Maurin des Maures/XLVIII
CHAPITRE XLVIII
La famille des d’Auriol est bien connue en Provence depuis le xviiie siècle.
C’est vers 1786 que l’aïeul illustre de cette noble famille, boulanger de profession, prononça le mot historique dont tout le monde en Provence connaît la fortune : Iou sioù d’Óóurùou : m’en fouti.
Si vous avez oublié cette histoire, permettez-moi de vous la rappeler.
Un certain Jean, natif d’Auriol, était allé passer son dimanche à Roquevaire. À Roquevaire il assista au prône. Le sermon endormit l’assistance et maître Jean — le plus endormi de tous les auditeurs, — ronflait insolemment. Le curé, alors, frappant sur le bois de sa chaire sonore un coup de poing retentissant pour réveiller ses ouailles, leur cria :
— Gens de Roquevaire, vous serez tous damnés !
— Oh ! iou, dit maître Jean, réveillé en sursaut, Oh ! iou, sioù d’Óóurùou : m’en fouti ! c’est-à-dire : « Moi, m’sieur le curé, veuillez croire que cela m’est bien égal, vu que je suis d’Auriol. »
Il existe actuellement trois descendants du d’Auriol qui a fondé la gloire de la famille.
L’aîné, Jean d’Auriol, licencié en droit, vit à Auriol même, dans une heureuse médiocrité,
Son cadet, Paul, cinquante ans, est secrétaire de la mairie d’Auriol. Les maires passent, il reste. Il est, à la mairie d’Auriol, ce que les bureaux sont aux ministères. Et la ville prospère.
Le plus jeune enfin, qui n’est pas du même lit, n’a que trente-trois ans. Il s’appelle Pierre. Ce qui nous donne : Jean, Pierre et Paul.
Seul des trois frères, le secrétaire de mairie est marié, et, au moment où commence cette histoire, son fils, Théodule, il y a de cela quatre ans, avait seize ans à peine et se trouvait à la veille de passer son examen de bachelier ès sciences.
Or, le plus jeune des trois d’Auriol, Pierre, sorti de l’École Normale supérieure de Paris, fut quelque temps professeur de philosophie au collège d’Auriol.
Se jugeant victime d’une injustice, de celles qu’un homme averti doit supporter tous les jours avec patience, il donna sa démission. C’était un idéaliste.
Tombé sur le pavé, du soir au lendemain, et sans un sou, ce jeune fou ne tarda pas à s’apercevoir que les diplômes et titres universitaires ne sont d’aucune utilité à un homme qui veut gagner son pain.
Aidé d’abord par son frère, Jean d’Auriol, et par son frère Paul, il ne souffrit pas l’idée d’être longtemps à leur charge. Il alla tenter fortune à Paris. Là, tout en donnant des leçons dans une boîte à bachot, il se mit à écrire des romans et des pièces de théâtre, mais il ne trouva ni directeur ni éditeur disposés à faire représenter ou à imprimer ses ouvrages. Il avait pourtant du talent, mais il manquait de cette suffisance qui mène à tout. Il croyait que la modestie est une vertu ou du moins une élégance, l’imbécile !
Un beau matin il vit entrer chez lui un juif qui lui dit :
— Mossieu, je fiens te la bart t’un homme tu monde qui tésire fous ageter un manuscrit te théâtre afin te le signer te son nom. Foilà teux mille francs.
Ce marché conclu, Pierre ne trouva rien de mieux que de partir pour New-York.
Quand il en revint, ayant dû à sa qualité de philosophe idéaliste l’insuccès de toutes ses démarches en Amérique, il possédait pour seule fortune deux canards enfermés dans une cage somptueuse qui portait cette inscription sur une belle plaque de cuivre reluisante :
C’était le cadeau bizarre que lui avait fait un milliardaire américain, en le mettant à la porte après l’avoir chargé quelque temps de faire à son jeune fils un cours de français, mais non pas d’idéalisme.
Dès son arrivée au Havre, Pierre d’Auriol, bien embarrassé de la cage fastueuse, la fit pourtant transporter à l’hôtel avec son humble malle.
Puis il alla au café et demanda les journaux du matin.
Il les parcourut avidement.
Et tout à coup, son regard fut attiré par cette ligne composée en caractère gras :
— Voilà, se dit Pierre, des nouvelles toutes fraîches de ma petite patrie. Il sera question sans doute, dans cet article, de mon frère le secrétaire de la mairie.
Il lut l’article.
La petite ville d’Auriol organisait une importante exposition agricole ; il y avait un grand nombre de sections : horticulture, apiculture, pisciculture, aviculture, poulets, dindons, faisans… canards.
Quel trait de lumière ! il allait pouvoir se débarrasser des siens !
« Il sera accordé un prix de quatre mille francs à l’exposant qui aura présenté le plus beau couple de canards modèles !
« Messieurs les exposants peuvent retenir à l’avance des cages d’un, de deux, trois et quatre mètres carrés pour leurs volatiles. Donner exactement noms, prénoms et adresse. Ces emplacements sont accordés gratuitement.
Nota. — Si le jour de l’inauguration du comice agricole, l’emplacement, qui doit être retenu par lettre, n’est pas occupé, il sera payé un dédit de cent francs par mètre carré.
« Adresser toutes demandes à M. Z., directeur de la section 4, telle rue, tel numéro, à Auriol. »
Pierre d’Auriol écrivit une lettre détaillée à M. Z. pour retenir un emplacement de deux mètres carrés, avec bassin et eau courante, et revint à l’hôtel.
Les canards, dans la cour de l’hôtel, le saluèrent de leurs coin-coin d’affamés.
Il leur fit donner une pâtée abondante et déclara au patron de l’hôtel qu’il partirait le lendemain ou le surlendemain, emmenant ses précieux canards.
Le patron lui conseilla de les expédier le jour même.
— Mais dit Pierre, on n’acceptera là-bas les envois des exposants que dans quinze jours exactement.
— N’avez-vous pas dans cette ville un ami qui leur donnera l’hospitalité ?… Du reste, vous arriverez presque en même temps que ces intéressantes volailles. Je vous avoue qu’ici elles me gênent un peu. Et puis… Si l’envie vous venait de demeurer trois jours au Havre, pour vous reposer ?…
— Coin ! coin ! coin ! dirent les canards.
— Parbleu ! pensa Pierre d’Auriol, j’ai, à Auriol, mon frère Paul, le secrétaire de la mairie. Je vais lui expédier mes canards.
Il les expédia et négligea d’écrire à Paul.
Pierre passa deux jours au Havre, où il avait rencontré un bon camarade d’école, puis il s’oublia une dizaine de jours à Paris.
Et quand il arriva chez son frère à Auriol, le premier mot qu’il lui adressa fut celui-ci :
— Eh bien, et mes canards ? Comment les as-tu trouvés ?
— Excellents, dit Paul.
Pierre tomba, anéanti, sur une chaise en gémissant
— Malheureux ! tu les as mangés !
— Et que diable voulais-tu que j’en fisse ?
— Hélas ! j’avais arrêté par lettre une cage de deux mètres carrés…
— Il fallait donc me prévenir !
— C’étaient des canards d’exposition, ils valaient deux mille francs pièce, puisqu’ils m’auraient donné le grand prix du concours qui est de quatre mille… Et maintenant… je dois un dédit de deux cents francs ! Et je ne possède plus sur terre que treize francs soixante et quinze !
« Je suis perdu, définitivement perdu !
— Et pourquoi perdu, mon oncle ? dit le jeune d’Auriol, Théodule, qui revenait juste à ce moment-là du collège où il était externe.
Son père expliqua l’aventure à ce jeune gaillard de seize ans qui pouffa de rire.
— Et voilà ce qui vous désole ? Ah ! mon oncle, je vais vous tirer de ce mauvais pas. Laissez-moi faire. Qu’on m’apporte la cage. On ne l’a pas mangée, j’espère, la cage ?
Pendant qu’on la recherchait au grenier, Théodule sortit.
Quand il rentra, un quart d’heure plus tard, la cage était retrouvée, et il tenait par les pattes, pendus à son poing, la tête en bas, deux magnifiques canards assez semblables à ceux dont il avait déjeuné quelques jours auparavant.
Il les introduisit dans la cage :
— Vous ne paierez pas le dédit, mon oncle ; ces deux canards sont du Labrador, comme en témoigne cette magnifique plaque de cuivre reluisante que Catherine va fourbir encore.
— Que veux-tu dire ? interrogea anxieusement l’idéaliste Pierre.
— Je m’en doute ! proféra le bureaucrate Paul, que sa vie dans les mairies avait accoutumé de longue date à ne s’étonner de rien et à tout prévoir.
— Je veux dire, répliqua l’arriviste Théodule (seize ans, l’âge de la rhétorique, au temps aboli des humanités), je veux dire que vos canards du Labrador n’ont pas été mangés, puisque les voici, — et que je ne désespère pas de vous faire obtenir le prix de quatre mille balles !
— Mon neveu dit gravement l’ex-professeur de philosophie idéaliste, cette substitution serait un odieux mensonge.
— Mon oncle, répliqua l’écolier Théodule, externe au collège d’Auriol (seize ans, ô Roméo, l’âge de Juliette !), mon oncle, vos scrupules vous honorent. Voulez-vous, ou seulement pouvez-vous payer les deux cents francs de dédit ?
Le professeur, vaincu, courba la tête.
— Non ? reprit l’écolier. Alors laissez-moi faire. Voyez-vous, mon oncle, vous appartenez à une génération très coco (mille excuses), vous avez des idées préhistoriques, car elles datent d’environ sept ou huit ans… En ce temps-là les autos se mettaient à peine en mouvement. Laissez-moi faire. Deux cents francs ne sont pas une bagatelle et quatre mille francs non plus ! Je vais arranger vos affaires. Ce qui m’ennuie un peu c’est la préparation de ce diable de baccalauréat. Mais bah ! il sera supprimé dans peu de temps, et dès lors les bacheliers reprendront dans la société le rang subordonné auquel ils ont droit. Le sens pratique de la vie crée seul les supériorités sociales, c’est-à-dire celles que donne l’argent, comme cela est de toute justice dans une société démocratique et égalitaire fondée sur l’inégalité des savoir-faire.
Pierre d’Auriol, ahuri, se tut, faute de deux cents francs.
« Coin ! coin ! coin ! » dirent les canards d’Auriol, nouvellement promus canards du Labrador. Et il faut convenir qu’ils n’avaient pas « l’accent ».
Le lendemain, on les porta au comice agricole, dans la cage qui témoignait de leur provenance.
Trois mois plus tard, à la veille de la distribution des prix, l’heureux exposant, leur maître, apprenait par une indiscrétion de journal qu’il avait obtenu, grâce à eux, la grande médaille de 4 000 francs.
— Quand je vous l’avais dit, mon oncle !
— Mon neveu, dit l’oncle, les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Conduis-moi chez le président de la section des canards.
Le neveu protesta. L’oncle résista. Ils partirent.
Grâce à l’impertinence de Théodule, qui savait parler de haut aux bas employés, on les introduisit dans la salle même où siégeait le comité de l’Exposition.
La section des canards était en séance. Théodule alla dire quelques mots à l’oreille du président — qui n’était autre que le préfet en personne. Le préfet se leva aussitôt, très visiblement troublé, pria son comité de délibérer sans lui et entraîna Théodule et son oncle dans une salle voisine.
— Monsieur le préfet, commença le professeur idéaliste… mon neveu a dû vous expliquer d’un mot la situation. Elle est pénible. Je ne peux vraiment pas arracher à un éleveur sérieux, à un éleveur de carrière, un prix de pareille importance… Ces canards du Labrador n’en sont pas… et ma conscience…
— Il ne s’agit pas de cela, monsieur, interrompit sévèrement le préfet. Vous nous avez trompés, c’est entendu, mais, par suite, nous nous sommes trompés. Or notre erreur nous couvrirait de ridicule si votre conscience la dévoilait aujourd’hui. Votre devoir à présent est de vous taire.
— Mais, monsieur le préfet…
— Monsieur, dit le préfet, du ton d’un Bonaparte menaçant (ce ton-là est celui de tous les démocrates français dès qu’ils sont fonctionnaires), monsieur, je n’admets pas d’excuses. Vous toucherez le prix de votre mensonge… c’est, comme vous savez, quatre mille francs.
— Cependant, monsieur le préfet…
— Il n’y a pas de cependant.
— Ce que vous me demandez est impossible, monsieur le préfet. J’ai fait acheter deux canards chez le marchand de volailles d’Auriol, pour remplacer deux canards authentiquement nés au Labrador, ceux-là… et dès lors…
— Monsieur, dit le préfet hautain, le comice agricole ne doit pas pouvoir se tromper. Vous aviez exposé deux canards qui sont du Labrador. Nous nous y connaissons peut-être mieux que vous. Vous toucherez vos quatre mille francs. N’ajoutez pas un mot, s’il vous plaît, vous me désobligeriez.
— Monsieur le préfet, je vous assure que mon honnêteté s’y oppose… et…
— Cet homme ne comprend rien ! dit le préfet en frappant du pied.
— Il ne comprend pas grand’chose, dit Théodule ; il faut l’excuser, monsieur le préfet… c’est mon oncle, le frère de mon père… c’est un homme du temps des omnibus… Ah ! cela ne nous rajeunit pas.
— Monsieur le préfet, dit Pierre avec fermeté, les journaux d’Auriol publieront ce soir même une lettre de moi où je raconterai l’histoire de mes deux canards.
Le préfet devint vert.
— Et moi qui le prenais pour un imbécile ! songea-t-il, c’est un malin !
« Monsieur, dit-il tout haut en tremblant, vous n’êtes pas un ennemi de la République, j’espère ? Voulez-vous donc la faire tomber sous le grotesque ?…
— Je veux une république honnête, dit le professeur d’un air stupide.
Le préfet réfléchit un moment en silence, puis sa physionomie s’éclaira d’un sourire d’intelligence suprême et de haute bienveillance.
— Je vous comprends enfin, monsieur, dit-il ; aux quatre mille francs du prix, nous joindrons les palmes académiques.
Théodule se mit à rire. Son oncle, irrité, haussa les épaules. Théodule, se ressaisissant, prononça d’un air dédaigneux :
— Les palmes ! les palmes ! heu ! heu !
— Cela ne suffit pas ? poursuivit le préfet. Eh bien, soit, messieurs, vous avez raison… et plus d’esprit que je ne pensais. Ne dénoncez pas notre erreur. Ces canards sont du Labrador, puisque nous, comité de l’exposition, nous nous y sommes trompés… Soyez discrets et je vous promets que nous obtiendrons la croix… Chevalier de la Légion d’honneur, hein ?… c’est entendu ?
— Monsieur le préfet, dit Théodule avec une sorte de solennité, c’est tout ce que nous désirions… sans oser l’espérer. Merci.
— C’est entendu ! c’est entendu ! confirmait le préfet qui se retira vivement. Entendu, monsieur Théodule d’Auriol, et comptez sur toute ma reconnaissance. Vous me sauvez plus que la vie !
Pierre d’Auriol demeurait là, cloué sur place, plus stupide que jamais, bouche bée.
— Mon oncle, lui dit Théodule… ceci m’ouvre les yeux. Je renonce à mes études, je me consacre à votre fortune. Dans huit jours vous serez décoré ; aux prochaines élections qui auront lieu dans deux ans, on vous nommera député ; avant trois ans vous serez ministre de ce que vous voudrez… à condition toutefois que vous me promettiez dès aujourd’hui de me prendre comme chef de cabinet.
— Tu m’en diras tant ! répliqua le professeur idéaliste qui commençait à se déniaiser.
La distribution des récompenses eut lieu dans les arènes antiques d’Auriol, les mieux conservées du monde après celles de Nîmes et d’Arles.
Pierre d’Auriol refusa d’aller chercher sa médaille, mais Théodule prit sa place. Il monta sur l’estrade pavoisée tandis que les Harmonieux Enfants d’Auriol, soufflant dans leurs cuivres, attaquaient une Marseillaise enthousiaste.
Le préfet annonça les récompenses : … Chevalier de la Légion d’honneur : Pierre d’Auriol.
À ce moment précis, un événement se produisit qui faillit tout gâter.
Le marchand de volailles qui avait vendu à Théodule les deux faux canards du Labrador vint lui chuchoter à l’oreille :
— Je les ai reconnus : ce sont les miens ! Et je dirai tout… à moins qu’on ne m’accorde un dédommagement, car enfin certaines injustices sont par trop criantes.
Théodule ne se déconcerta pas :
— Qu’exigez-vous ? interrogea-t-il. Puisque vous êtes un ami de la justice, vous êtes des nôtres et vous n’abuserez pas de la situation.
— Le préfet, dit le marchand, a, je le sais, la plus grande influence au ministère de l’Intérieur. C’est l’ami intime du ministre : je désire que mon fils soit nommé sous-préfet.
— Je suis persuadé, répliqua Théodule, que le préfet est, comme vous, trop ami de la justice, pour ne pas vous aider de tout son pouvoir.
Quelques semaines plus tard, le fils du marchand de volailles était sous-préfet et son estimable père était élevé, par la force des choses, au rang de chevalier du Mérite agricole.
Quand cela fut accompli :
— Maintenant, dit-il à Théodule, aidez-moi à vendre mon fonds. Mon métier de marchand de volailles est incompatible avec ma nouvelle dignité, et d’ailleurs il humilie mon fils !
— Fort bien, monsieur, dit Théodule, j’achète en bloc tous vos oisons.
Il les acheta, ayant son idée.
Avec les quatre mille francs du prix obtenu par son oncle — lequel, émerveillé enfin de l’habileté de son neveu, se livrait entièrement à lui — il se rendit acquéreur d’un terrain vague qu’il entoura d’une grille de bois dite « de chemin de fer ». Dans ce terrain, il fit construire quelques cabanes de planches et fit peindre au-dessus du rustique portail ces quatre mots en lettres augustales :
Que vous dirai-je ? La grande faisanderie ou canarderie des d’Auriol prospéra rapidement : « Fabrique de chapons des deux sexes. Deux millions d’œufs fécondés par an ! »
Les fermes-modèles s’adressèrent en foule au Canard du Labrador.
Couveuses, gaveuses se multiplièrent dans le parc bientôt trop étroit. Toutes les industries du pays furent délaissées par les indigènes qui, tous, devinrent les ouvriers des d’Auriol. Deux mille cinq cents hommes chauffaient les fours, gavaient les volatiles… Le Canard du Labrador nourrissait une population entière, — un peuple d’électeurs.
— Il est temps, mon oncle, de vous faire nommer député.
La campagne électorale fut prestigieuse. L’oncle Pierre suivait docilement son neveu dans toutes les réunions. Le neveu, âgé alors de dix-huit ans à peine, pérorait :
— Vous nommerez l’homme qui, par son audace, sa persévérance, son génie industriel, a fait la fortune du pays !
Pierre d’Auriol fut nommé en effet à une écrasante majorité… Il était navré.
— Et dire, s’écriait-il, que, si j’étais un imbécile ou un gredin, j’aurais obtenu le même succès !
— Taisez-vous, mon oncle, répliquait l’adolescent, c’est ça la vie, à laquelle vous n’entendez rien. Laissez-moi faire.
À la Chambre, Pierre reconquit tout de suite l’estime de soi-même en travaillant beaucoup. Son premier discours le classa parmi les orateurs les plus convaincus — et il l’était.
« S’il est ministre aujourd’hui, je ne vous le dirai pas. Sachez seulement que les d’Auriol n’ont pas droit en réalité à ce nom illustre ; vous ne le trouverez pas sur les registres de l’état civil. Ce nom d’Auriol est un sobriquet générique que la voix du peuple attribue à plusieurs familles de Provence.
« Les d’Auriol dont je parle s’appellent…
Ici, M. Cabissol se pencha à l’oreille de Maurin et murmura un nom.
— Pas possible ! s’écria Maurin stupéfait… Alors, c’est ce Pierrot-là qui a épousé mon ancienne petite amie ?
— Pierre, non ! c’est Théodule, dit Cabissol en se tournant vers M. Rinal. C’est Théodule qui, sur les instances de sa femme, a fait décorer Caboufigue, à la demande de Maurin. Elle a vingt ans de plus que lui, mais ça les regarde.
— On a bien raison, s’écria Maurin, de dire que tout s’arrange à la fin et que seules les montagnes ne se rencontrent pas ! Celui-là a eu une brave chance quand il a reçu en cadeau deux canards qui l’ont fait ce qu’il est, et Caboufigue en a eu une fameuse de me connaître !
— On doit rarement sa fortune à son mérite. On la doit presque toujours à son Canard du Labrador, conclut Cabissol. Mais il faut savoir cultiver son canard ou celui de son oncle ! Et pour cela, il faut être, comme le jeune Théodule, un arriviste à tous crins. Il n’a pas encore l’âge d’être électeur, celui-là, et il est déjà un des plus puissants personnages de l’État, une sorte de petite Éminence grise. Il fait et défait des préfets, des gouverneurs, des ministres. Sa femme fait des académiciens. Tous les souverains qui visitent la capitale traversent son salon, et il est, par suite, tout couvert de croix. Il est, de plus, comblé de sinécures ; il vient encore d’être nommé conservateur des Hiéroglyphes de l’Obélisque. On dit que, s’il le veut, il arrivera à la présidence de la République… dès qu’il aura atteint sa majorité. Une seule chose le désole, c’est la décision récente qui ne lui permettra pas d’obtenir sans scandale, avant sa trentième année, les palmes académiques, qu’il fait donner deux fois par an à tout un peuple !
— Mon cher Cabissol, dit M. Rinal, vous êtes, vous aussi, un maître galégeaïré, car pendant tout votre invraisemblable récit j’ai cru à plusieurs reprises qu’il était vrai.
— Parbleu ! dit Cabissol, il est beaucoup plus vrai que la vérité, ce qui, pour les contes, n’est point rare.
Et, sur ce mot, chacun s’alla coucher.