de Silas Toronthal sur la route de Nice, — enlèvement encore inexplicable pour lui, — Sarcany avait quitté Monte-Carlo. Quelques milliers de francs, prélevés sur ses derniers gains, et qu’il avait eu la précaution de ne pas risquer comme dernier enjeu, lui avaient permis de subvenir aux frais de son voyage et des éventualités auxquelles il lui fallut d’abord faire face. Il avait lieu de craindre, en effet, que Silas Toronthal, réduit au désespoir, ne fût poussé à se venger de lui, soit en parlant de son passé, soit en révélant la situation de Sava. Or le banquier n’ignorait pas que la jeune fille était à Tétuan, entre les mains de Namir. De là, cette résolution que prit Sarcany de quitter le Maroc dans le plus bref délai.
En réalité, c’était agir prudemment, puisque Silas Toronthal ne devait pas tarder à dire en quel pays et en quelle ville la jeune fille était retenue sous la garde de la Marocaine.
Sarcany prit donc la résolution de se réfugier dans la Régence de Tripoli, où ne lui manqueraient ni les moyens d’action ni les moyens de défense. Mais, à s’y rendre, soit par les paquebots du littoral, soit par les chemins de fer de l’Algérie, — ainsi que l’avait bien compris le docteur, — il aurait couru trop de risques. Aussi préféra-t-il se joindre à une caravane de Senoûsistes, qui émigrait vers la Cyrénaïque, en se recrutant de nouveaux affiliés dans les principaux vilâyets du Maroc, de l’Algérie et de la province tunisienne. Cette caravane, qui devait franchir rapidement cinq cents lieues de parcours entre Tétuan et Tripoli, en suivant la limite septentrionale du désert, partit à la date du 12 octobre.
Et maintenant, Sava était entièrement à la merci de ses ravisseurs. Mais sa résolution n’en fut point ébranlée. Ni les menaces de Namir ni les colères de Sarcany ne devaient avoir prise sur elle.
Au départ de Tétuan, la caravane comptait déjà une cinquantaine d’affiliés ou de Khouâns, enrégimentés sous la direction d’un imam qui l’avait organisée militairement. Il n’était pas question, d’ailleurs, de traverser les provinces soumises à la domination française, où ce passage eût pu soulever quelques difficultés.
Le continent africain, par la configuration littorale des territoires de l’Algérie et de la Tunisie, forme un arc jusqu’à la côte ouest de la grande Syrte qui redescend brusquement au sud. Il s’ensuit donc que la route la plus directe pour aller de Tétuan à Tripoli est celle que dessine la corde de cet arc, et elle ne remonte pas dans le nord plus haut que Laghouât, l’une des dernières villes françaises sur la frontière du Sahara.
La caravane, au sortir de l’empire marocain, longea d’abord la limite des riches provinces de cette Algérie qu’on a proposé d’appeler la « Nouvelle France », et qui, en réalité, est bien la France elle-même, — plus que la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Hollande, la Nouvelle-Écosse, ne sont l’Écosse, la Hollande, et la Calédonie, puisque trente heures de mer à peine la séparent du territoire français.
Dans le Benî-Matan, dans l’Oulad-Nail, dans le Chârfat-El-Hâmel, la caravane s’accrut d’un certain nombre d’affiliés. Aussi son personnel se montait-il à plus de trois cents hommes, quand elle atteignit le littoral tunisien sur la limite de la Grande Syrte. Elle n’avait plus alors qu’à suivre la côte, et, en recrutant de nouveaux Khouâns dans les divers villages de la province, elle arriva vers le 20 novembre à la frontière de la régence, après un voyage de six semaines.
Donc, au moment où allait être célébrée à grand fracas cette fête des Cigognes, Sarcany et Namir n’étaient que depuis trois jours les hôtes du moqaddem Sîdi Hazam, dont la demeure servait maintenant de prison à Sava Sandorf.
Cette habitation, dominée par un svelte minaret, avec ses murs blancs, percés de quelques meurtrières, ses terrasses crénelées, sans fenêtres à l’extérieur, sa porte étroite et basse, avait quelque peu l’aspect d’une petite forteresse. C’était, en réalité, une véritable zaouiya, située en dehors de la ville, à la lisière de la plaine de sable et des plantations de la Menchié, dont les jardins, défendus par une haute enceinte, empiétaient sur le domaine de l’oasis.
À l’intérieur, disposition habituelle aux demeures arabes, mais sur un dessin triple, c’est-à-dire qu’on y comptait trois cours ou patios. Autour de ces patios se développait un quadrilatère de galeries à colonnettes et à arcades, sur lesquelles s’ouvraient les diverses chambres de l’habitation, pour la plupart richement meublées. Au fond de la seconde cour, les visiteurs ou les hôtes du moqaddem trouvaient une vaste « skifa », sorte de vestibule ou de hall, dans lequel s’était déjà tenue plus d’une conférence sous la direction de Sîdi Hazam.
Si cette habitation se défendait naturellement par ses hautes murailles, elle renfermait en outre un personnel nombreux qui pouvait concourir à sa sécurité, en cas d’attaque des barbaresques nomades, ou même de l’autorité tripolitaine, dont les efforts tendaient à contenir les Senoûsistes de la province. Il y avait là une cinquantaine d’affiliés, bien armés pour la défensive comme pour l’offensive.
Une seule porte donnait accès dans cette zaouiya ; mais cette porte, très épaisse et très solide sous ses ferrures, on ne l’eût pas aisément forcée, et, une fois forcée, on ne l’eût pas aisément franchie.
Sarcany avait donc trouvé chez le moqaddem un asile assuré. C’était là qu’il espérait mener sa tâche à bonne fin. Son mariage avec Sava devait lui donner une fortune très considérable encore, et, au besoin, il pouvait compter sur l’assistance de la confrérie, directement intéressée à son succès.
Quand aux affiliés, arrivés de Tétuan ou racolés dans les vilâyets, ils s’étaient dispersés à travers l’oasis de Menchié, prêts à se réunir au premier signal. Cette fête des Cigognes, sans que la police tripolitaine pût s’en douter, allait précisément servir la cause du Senoûsisme. Là, sur la plaine du Soung-Ettelâtè, les Khouâns de l’Afrique septentrionale devaient prendre le mot d’ordre des moftîs pour opérer leur concentration sur le territoire de la Cyrénaïque et en faire un véritable royaume de pirates sous la toute puissante autorité d’un calife.
Or, les circonstances étaient favorables, puisque c’était précisément dans le vilâyet de Ben-Ghâzi, en Cyrénaïque, que l’association comptait déjà le plus grand nombre de partisans.
Le jour où la fête des Cigognes allait être célébrée dans la Tripolitaine, trois étrangers se promenaient, au milieu de la foule, sur la plaine du Soung-Ettelâtè.
Ces étrangers, ces Mouçafirs, personne n’eût pu les reconnaître pour des Européens sous leur costume arabe. Le plus âgé des trois, d’ailleurs, portait le sien avec cette parfaite aisance que peut seule donner une longue habitude.
C’était le docteur Antékirtt, accompagné de Pierre Bathory et de Luigi Ferrato. Pointe Pescade et Cap Matifou étaient restés à la ville, où ils s’occupaient de certains préparatifs, et, sans doute, ils ne paraîtraient sur le lieu de la scène qu’au moment d’y jouer leur rôle.
Il y avait vingt-quatre heures seulement que, dans l’après-midi, l’Electric 2 avait jeté l’ancre à l’abri de ces longues roches qui font au port de Tripoli une sorte de digue naturelle.
La traversée avait été aussi rapide au retour qu’à l’aller. Trois heures de relâche à Philippeville, dans la petite anse de Filfila, rien de plus, — ce qu’il avait fallu de temps pour se procurer des costumes arabes. Puis l’Electric était reparti immédiatement, sans même que sa présence eût été signalée dans le golfe de Numidie.
Ainsi donc, lorsque le docteur et ses compagnons avaient accosté, — non pas les quais de Tripoli, mais les roches en dehors du port, — ce n’étaient pas cinq Européens qui venaient de mettre pied sur le territoire de la Régence, c’étaient cinq Orientaux, dont le vêtement ne pouvait attirer l’attention. Peut-être, par défaut d’habitude, Pierre et Luigi, accoutrés de la sorte, se seraient-ils trahis aux yeux d’un observateur minutieux ; mais Pointe Pescade et Cap Matifou, accoutumés aux travestissements multiples des saltimbanques, cela n’était pas pour les embarrasser.
Quant à l’Electric, la nuit venue, il alla se cacher, de l’autre côté du port, dans une des criques de ce littoral peu gardé. Là, il devait se tenir prêt à prendre la mer à toute heure de jour ou de nuit. Dès qu’ils eurent débarqué, le docteur et ses compagnons remontèrent la base rocheuse de la côte, prirent le quai de gros blocs qui mène à Bab-el-bahr, la Porte de Mer, et s’engagèrent dans les étroites rues de la ville. Le premier hôtel qu’ils trouvèrent, — et il n’y avait guère à choisir, — leur sembla suffisant pour quelques jours, sinon quelques heures. Ils s’y présentèrent en gens de train modeste, de simples marchands tunisiens qui voulaient profiter de leur passage à Tripoli pour assister à la fête des Cigognes. Comme le docteur parlait aussi correctement l’arabe que les autres idiomes de la Méditerranée, ce n’était pas son langage qui eût pu le trahir.
L’hôtelier reçut avec empressement les cinq voyageurs qui lui faisaient le très grand honneur de descendre chez lui. C’était un gros homme, fort bavard. Aussi, en le faisant causer, le docteur eût-il bientôt appris certaines choses qui l’intéressaient directement. Tout d’abord, il sut qu’une caravane était récemment arrivée du Maroc en Tripolitaine ; puis, il apprit que Sarcany, fort connu dans la Régence, faisait partie de cette caravane et qu’il avait reçu l’hospitalité dans la maison de Sîdi Hazam.
Voilà pourquoi, le soir même, le docteur, Pierre et Luigi, tout en prenant certaines précautions pour ne point être remarqués, s’étaient mêlés à la foule des nomades, qui campaient sur la plaine de Soung-Ettelâtè. Tout en se promenant, ils observaient la maison du moqaddem sur la lisière de l’oasis de Menchié.
C’était donc là qu’était enfermée Sava Sandorf ! Depuis le séjour du docteur à Raguse, jamais le père et la fille n’avaient été plus rapprochés l’un de l’autre ! Mais, en ce moment, un infranchissable mur les séparait. Certes, pour la lui arracher, Pierre eût consenti à tout, même à composer avec Sarcany ! Le comte Mathias Sandorf et lui étaient prêts à lui abandonner cette fortune que le misérable convoitait ! Et pourtant, ils ne pouvaient oublier qu’ils devaient aussi faire justice du délateur d’Étienne Bathory et de Ladislas Zathmar !
Toutefois, dans les conditions où ils se trouvaient alors, de s’emparer de Sarcany, d’arracher Sava de la maison de Sîdi Hazam, cela ne laissait pas de présenter des difficultés presque insurmontables. À la force qui ne pouvait réussir, faudrait-il substituer la ruse ? La fête du lendemain permettrait-elle de l’employer ? Oui, sans doute, et ce fut le plan dont le docteur, Pierre et Luigi s’occupèrent pendant la soirée, — plan qui avait été suggéré par Pointe Pescade. En l’exécutant, le brave garçon allait risquer sa vie ; mais, s’il parvenait à pénétrer dans l’habitation du moqaddem, peut-être parviendrait-il à enlever Sava Sandorf ? Rien ne semblait impossible à son courage et à son adresse.
C’est donc pour l’exécution du plan adopté que, le lendemain, vers trois heures du soir, le docteur Antékirtt, Pierre, Luigi, se trouvaient tous trois en observation sur la plaine de Soung-Ettelâtè, pendant que Pointe Pescade et Cap Matifou se préparaient pour les rôles qu’ils devaient jouer au plus fort de la fête.
Jusqu’à cette heure, il n’y avait rien encore qui pût faire pressentir le bruit et le mouvement dont la plaine allait s’emplir à la lueur d’innombrables torches, lorsque le soir serait venu. À peine eût-on remarqué, au milieu de cette foule compacte, les allées et venues des partisans senoûsistes, vêtus de costumes très simples, qui se communiquaient, rien que par un signe maçonnique, les ordres de leurs chefs.
Mais il est à propos de faire connaître la légende orientale ou plutôt africaine, dont les principaux incidents allaient être reproduits dans cette fête des Cigognes, qui est de « grande attraction » pour les populations musulmanes.
Il y avait autrefois sur le continent africain, une race de Djins. Sous le nom de Bou-Ihebrs, ces Djins occupaient un vaste territoire, situé à la limite du désert de Hammada, entre la Tripolitaine et le royaume du Fezzan. C’était un peuple puissant, très redoutable, très redouté aussi. Il était injuste, perfide, agressif, inhumain. Aucun souverain de l’Afrique n’avait pu le mettre à la raison.
Il advint un jour que le prophète Suleyman tenta, non d’attaquer les Djins, mais de les convertir. Aussi, dans ce but, leur envoya-t-il un de ses apôtres afin de leur prêcher l’amour du bien, la haine du mal. Peine perdue ! Ces hordes farouches s’emparèrent du missionnaire et le mirent à mort.
Si les Djins montraient tant d’audace, c’est que dans leur pays, isolé et de difficile accès, ils savaient que nul roi voisin n’aurait osé aventurer ses armées. Ils pensaient, d’ailleurs, qu’aucun messager ne pourrait aller apprendre au prophète Suleyman quel accueil ils avaient fait à son apôtre. Ils se trompaient.
Il y avait dans le pays un grand nombre de cigognes. Ce sont, on le sait, des oiseaux de bonnes mœurs, d’intelligence hors ligne, et surtout de grand sens, puisque la légende affirme qu’ils n’habitent jamais une contrée dont le nom figure sur une pièce d’argent, — l’argent étant la source de tous les maux et le plus puissant mobile qui entraîne l’homme à l’abîme de ses mauvaises passions.
Or, ces cigognes, voyant l’état de perversité dans lequel vivaient les Djins, se réunirent un jour en assemblée délibérative, et décidèrent de dépêcher l’une d’elles au prophète Suleyman, afin de signaler à sa juste vengeance les assassins du missionnaire.
Aussitôt le prophète d’appeler sa huppe, qui est son courrier favori, et de lui donner ordre d’amener dans les hautes zones du ciel africain toutes les cigognes de la terre.
C’est ce qui fut fait, et, quand les innombrables phalanges de ces oiseaux furent réunies devant le prophète Suleyman, dit textuellement la légende, « elles formaient un nuage, qui aurait mis à l’ombre tout le pays entre Mezda et Morzouq. »
Alors chacune, après avoir pris une pierre dans son bec, se dirigea vers le territoire des Djins. Puis, planant au-dessus, elles lapidèrent cette mauvaise race, dont les âmes sont maintenant enfermées pour l’éternité au fond du désert de Hammada.
Telle est cette fable qui allait être mise en scène dans la fête de ce jour. Plusieurs centaines de cigognes avaient été réunies sous d’immenses filets, tendus à la surface de la plaine de Soung-Ettelâtè. Là, pour la plupart, debout sur une patte, elles attendaient l’heure de la délivrance, et le claquement de leurs mandibules faisait parfois passer à travers l’air un roulement comparable à celui du tambour. Au signal donné, elles devaient s’envoler à travers l’espace et laisser choir d’inoffensives pierres de terre molle sur la foule des fidèles, au milieu des hurlements des spectateurs, du fracas des instruments, des détonations de la mousqueterie, à la lueur de torches aux flammes multicolores.
Pointe Pescade connaissait le programme de cette fête, et c’était ce programme qui lui avait suggéré la pensée d’y jouer un rôle. Dans ces conditions, peut-être pourrait-il pénétrer à l’intérieur de la maison de Sîdi Hazam.
Au moment où le soleil venait de se coucher, un coup de canon, tiré de la forteresse de Tripoli, donna le signal attendu si impatiemment par le public du Soung-Ettelâtè.
Le docteur, Pierre et Luigi, d’abord assourdis du bruit effroyable qui s’éleva de toutes parts, furent bientôt aveuglés par les milliers de lueurs qui brillèrent sur toute la plaine.
À l’instant où le coup de canon s’était fait entendre, cette foule des nomades était encore occupée au repas du soir. Ici, le mouton rôti, le pilau de poulets pour ceux qui étaient Turcs et voulaient le paraître ; là, le couscoussou pour les Arabes de quelque aisance ; plus loin, une simple « bazîna », sorte de bouillie de farine d’orge à l’huile, pour la multitude des pauvres diables, dont les poches contenaient plus de mahboubs de cuivre que de mictals d’or ; puis, partout et à flots, le « lagby », ce suc du dattier, qui, lorsqu’il est porté à l’état de bière alcoolique, peut pousser aux derniers excès de l’ivresse.
Quelques minutes après le coup de canon, hommes, femmes, enfants, Turcs, Arabes, Nègres, ne se possédaient déjà plus. Il fallait que les instruments de ces orchestres barbares eussent une effroyable sonorité pour se faire entendre au milieu d’un pareil brouhaha humain. Çà et là, les cavaliers bondissaient en déchargeant leurs longs fusils et leurs pistolets d’arçons, pendant que des pièces d’artifices, des boîtes assourdissantes, détonaient comme des bouches à feu, au milieu d’un tumulte qu’il serait impossible de peindre.
Ici, à la lumière des torches, au crépitement des tambours de bois, à la mélopée d’un chant monotone, un chef nègre, fantastiquement vêtu, la ceinture cliquetante d’osselets, la figure cachée sous un masque diabolique, excitait à la danse une trentaine de noirs, grimaçant au centre d’un cercle de femmes convulsionnées qui leur battaient des mains.
Ailleurs, de sauvages Aïssassouas, au dernier degré de l’exaltation religieuse et de l’ivresse alcoolique, la face spumeuse, les yeux hors des orbites, broyant du bois, mâchant du fer, se tailladant la peau, jonglant avec les charbons ardents, s’enroulaient de leurs longs serpents qui les mordaient aux poignets, aux joues, aux lèvres, et auxquels ils rendaient la pareille en dévorant leur queue sanglante.
Mais, bientôt, la foule se porta avec un empressement extraordinaire vers la maison de Sîdi Hazam, comme si quelque nouveau spectacle l’eût attirée de ce côté.
Deux hommes étaient là, l’un énorme, l’autre fluet, — deux acrobates dont les curieux exercices de force et d’adresse au milieu d’un quadruple rang de spectateurs provoquaient les plus bruyants hurrahs qui pussent s’échapper d’une bouche tripolitaine.
C’étaient Pointe Pescade et Cap Matifou. Ils avaient choisi le théâtre de leurs exploits à quelques pas seulement de la maison de Sîdi Hazam. Tous deux, pour cette occasion, avaient repris leur ancien métier d’artistes forains. Vêtus d’oripeaux qu’ils s’étaient taillés dans des étoffes arabes, ils étaient en quête de nouveaux succès.
« Tu ne seras pas trop rouillé ? avait préalablement dit Pointe Pescade à Cap Matifou.
— Non, Pointe Pescade.
— Et tu ne reculeras pas devant n’importe quel exercice pour enthousiasmer ces imbéciles ?
— Moi !… reculer !…
— Quand même il te faudrait broyer des cailloux avec tes dents et avaler des serpents ?…
— Cuits ?… demanda Cap Matifou.
— Non… crus !
— Crus ?…
— Et vivants ! »
Cap Matifou avait fait la grimace, mais, s’il le fallait, il était décidé à manger du serpent, comme un simple Aïssassoua. Le docteur, Pierre et Luigi, mêlés à la foule des spectateurs, ne perdaient pas de vue leurs deux compagnons. Non ! Cap Matifou n’était pas rouillé. Il n’avait rien perdu de sa force prodigieuse. Tout d’abord, les épaules de cinq ou six des plus robustes Arabes, qui s’étaient risqués à lutter avec lui, avaient touché le sol.
Puis, ce furent des jongleries qui émerveillèrent les arabes, surtout lorsque des torches enflammées s’élancèrent des mains de Pointe Pescade aux mains de Cap Matifou en croisant leurs zig-zags de feu.
Et cependant, ce public avait le droit d’être difficile. Il y avait là bon nombre de ces admirateurs des Touaregs, à demi sauvages, « dont l’agilité est égale à celle des animaux les plus redoutés de ces latitudes », comme l’annonce l’étonnant programme de la célèbre troupe Bracco. Ces connaisseurs avaient déjà applaudi l’intrépide Mustapha, le Samson du désert, l’homme-canon, « auquel la reine d’Angleterre avait fait dire par son valet de chambre de ne pas recommencer son expérience, de peur d’accident ! » Mais Cap Matifou était incomparable dans les tours de force, et il pouvait défier tous ses rivaux.
Enfin un dernier exercice vint mettre le comble à l’enthousiasme de la foule cosmopolite qui entourait les artistes européens. Usé dans les cirques de l’Europe, il paraît qu’il était encore inconnu des badauds de la Tripolitaine.
Aussi les spectateurs s’écrasaient-ils pour voir de plus près les deux acrobates, qui « travaillaient » à la lumière des torches.
Cap Matifou, après avoir saisi une perche, longue de vingt-cinq à trente pieds, la tenait verticalement de ses deux mains ramenées contre sa poitrine. À l’extrémité de cette perche, Pointe Pescade, qui venait d’y grimper avec l’agilité d’un singe, se balançait dans des poses d’une étonnante hardiesse, en lui imprimant une courbure inquiétante.
Mais Cap Matifou restait inébranlable, tout en se déplaçant peu à peu, afin de conserver son équilibre. Puis, quand il fut près du mur de la maison de Sîdi Hazam, il eut la force de hisser la perche à bout de bras, tandis que Pointe Pescade prenait l’attitude d’une Renommée qui envoyait des baisers au public.
La foule des Arabes et des nègres, absolument transportée, hurlait de la bouche, battait des mains, trépignait des pieds. Non, jamais le Samson du Désert, l’intrépide Mustapha, le plus hardi des Touaregs, ne s’était élevé à une pareille hauteur !
En ce moment, un coup de canon retentit sur le terre-plein de la forteresse de Tripoli. À ce signal, les centaines de cigognes, subitement délivrées des immenses filets qui les retenaient prisonnières, s’enlevèrent dans l’air, et une grêle de fausses pierres commença à tomber sur la plaine, au milieu d’un assourdissant concert de cris aériens, auquel répondit avec non moins de violence le concert terrestre.
Ce fut le paroxysme de la fête. On eût dit que tous les hospices de fous de l’Ancien continent venaient de se vider sur le Soung-Ettelâtè de la Tripolitaine !
Cependant, comme si elle eût été sourde et muette, l’habitation du moqaddem était restée obstinément close pendant ces heures de réjouissance publique et pas un seul des affidés de Sîdi Hazam n’avait paru à la porte ni sur les terrasses.
Mais, ô prodige ! À l’instant où les torches venaient de s’éteindre, après l’immense enlèvement des cigognes, Pointe Pescade avait disparu tout à coup, comme s’il se fût envolé dans les hauteurs du ciel avec les fidèles oiseaux du prophète Suleyman.
Qu’était-il devenu ?
Quant à Cap Matifou, il n’eut pas l’air de s’inquiéter de cette disparition. Après avoir fait sauter sa perche en l’air, il la reçut adroitement par l’autre bout et la fit tournoyer comme un tambour-major eût fait de sa gigantesque canne. L’escamotage de Pointe Pescade n’avait semblé être pour lui que la chose du monde la plus naturelle.
Toutefois, l’émerveillement des spectateurs fut porté au comble, et leur enthousiasme s’acheva dans un immense hurrah qui dut s’entendre au-delà des limites de l’oasis. Aucun d’eux n’avait mis en doute que l’agile acrobate ne fût parti à travers l’espace pour le royaume des cigognes.
Ce qui charme le plus les multitudes, n’est-ce pas ce qu’elles ne peuvent s’expliquer ?