Mathias Sandorf/V/3

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Hetzel (tome 3p. 204-224).


III

LA MAISON DE SÎDI HAZAM


Il était à peu près neuf heures du soir. Mousqueterie, musique, cris, tout avait cessé subitement. La foule commença à se dissiper peu à peu, les uns rentrant à Tripoli, les autres regagnant l’oasis de Menchié et les villages voisins de la province. Avant une heure, la plaine de Soung-Ettelâtè serait devenue silencieuse et vide. Tentes repliées, campements levés, nègres et berbères avaient déjà repris la route des diverses contrées de la Tripolitaine, tandis que les Senoûsistes se dirigeaient vers la Cyrénaïque et plus principalement sur le vilàyet de Ben-Ghâzi, afin d’y concentrer toutes les forces du calife.

Seuls, le docteur Antékirtt, Pierre et Luigi ne devaient pas quitter cette place pendant toute la durée de la nuit. Prêts à tout événement depuis la disparition de Pointe Pescade, chacun d’eux avait aussitôt choisi son poste de surveillance à la base même des murailles de la maison de Sîdi Hazam.

Cependant Pointe Pescade, après s’être élancé d’un bond prodigieux, au moment où Cap Matifou tenait la perche à bout de bras, était retombé sur le parapet de l’une des terrasses, au pied du minaret qui dominait les diverses cours de l’habitation.

Au milieu de cette nuit sombre, personne n’avait pu le voir, ni du dehors ni du dedans, — pas même de la skifa, située au fond du second patio, et dans laquelle se trouvaient un certain nombre de Khouâns, les uns dormant, les autres veillant par ordre du moqaddem.

Pointe Pescade, on le comprend, n’avait pu arrêter d’une façon définitive un plan que tant de circonstances imprévues allaient peut-être modifier. La distribution intérieure de la maison de Sîdi Hazam ne lui était point connue, et il ignorait en quel endroit la jeune fille avait été renfermée, si elle était seule ou gardée à vue, si la force physique ne lui manquerait pas pour s’enfuir. De là, nécessité d’agir un peu à l’aventure. Toutefois, voici ce qu’il s’était dit :

« Avant tout, par force ou par ruse, il faut que j’arrive jusqu’à Sava Sandorf. Si elle ne peut me suivre immédiatement, si je ne peux parvenir à l’enlever cette nuit même, il faut au moins qu’elle sache que Pierre Bathory est vivant, qu’il est là, au pied de ces murs, que le docteur Antékirtt et ses compagnons sont prêts à lui porter secours, enfin que si son évasion éprouve quelque retard, elle ne doit céder à aucune menace !… Il est vrai que je puis être surpris, avant d’être arrivé jusqu’à elle !… Mais alors il sera temps d’aviser ! »

Après avoir sauté par-dessus le parapet, sorte de gros bourrelet blanchâtre percé de créneaux, le premier soin de Pointe Pescade fut de dérouler une mince corde à nœuds qu’il avait pu cacher sous son léger accoutrement de clown ; puis il l’amarra à l’un des créneaux d’angle, de façon qu’elle pendît extérieurement jusqu’au sol. Ce n’était là qu’une mesure éventuelle de précaution, mais bonne à prendre. Cela fait, Pointe Pescade, avant de s’aventurer plus loin, se coucha à plat ventre le long du parapet. Dans cette attitude que lui commandait la prudence, il attendit sans bouger. S’il avait été vu, la terrasse serait bientôt envahie par les gens de Sîdi Hazam, et, dans ce cas, il n’aurait plus qu’à utiliser pour son compte la corde dont il avait espéré faire un moyen de salut pour Sava Sandorf.

Un silence absolu régnait dans l’habitation du moqaddem. Comme ni Sîdi Hazam, ni Sarcany, ni aucun de leurs gens n’avaient pris part à la fête des cigognes, la porte de la zaouya ne s’était pas ouverte depuis le lever du soleil.

Après quelques minutes d’attente, Pointe Pescade s’avança en rampant vers l’angle d’où s’élevait le minaret. L’escalier, qui desservait la partie supérieure de ce minaret, devait évidemment se continuer jusqu’au sol du premier patio. En effet, une porte, s’ouvrant sur la terrasse, permettait de descendre au niveau des cours intérieures.

Cette porte était fermée en dedans, non à clef, — avec un verrou qu’il eût été impossible de repousser du dehors, à moins de pratiquer un trou dans le vantail. Ce travail, Pointe Pescade aurait pu certainement l’accomplir, car il avait dans sa poche un couteau à lames multiples, précieux présent du docteur, dont il pouvait faire bon usage. Mais c’eût été une besogne longue et peut-être bruyante.

Cela ne fut pas nécessaire. À trois pieds au-dessus de la terrasse, un « jour », en forme de meurtrière, s’évidait dans le mur du minaret. Si ce jour était étroit, Pointe Pescade n’était pas gros. D’ailleurs ne tenait-il pas du chat, qui peut s’allonger pour passer où il semble qu’il n’ait point passage ? Il essaya donc, et, non sans quelques écorchures aux épaules, il se trouva bientôt à l’intérieur du minaret.

« Voilà ce que Cap Matifou n’aurait jamais pu faire ! » se dit-il avec quelque raison.

Puis, en tâtonnant, il revint alors vers la porte, dont il tira le verrou, afin qu’elle restât libre pour le cas où il serait nécessaire de reprendre le même chemin.

En descendant l’escalier tournant du minaret, Pointe Pescade se laissa glisser plutôt qu’il n’appuya sur les marches de bois que son pied eût pu faire gémir. Au bas, il se trouva devant une seconde porte fermée ; mais il n’eut qu’à la pousser pour l’ouvrir.

Cette porte donnait sur une galerie à colonnettes, disposée autour du premier patio, le long de laquelle prenaient accès un certain nombre de chambres. Après l’obscurité complète de l’escalier, ce milieu paraissait relativement moins sombre. Du reste, aucune lumière à l’intérieur, nul bruit non plus.

Au centre du patio s’arrondissait un bassin d’eaux vives, entouré de grandes jarres de terre, d’où s’élançaient divers arbustes, poivriers, palmiers, lauriers-roses, cactus, dont l’épaisse verdure formait autour de la margelle comme une sorte de massif.

Pointe Pescade fit le tour de cette galerie, à pas de loup, s’arrêtant devant chaque chambre. Il semblait qu’elles fussent inhabitées. Non toutes, cependant, car, derrière l’une de ces portes, un murmure de voix se faisait nettement entendre.

Pointe Pescade recula d’abord. C’était la voix de Sarcany, — cette voix qu’il avait plusieurs fois entendue à Raguse ; mais, bien qu’il eût appuyé son oreille contre la porte, il ne put rien surprendre de ce qui se disait dans cette chambre.

En ce moment, un bruit plus fort se produisit, et Pointe Pescade n’eut que le temps de se rejeter en arrière, puis d’aller se blottir derrière une des grandes jarres, disposées autour du bassin.

Sarcany venait de sortir de la chambre. Un Arabe, de haute taille, l’accompagnait. Tous deux continuèrent leur entretien en se promenant sous la galerie du patio.

Malheureusement, Pointe Pescade ne pouvait comprendre ce que disaient Sarcany et son compagnon, car ils se servaient de cette langue arabe qu’il ne connaissait pas. Deux mots le frappèrent toutefois, ou plutôt deux noms : celui de Sîdi Hazam — et c’était en effet le moqaddem qui causait avec Sarcany, — puis, le nom d’Antékirtta, qui revint à plusieurs reprises dans cette conversation.

« C’est au moins étrange ! se dit Pointe Pescade. Pourquoi parlent-ils d’Antékirtta ?… Est-ce que Sîdi Hazam, Sarcany et tous ces pirates de la Tripolitaine méditeraient une campagne contre notre île ? Mille diables ! et ne rien savoir du jargon qu’emploient ces deux coquins ! »

Et Pointe Pescade s’appliquait à surprendre quelque autre mot suspect, tout en se blottissant derrière les jarres de verdure, lorsque Sarcany et Sîdi Hazam s’approchaient du bassin. Mais la nuit était assez sombre pour qu’ils ne pussent le voir.

« Et encore, se disait-il, si le Sarcany eût été seul dans cette cour, peut-être aurais-je pu lui sauter à la gorge et le mettre hors d’état de nous nuire ! Mais cela n’aurait pas sauvé Sava Sandorf, et c’est pour elle que je viens de faire le saut périlleux !… Patience !… Le tour du Sarcany viendra plus tard ! »

La conversation de Sîdi Hazam et de Sarcany dura une vingtaine de minutes environ. Le nom de Sava fut aussi prononcé plusieurs fois, avec la qualification d’ « arrouée », et Pointe Pescade se rappela avoir déjà entendu prononcer ce mot qui signifie « fiancée » en arabe. Évidemment, le moqaddem connaissait les projets de Sarcany et y prêtait les mains.

Puis, ces deux hommes se retirèrent par une des portes d’angle du patio, qui mettait cette galerie en communication avec les autres dépendances de la maison.

Dès qu’ils eurent disparu, Pointe Pescade se glissa le long de la galerie et s’arrêta près de cette porte. Il n’eut qu’à la pousser pour se trouver devant un étroit couloir dont il suivit le mur en tâtonnant. À son extrémité s’arrondissait une double arcade, soutenue par une colonnette centrale, qui donnait accès sur la seconde cour.

D’assez vives lueurs, passant entre les baies par lesquelles la skifa prenait jour sur le patio, découpaient de larges secteurs lumineux sur le sol. En ce moment, il n’eût pas été prudent de les traverser. Un bruit de voix nombreuses se faisait entendre derrière la porte de cette salle.

Pointe Pescade hésita un instant. Ce qu’il cherchait, c’était la chambre dans laquelle Sava avait été enfermée, et il ne pouvait guère compter que sur le hasard pour la découvrir.

Soudain une lumière parut brusquement à l’autre extrémité de la cour. Une femme, portant une lanterne arabe, enjolivée de cuivres et de houppes, venait de sortir d’une chambre située à l’angle opposé du patio, et contournait la galerie sur laquelle s’ouvrait la porte de la skifa.

Pointe Pescade reconnut cette femme… C’était Namir.

Comme il était possible que la Marocaine se rendît à la chambre où se trouvait la jeune fille, il fallait imaginer le moyen de la suivre, et, pour la suivre, de lui livrer d’abord passage, sans se laisser apercevoir. Ce moment allait donc décider de l’audacieuse tentative de Pointe Pescade et du sort de Sava Sandorf.

Namir s’avançait. Sa lanterne, presque au ras du sol, laissait la partie supérieure de la galerie dans une obscurité d’autant plus profonde que le pavé de mosaïque était plus fortement éclairé. Or, comme il fallait qu’elle passât sous l’arcade, Pointe Pescade ne savait trop que faire, lorsqu’un rayon de la lanterne lui montra que la partie supérieure de cette arcade se composait d’arabesques ajourées à la mode mauresque.

Grimper à la colonnette centrale, s’accrocher à l’une de ces arabesques, se hisser à la force du poignet, se circonscrire dans l’ove du milieu, y rester immobile comme un saint dans une niche, c’est ce que Pointe Pescade eut fait en un instant.

Namir passa sous l’arcade, sans le voir, reprit le côté opposé de la galerie. Puis, arrivée à la porte de la skifa, elle l’ouvrit.

Une projection lumineuse jaillit à travers la cour et s’éteignit instantanément, dès que la porte eut été refermée.

Pointe Pescade se mit à réfléchir, et où eût-il pu être mieux pour se livrer à ses réflexions ?

« C’est bien Namir qui vient d’entrer dans cette salle, se dit-il. Il est donc évident qu’elle ne se rendait pas à la chambre de Sava Sandorf ! Mais peut-être en sortait-elle, et, dans ce cas, cette chambre serait celle qui est à l’angle de la cour ?… À vérifier ! »

Pointe Pescade attendit quelques instants avant de quitter son poste. La lumière, à l’intérieur de la skifa, semblait diminuer peu à peu d’intensité, tandis que le bruit des voix se réduisait à un simple murmure. Sans doute, l’heure était venue à laquelle tout le personnel de Sîdi Hazam allait prendre quelque repos. Les circonstances seraient alors plus favorables pour agir, puisque cette partie de l’habitation serait plongée dans le silence, quand bien même la dernière lueur n’y serait pas encore éteinte. C’est ce qui arriva, en effet.

Pointe Pescade se laissa glisser le long de la colonnette de l’arcade, rampa sur les dalles de la galerie, passa devant la porte de la skifa, tourna l’extrémité du patio, et atteignit à l’angle opposé la chambre de laquelle était sortie Namir.

Pointe Pescade ouvrit cette porte qui n’était pas fermée à clef. Et alors, à la lumière d’une lampe arabe, disposée comme une veilleuse sous son verre dépoli, il put rapidement examiner la chambre.

Quelques tentures, suspendues aux parois, çà et là des escabeaux de forme mauresque, des coussins empilés dans les angles, un double tapis jeté sur la mosaïque du sol, une table basse qui portait encore les restes d’un repas, au fond, un divan recouvert d’une étoffe de laine, voilà ce que Pointe Pescade vit tout d’abord.

Il entra et referma la porte.

Une femme, assoupie plutôt qu’endormie, était étendue sur le divan, à demi recouverte d’un de ces burnous dont les Arabes s’enveloppent ordinairement de la tête aux pieds.

C’était Sava Sandorf.

Pointe Pescade n’eut aucune hésitation à reconnaître la jeune fille qu’il avait plusieurs fois rencontrée dans les rues de Raguse. Combien elle lui parut changée alors ! Pâle comme elle l’était au moment où sa voiture de mariage venait se heurter au convoi de Pierre Bathory, son attitude, sa physionomie triste, sa torpeur douloureuse, tout disait ce qu’elle avait dû et devait souffrir !

Il n’y avait pas un instant à perdre.

En effet, puisque la porte n’avait pas été refermée à clef, c’est que Namir allait sans doute revenir près de Sava ? Peut-être la Marocaine la gardait-elle nuit et jour ? Et cependant, quand bien même la jeune fille aurait pu quitter cette chambre, comment fût-elle parvenue à s’enfuir, sans un secours venu du dehors ? L’habitation de Sîdi Hazam n’était-elle pas murée comme une prison !

Pointe Pescade se pencha sur le divan. Quel fut son étonnement devant une ressemblance qui ne l’avait pas encore frappé, — la ressemblance de Sava Sandorf et du docteur Antékirtt !

La jeune fille ouvrit les yeux.

En voyant un étranger qui se tenait debout devant elle, le doigt sur les lèvres, le regard suppliant, dans ce bizarre accoutrement d’acrobate, elle fut tout d’abord interdite plutôt qu’effrayée. Mais, si elle se releva, elle eut assez de sang-froid pour ne pas jeter un cri.

« Silence ! dit Pointe Pescade. Vous n’avez rien à craindre de moi !… Je viens ici pour vous sauver !… Derrière ces murs, des amis vous attendent, des amis qui se feront tuer pour vous arracher aux mains de Sarcany !… Pierre Bathory est vivant…

— Pierre… vivant ?… s’écria Sava, en comprimant les battements de son cœur.

— Lisez ! »

Et Pointe Pescade tendit à la jeune fille un billet, qui ne contenait que ces mots :

« Sava, fiez-vous à celui qui a risqué sa vie pour arriver jusqu’à vous !… Je suis vivant !… Je suis là !…

« Pierre Bathory. »

Pierre était vivant !… Il était au pied de ces murailles ! Par quel miracle ?… Sava le saurait plus tard !… Mais Pierre était là !

« Fuyons !… dit-elle.

— Oui ! fuyons, répondit Pointe Pescade, mais en mettant toutes les chances de notre côté ! — Une seule question : Namir a-t-elle l’habitude de passer la nuit dans cette chambre ?

— Non, répondit Sava.

— Prend-elle la précaution de vous y enfermer, quand elle s’absente pour quelque temps ?

— Oui !

— Elle va donc revenir ?…

— Oui !… Fuyons !

— À l’instant », répondit Pointe Pescade.

Tout d’abord, il fallait reprendre l’escalier du minaret et gagner la terrasse qui donnait sur la plaine.

Une fois là, avec la corde qui pendait extérieurement jusqu’au sol, l’évasion pourrait aisément s’accomplir.

« Venez ! » dit Pointe Pescade, en prenant la main de Sava.

Et il allait rouvrir la porte de sa chambre, lorsque des pas se firent entendre sur les dalles de la galerie. En même temps, quelques paroles étaient prononcées d’un ton impérieux. Pointe Pescade avait reconnu la voix de Sarcany : il s’arrêta sur le seuil de la chambre.

« C’est lui !… C’est lui !… murmura la jeune fille. Vous êtes perdu, s’il vous trouve ici !…

— Il ne m’y trouvera pas ! » répondit Pointe Pescade.

L’agile garçon venait de s’étendre à terre ; puis, par un de ces mouvements d’acrobate qu’il avait si souvent exécutés dans les baraques foraines, après s’être enveloppé de l’un des tapis étendu sur le sol, il s’était roulé jusque dans le coin le plus obscur de la chambre. À ce moment, la porte s’ouvrait devant Sarcany et Namir et se refermait derrière eux. Sava avait repris sa place sur le divan. Pourquoi Sarcany venait-il la trouver à cette heure ? Était-ce quelque instance nouvelle pour vaincre son refus ?… Mais Sava était forte maintenant ! Elle savait que Pierre était vivant, qu’il l’attendait au dehors !…

Sous ce tapis qui le couvrait, Pointe Pescade, s’il ne pouvait rien voir, pouvait tout entendre.

« Sava, dit Sarcany, demain matin, nous aurons quitté cette maison pour une autre résidence. Mais je ne veux pas partir d’ici, sans que vous ayez consenti à notre mariage, sans qu’il ait été célébré. Tout est prêt, et il faut qu’à l’instant…

— Ni maintenant ni plus tard ! répondit la jeune fille d’une voix aussi froide que résolue.

— Sava, reprit Sarcany, comme s’il n’eût point voulu entendre cette réponse, dans notre intérêt à tous deux, il importe que votre consentement soit libre, dans notre intérêt à tous deux, vous comprenez ?…

— Nous n’avons pas et nous n’aurons jamais d’intérêt commun !

— Prenez garde !… Je tiens à vous rappeler que, ce consentement, vous l’aviez donné à Raguse…

— Pour des raisons qui n’existent plus !

— Écoutez-moi, Sava, reprit Sarcany, dont le calme apparent cachait mal une irritation des plus violentes, c’est la dernière fois que je viens vous demander votre consentement…

— Que je vous refuserai, tant que j’aurai la force de le faire !

— Eh bien, cette force, on vous l’ôtera ! s’écria Sarcany. Ne me poussez pas à bout ! Oui ! cette force, dont vous vous servez contre moi, Namir saura l’anéantir, et malgré vous, s’il le faut ! Ne me résistez pas, Sava !… L’imam est là, prêt à célébrer notre mariage selon les usages de ce pays qui est le mien !… Suivez-moi donc ! »

Sarcany marcha vers la jeune fille, qui, après s’être vivement relevée, venait de reculer jusqu’au fond de la chambre.

« Misérable ! s’écria-t-elle.

— Vous me suivrez !… Vous me suivrez ! répétait Sarcany, qui ne se possédait plus.

— Jamais !

— Ah !… prends garde ! »

Et Sarcany, ayant saisi le bras de la jeune fille, la violentait pour l’entraîner avec Namir dans la skifa, où Sîdi Hazam et l’imam les attendaient tous les deux.

« À moi !… à moi ! s’écria Sava. À moi… Pierre Bathory !

— Pierre Bathory !… s’écria Sarcany. C’est un mort que tu appelles à ton secours !

— Non !… C’est un vivant !… À moi, Pierre ! »

Cette réponse frappa Sarcany d’un coup si inattendu, que l’apparition même de sa victime ne l’eût pas épouvanté davantage. Mais il ne tarda pas à se remettre. Pierre Bathory vivant !… Pierre qu’il avait frappé de sa main, dont il avait vu porter le corps au cimetière de Raguse !… En vérité, ce ne pouvait être là que le propos d’une folle, et il était possible que Sava, sous l’excès du désespoir, eût perdu la raison !

Cependant, Pointe Pescade avait entendu toute cette conversation. En apprenant à Sarcany que Pierre Bathory était vivant, Sava venait de jouer sa vie, cela n’était que trop certain. Aussi, pour le cas où ce misérable se fût porté à quelque violence, se tenait-il prêt à apparaître, son couteau à la main. Qui aurait pu le croire capable d’hésiter à le frapper, n’eût pas connu Pointe Pescade !

Il ne fut pas nécessaire d’en venir là. Brusquement, Sarcany venait d’entraîner Namir. Puis, la porte de la chambre s’était refermée à clef sur la jeune fille dont le sort allait se décider. D’un bond, Pointe Pescade, après avoir déroulé le tapis, avait reparu.

« Venez ! » dit-il à Sava.

Comme la serrure de la porte était en dedans de la chambre, la dévisser avec le tourne-vis de son couteau, ne fut pour l’adroit garçon ni difficile, ni long, ni bruyant.

Dès que la porte eut été ouverte, puis, refermée derrière lui, Pointe Pescade, précédant la jeune fille, s’avança le long de la galerie en suivant le mur du patio.

Il devait être onze heures et demie du soir. Quelques clartés filtraient encore à travers les baies de la skifa. Aussi Pointe Pescade évita-t-il de passer devant cette salle pour aller prendre, à l’angle opposé, le couloir qui devait le ramener à la première cour de l’habitation.

Tous deux, après être arrivés à l’extrémité de ce couloir, le suivirent jusqu’au bout. Ils n’avaient plus alors que quelques pas à faire pour atteindre l’escalier du minaret, lorsque Pointe Pescade s’arrêta soudain et retint Sava, dont la main n’avait pas quitté la sienne.

Trois hommes allaient et venaient dans cette première cour, autour du bassin. L’un de ces hommes, — c’était Sîdi Hazam, — venait de donner un ordre aux deux autres. Presque aussitôt, ceux-ci disparurent par l’escalier du minaret, pendant que le moqaddem rentrait dans une des chambres latérales. Pointe Pescade comprit que Sîdi Hazam se préoccupait de faire surveiller les abords de l’habitation. Donc, au moment où la jeune fille et lui apparaîtraient sur la terrasse, elle serait occupée et gardée.

« Il faut tout risquer, cependant ! dit Pointe Pescade.

— Oui… tout ! » répondit Sava.

Alors, après avoir traversé la galerie, tous deux atteignirent l’escalier qu’ils montèrent avec une extrême prudence. Puis, lorsque Pointe Pescade fut arrivé au palier supérieur, il s’arrêta.

Nul bruit sur la terrasse, pas même le pas d’une sentinelle.

Pointe Pescade ouvrit doucement la porte, et, suivi de Sava, il se glissa le long des créneaux.

Soudain, un cri fut jeté du haut du minaret par un des hommes de garde. Au même moment, l’autre sautait sur Pointe Pescade, pendant que Namir s’élançait sur la terrasse, tandis que le personnel de Sîdi Hazam faisait irruption à travers les cours intérieures de l’habitation.

Sava allait-elle se laisser reprendre ? Non !… Reprise par Sarcany, elle était perdue !… À cela elle préférait cent fois la mort !

Aussi, après avoir recommandé son âme à Dieu, l’intrépide jeune fille courut vers le parapet, et, sans hésiter, se précipita du haut de la terrasse.

Pointe Pescade n’avait pas même eu le temps d’intervenir : mais, repoussant l’homme qui luttait avec lui, il saisit la corde, et, en une seconde, il fut au pied de la muraille.

« Sava !… Sava !… s’écria-t-il.

— Voici la demoiselle !… lui répondit une voix bien connue. Et rien de cassé !… Je me suis trouvé à propos pour… »

Un cri de fureur, suivi d’un bruit sourd, vint couper la parole à Cap Matifou.

Namir, dans un mouvement de rage, n’avait pas voulu abandonner la proie qui lui échappait, et elle s’était brisée sur le sol, comme se fût brisée Sava, si deux bras vigoureux ne l’eussent reçue dans sa chute.

Le docteur Antekirtt, Pierre, Luigi, avaient rejoint Cap Matifou et Pointe Pescade, qui fuyaient dans la direction du littoral. Sava, quoiqu’elle fût évanouie, ne pesait guère aux bras de son sauveur.

Quelques moments après, Sarcany, suivi d’une vingtaine d’hommes armés, se lançait sur les pas des fugitifs.

Lorsque cette bande arriva à la petite anse où attendait l’Electric, le docteur était déjà à bord avec ses compagnons, et, en quelques tours d’hélice, la rapide embarcation fut hors de portée.

Sava, restée seule avec le docteur et Pierre Bathory, venait de reprendre connaissance. Elle apprenait qu’elle était la fille du comte Mathias Sandorf !… Elle était dans les bras de son père !