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Maurin des Maures/VI

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 59-64).


CHAPITRE VI


Maurin, prince des braconniers, duc des maires, empereur des gendarmes, roi des Maures, fait la police de son royaume.

Les trois vagabonds auxquels le bienveillant Maurin avait offert du tabac se trouvaient être de très dangereux malfaiteurs, trois échappés de prison. Les ordres les plus rigoureux furent expédiés dans toutes les communes. Il fallait capturer les trois misérables, morts ou vifs. Gendarmes et maires dressèrent l’oreille.

Le lendemain de son incartade, Maurin était à Bormes, et le soir, il prenait son café chez l’hôtelier Halbran à qui, parfois, il vendait du gibier. Maître Halbran lui contait que les gens du pays avaient été prévenus par le maire, le matin même, d’avoir à veiller à leur sécurité dans les bois, lorsqu’un chasseur vint déclarer que les trois coquins dont on parlait dans la région, l’avaient arrêté sur la route, dans le Don, et lui avaient dérobé son dîner, son tabac, son argent, — non sans le menacer de mort s’il refusait de se laisser voler. On lui avait pris également ses munitions de chasse, de la poudre, et les quelques balles qu’il avait toujours dans son carnier, en vue de la chasse au porc sauvage.

— Les trois coquins avaient des fusils ?

— Oui, ils ont à eux trois un fusil double et une carabine.

— Eh bien, dit Maurin de son ton décidé, il faut organiser une battue, comme pour le sanglier. Je m’en charge. Prévenez le maire.

Ce : « Prévenez le maire », où n’entrait aucune jactance, donne l’idée de l’importance du personnage qui le prononça.

— Ils vont s’éloigner dans la nuit, dit maître Halbran.

Maurin haussa les épaules.

— Vous n’avez donc pas regardé le ciel ? Avant un quart d’heure, il tombera « des pierres de moulin ! » Si mes gaillards ne connaissent pas la montagne, ils sont fichus de se noyer comme de jeunes perdreaux dans un trou de roche. S’ils s’abritent dans une cabane de charbonnier, — alors, ils s’en tireront. Sinon, ils crèveront d’une fluxion de poitrine, « croyez-le-vous »… En attendant, prévenez M. le maire. Il me faut quinze ou vingt hommes pour garder tous les « pas ». J’attraperai mes trois loups comme dans une souricière.

Justement le maire entrait, en voisin.

C’était un homme de taille moyenne, à la barbe et aux cheveux gris, l’air énergique et bon, l’œil franc sous des lunettes étincelantes. Né dans ce pays qu’il aimait avec passion, M. Cigalous, pharmacien, était une figure vraiment digne de toutes les sympathies. Idéaliste inconscient et incorrigible, épris de liberté, de justice et de bonté, M. Cigalous voyait en beau les hommes et les choses. Cela lui servait à faire des ingrats sans s’en apercevoir, mais aussi à transformer en un pays habitable sa petite ville isolée et perchée dans un creux de la montagne d’où elle domine le Lavandou et la mer, avec les îles d’Hyères pour horizon prochain et le grand large pour perspective.

M. Cigalous, figure d’un autre âge, cœur enthousiaste, optimiste incurable, bienveillant à priori, s’intéresse à la vie de chacun des hommes de son pays. De là, sans doute, sa grande influence locale.

— Tiens ! c’est toi, Maurin ! dit-il, que viens-tu faire dans notre ville ?

— Ce que je venais faire, Monsieur le maire, un autre jour je vous le dirai. J’étais venu pour vous demander de parler de moi, avantageusement, à quelqu’un d’ici… à M. Rinal. Je veux faire donner à mon enfant « un peu de leçons ».

— Je suis à ton service.

— Mais laissons ça pour le quart d’heure, dit Maurin… Voici la chose dont il est pour aujourd’hui question.

Et il expliqua son idée de battue.

Un quart d’heure après, les deux gardes de Bormes prévenaient à son de trompe la petite ville que tous les hommes de bonne volonté, décidés à arrêter trois malfaiteurs dangereux qui erraient dans les bois environnants, eussent à se trouver au café du Progrès, chez Alexandre.

Tout le monde vint. Dans cette commune extraordinaire, tout le monde vient quand le maire appelle.

Quand les principaux de la population furent réunis, au café, le maire donna la parole à Maurin qui expliqua son projet.

— Mais, dit quelqu’un, demain matin ils seront loin, nos trois personnages !

Maurin haussa les épaules.

— Crouzillat ! fit-il.

C’était le chasseur que les voleurs avaient dépouillé.

— Présent ! dit l’autre.

— À quelle heure as-tu été arrêté ?

— Vers cinq heures.

— Où ?

— À la Fontaine de Louise, dans le Don. Je revenais des Barraous.

— Et tu étais ici à six heures ! Comment es-tu venu si vite ?

— J’ai rencontré Giraudin qui m’a amené sur son char à bancs.

— Quand tu as quitté tes voleurs, qu’ont-ils fait, sur l’instant ?

— Ils se sont mis à manger comme des gens qui ont faim.

— Y avait-il beaucoup de vin dans la bouteille qu’ils t’ont prise ?

— À peine un verre.

Maurin regarda les assistants d’un air de triomphe :

— Comprenez-vous ? interrogea-t-il.

L’assistance d’une seule voix répondit : non.

— C’est pourtant clair, dit le maire. Ils sont restés, pour dîner, près de la fontaine.

— Juste ! fit Maurin. Et comme la nuit était là et que la pluie a commencé avant qu’ils aient fini leur repas près de la fontaine, ces gens, pour sûr, se seront cachés dedans. C’est comme un bénitier dans une niche d’église ; ils auront eu juste la place.

— Avec les pieds dans l’eau, dit quelqu’un.

— Ça vaut mieux encore, dit Maurin, que d’y être tout entier, dans l’eau ; — ou plutôt sous une eau qui tombe et vous fouette avec le vent. Mais ils ont pu, s’ils ne sont pas trop bêtes, se faire une étagère avec des barres de bois qui justement sont empilées près de là. Enfin, mes amis, comme nous sommes assurés qu’il pleuvra jusqu’au jour, nous pouvons nous dire que nos gaillards resteront dans ce trou, comme des lièvres au gîte. Il faut partir demain avant le jour et garder tous les passages, de ce côté-ci du versant, à Martegasse comme du côté de la route, comme au pas « des Cabanes de Jean de Trans » tout en bas, — et aussi sur le sommet. Les hommes, voyez-vous, ça fait comme les sangliers, ça passe par où il est possible, pas par ailleurs ; et partout où il y a passage, nous mettrons un chasseur « à l’espère ». C’est dit. À demain matin.

Un grand murmure succéda au profond silence avec lequel on avait écouté Maurin. On entendait partout : « De ce Maurin, pas moins ! — Comme il vous raisonne ! — Pas un gendarme « n’y viendrait ! » — Oh ! lui, rien ne l’embarrasse. — Brave, Maurin ! » et mille autres menus éloges.

M. Cigalous choisit une vingtaine de chasseurs parmi lesquels il se compta et il fut convenu que le lendemain, à la pointe du jour, on partirait sous le commandement de Maurin.

— Avertissez les gendarmes, dit Maurin narquois ; peut-être que ça leur fera plaisir d’en être !

Pastouré dit Parlo-Soulet, qui se trouvait présent sans qu’on sût par qui ou comment il avait été prévenu, entendit ce mot et hocha la tête.

Les gendarmes de Bormes avertirent par télégraphe la gendarmerie d’Hyères de ce qui se passait, et — sur l’ordre de son capitaine — Alessandri, époux présomptif d’Antonia Orsini, soigna son cheval afin de partir deux heures avant le jour. Il oubliait les trois repris de justice pour songer à la manière dont il pourrait parvenir à exaspérer Maurin des Maures et lui faire perdre toute retenue ; il comptait bien l’arrêter en flagrant délit d’injure à la gendarmerie, et cela devant une belle et nombreuse compagnie où se trouverait un maire connu et estimé.

Ce qui le fâchait, le beau gendarme, c’est qu’à son furieux procès-verbal la préfecture n’avait fait encore aucune réponse.