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Maurin des Maures/VII

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 65-70).


CHAPITRE VII


Pour quels motifs Pastouré prend la résolution de graisser ses bottes.

À l’aube, la petite troupe des chasseurs, commandée par Maurin, quitta Bormes.

— Rappelez-vous, disait Maurin, marchant et causant au milieu d’eux, que nos gueusards ont des fusils. Quand vous serez à l’affût, tenez-vous cachés le plus possible derrière un peu d’arbre ou de rocher, et ouvrez l’œil et l’oreille.

Les gendarmes étaient plutôt embarrassés de leur personne, durant cette battue. Sur un pareil terrain, la supériorité était acquise, sans conteste, aux chasseurs. Maurin engagea les gendarmes à rester sur la route.

Il envoya successivement chacun de ses hommes sur les versants, dans les cols, sur les sommets, et garda M. le maire avec lui, — faveur insigne.

— Comme ça, monsieur le maire, vous êtes sûr de voir le gibier.

Deux heures après, Maurin arrêtait de sa main et faisait ficeler solidement un des trois vagabonds. Au moment d’être capturés, ils avaient tiré sur la petite armée et lui avaient tué un homme ; et la chance voulut que le chasseur tué fût précisément le pauvre Crouzillat qu’ils avaient dépouillé la veille.

Les deux autres malandrins, ceux qui étaient armés, parvinrent à se perdre dans la broussaille ; Sandri disait : « dans le maquis ».

Quand le sanglier est abattu, on coupe une branche de pin à laquelle on le suspend lié par les pattes, et que deux hommes portent sur l’épaule. On coupa, cette fois, non pas une mais deux branches ; on attacha, selon l’usage, à chacune des deux barres deux des angles d’un drap de lit qu’un chasseur alla prendre chez les gardes-forêts ; et au fond de cette sorte de hamac profond, balancé au pas égal des porteurs, le mort dont on voyait les formes tassées et inertes, redescendit vers la cantine du Don.

Cette cantine du Don, toute voisine de la maison forestière, n’est pas éloignée du point d’intersection des deux chemins d’Hyères à Cogolin et de Bormes à Collobrières. On comptait déposer là le mort qu’une voiture viendrait prendre.

Le cortège rencontra les gendarmes d’Hyères et ceux de Bormes, tous également embarrassés de leur personne et mal d’accord sur la direction à prendre.

Maurin, dès qu’il les eut aperçus, ordonna au gros de sa troupe de continuer à descendre et d’accompagner le « pauvre Crouzillat » jusqu’au lieu fixé. Pour lui, que le géant Pastouré ne quittait pas d’une semelle, il s’arrêta avec le maire pour expliquer l’aventure à MM. les gendarmes, et leur remettre son prisonnier.

Il n’avait pas envie de rire et il ne lui vint pas à l’esprit de plaisanter Alessandri qui le regardait de travers, d’un air féroce.

Quand il eut fini son explication :

— Si vous aviez pris notre conseil, dit Alessandri, vous n’auriez pas fait tuer un de vos hommes.

Maurin, à ce moment, fut indigné. Il ne vit pas Tonia, qui accourait derrière lui, tout essoufflée, la main sur sa poitrine haletante, et il cria, tourné furieusement vers le gendarme Alessandri :

— Oh ! bougre d’âne, vous me feriez dire ! (pardon, excuse, monsieur le maire) mais aussi, c’est trop fort !… J’ai fait toute la besogne de ces individus (il désignait les gendarmes) ! J’ai arrêté un des trois coquins qu’ils poursuivaient si joliment, il y a deux jours, avec le derrière sur la chaise, dans l’auberge des Campaux ; sans moi ils n’auraient pas été fichus seulement de deviner où le gibier était caché. On les a fait prévenir hier de notre expédition ; — la balle qui a tué l’homme m’a troué la veste ; — et voilà ma récompense ! Vous me faites suer, tenez ! Vous êtes encore, vous autres, comme les gardes champêtres qu’on charge d’arrêter les chiens enragés. Des enragés, ils en ont peur, ils n’arrêtent que les braves chiens de leur connaissance. Vous avez donc bien besoin d’un procès-verbal, à cette heure ? Il vous en faut, pas vrai, à votre moment, pour avoir de l’avancement ?… On connaît la farce ! mais Maurin est un homme, vous entendez ! Et quand il a pour lui l’idée qu’il est dans la justice, il se fiche un peu des juges ! Voilà, si vous voulez la connaître, mon opinion en quatre paroles, espèce d’enfariné !

Vainement le maire s’efforçait de calmer Maurin. On ne calmait pas Maurin. Quand il roulait sa colère, c’était comme le torrent roule ses cailloux. Et ça allait jusqu’au bout. Alessandri allait répliquer, et Maurin, hors de lui, lui aurait fait un mauvais parti — dont son ennemi comptait bien tirer avantage — quand Tonia dit, tout d’une haleine :

— J’apporte de grosses nouvelles, mon père. Un homme vient d’arriver à la maison forestière, et voici ce qu’il a dit : — « Le préfet demande à Maurin une battue au sanglier dans les forêts du Don. Il y aura un général et d’autres personnages qu’il a nommés, un sénateur et deux autres messieurs, qui sont députés. Et il paraît aussi que, pour l’affaire des chevaux, Maurin ne sera pas puni, parce qu’il a fait ça pour rire et qu’il faut qu’on n’y pense plus… Maurin devra faire dire le plus tôt possible au préfet, par vous, mon père, ou par M. le maire, quel jour il choisit pour la battue, et dans quel endroit elle se fera. »

Tonia était ravie de se faire pour Maurin le messager de ces bonnes nouvelles. Elle était toute rouge d’avoir couru, et ses yeux brillaient de plaisir.

Tout cela signifiait que la République française traitait de puissance à puissance avec le roi des Maures.

Alors Alessandri et Maurin se regardèrent.

Et ce fut tout. Seulement le regard de Maurin était plein de moquerie, celui de Sandri, le Corse, chargé de haine. On descendit vers la maison forestière, en silence.

Quant aux deux bandits qu’on n’avait pu capturer, où les chercher à présent ? Cela redevenait plus particulièrement l’affaire des gendarmes. Les gens de Bormes avaient fait de leur mieux, sous la conduite de Maurin. La suite de l’affaire ne les regardait plus. Ils pensaient, avec quelque apparence de raison, que les échappés de galères, en train de gagner le large, seraient bientôt sortis du territoire de leur commune. Le soir, à Bormes, dans la maison où des amis lui donnaient l’hospitalité, Pastouré, seul, en chemise, au moment de se mettre au lit, levait les bras vers le plafond et ronchonnait :

— Une supposition, que je dise à mon brave Maurin ce que je pense de sa conduite d’aujourd’hui, il m’enverrait au bois ! Et au bois ou au diable, quand c’est un Maurin qui vous y envoie, il faut bien qu’on y aille, pechère ! Alors, sur ce qu’il a fait aujourd’hui, je ne lui ai pas dit ce que je me pense au dedans de moi.

« À quoi servent les amis, me direz-vous, s’il ne vous avertissent pas quand vous faites une bêtise ? Mais comment voulez-vous qu’ils vous fassent des observations, quand ils savent que vous ne les supporteriez pas ? Il ne me reste donc qu’à le suivre dans les chemins bons ou mauvais, de pierre ou de sable, bien ou mal caladés, et qu’ils aboutissent quelque part ou non, par où il lui plaira de passer, ce qui fait, pauvre moi ! qu’où je vais je n’en sais rien — et c’est bien par pure amitié !

« Comment il se fait qu’un homme tranquille comme moi je suis, détestant les femmes, et de forte corpulence, — car il n’y a pas à dire, mon ventre prend du poids, — se soit attaché à cet homme maigre et toujours dans des rues Casse-toi-le-derrière ? Il faut croire que l’amitié est aussi bête que l’amour. On aime qui l’on aime et qui on aime on suit, en groumassant ou en silence — c’est tout un. Et ce que je ne lui ai pas dit, à Maurin, c’est que vraiment c’est bêtise grosse, bêtise grande, bêtise haute et large, bêtise énorme, trois jours surtout après s’être moqué des gendarmes en chevauchant sur leurs chevaux, de revenir à leur barbe faire en leur place métier de gendarmes, comme pour leur dire : « La gendarmerie n’y entend rien, et c’est moi (moi à qui elle fait des procès-verbaux !) qui vais lui faire voir comment on arrête les malfaiteurs ! » Un véritable crime est un moins grand crime, aux yeux des gendarmes, que l’affront que leur fait cette action honnête. S’il s’imagine, Maurin, que la France lui aura de la reconnaissance pour ce qu’il a fait là, il se trompe. Faites du bien à Bertrand, c’est en fientant qu’il vous le rend ! Et dites au dernier des menuisiers qu’il ne sait pas son métier, vous n’en reviendrez pas entier… C’est pourquoi, Pastouré, tu peux graisser tes souliers, et les faire ferrer à neuf, avec des clous gros comme des clous à ferrer les mulets ; car tu n’as pas fini de courir, résolu comme tu l’es à ne pas abandonner Maurin à sa misère. Nous n’avons pas fini, n’ayant pas commencé ! — de fuir devant les gendarmes à pied et à cheval, devant les hommes de la justice injuste, si tu te mêles, ô Maurin, d’arrêter des voleurs et de dénoncer l’injustice !… Une chose où je reconnais que tu montres du bon sens, c’est que tu as aux pieds des pantoufles et dans ton carnier tu en as de rechange, et aussi de la basane pour les raccommoder. Il va t’en falloir, de la basane ! Mais au moins tu marches sans faire plus de bruit qu’un perdreau qui coule dans la « mussugue » tandis que moi, pechère, dans nos montagnes pierrailleuses, je fais à chaque pas le bruit de trois mulets attelés à une charrette chargée de briques ! Aï ! pourquoi faut-il qu’à marcher en pantoufles dans les bois je n’aie jamais pu m’accoutumer ? Allons, graisse tes souliers, Pastouré. L’huile de pied de mouton, un peu rance, est moins chère que le saindoux… j’en achètererai demain.

Et le géant, en chemise, prenant en mains ses deux énormes souliers, qui pesaient chacun deux livres, les examina longtemps ; puis, les fourrant enfin sous son lit :

— C’est dommage, dit-il, que ça ne soit pas des ailes !