Maurin des Maures/XVIII
CHAPITRE XVIII
— Allons, monsieur Cabissol, cria Maurin, vous qui en connaissez de si bonnes, vous n’en direz pas une, de vos histoires ?
— J’en sais plus d’une ! dit M. Cabissol, mais je ne les conte pas aussi bien que vous !
— Nous allons bien voir, dit le préfet.
Sans se faire prier davantage, M. Cabissol commença :
— C’est une histoire qui est arrivée il y a plus de cent ans, à en croire du moins mon grand-père qui me la répétait souvent lorsque j’étais tout petit :
« Deux bons moines quêteurs, chargés comme des ânes, cheminaient péniblement dans les sentiers montants et rocailleux. Ils avaient hâte d’arriver à leur couvent perché sur le plateau, dans les pinèdes, au sommet de la colline.
« Ils marchaient, l’échine courbée, chacun portant un gros sac empli de légumes, de fruits et de pain frais. Le soleil piquait sur leur face rougeaude où coulait la sueur, en grosses perles luisantes.
Panuce marchait devant, ce qui veut dire que Pancrace suivait Panuce.
— Il fait chaud, frère Pancrace, il fait bien chaud aujourd’hui !…
— Il fait même trop chaud, frère Panuce !
— De sûr qu’il fait trop chaud, frère Pancrace, trop chaud, vous l’avez dit !
— L’homme, frère Panuce, doit gagner son pain à la sueur de son front… »
« Les deux bons moines devisaient ainsi en soupirant et, sous la semelle de leurs sandales, roulaient, dans le sentier creux et sonore, les cailloux ardents comme braise.
« Tout à coup, frère Panuce s’arrêta et, d’une voix frémissante de joie :
— Dieu nous a entendus, frère Pancrace, et, si j’en crois mes yeux, il nous envoie du secours !
— Vous moquez-vous de moi, Panuce ? Quel secours pourrait nous envoyer la Providence, sinon un bel et bon âne avec ses « ensari » ?… Or, en vérité, il n’y a pas ici d’autre âne que vous, si ce n’est moi. Et ce serait péché véritablement que me donner faussement l’espérance d’être soulagé de mon lourd fardeau ; il n’en deviendrait que plus lourd ! Pour l’amour de Dieu, Panuce, marchez encore un peu, afin que nous arrivions au gîte. Ne vous arrêtez pas ainsi, ou je vais jeter là mon sac, qui est plein à crever comme un ventre de chantre… Et si une fois je le pose, peut-être bien, frère Panuce, n’aurai-je plus jamais la force de le soulever.
« Et, ce disant, Pancrace, avec un ouf ! de soulagement, posa son sac au beau mitan du chemin.
« Alors, Panuce, qui marchait devant, lui dit, en se rangeant à côté de lui :
— Vous avez douté de moi, Pancrace, parce que la largeur de mon dos cachait à vos yeux de chair l’objet de votre espérance !… »
« Et du doigt il désignait un joli petit enfant d’ânesse, rondelet, à l’œil vif, à l’air spirituel, qui, attaché par une corde au pied d’un olivier, broutait le chiendent et la lavande, dans la restanque, au bord du sentier pierrailleux.
— Sainte Vierge du ciel, soyez remerciée ! Saints anges du Paradis, soyez loués dans les siècles des siècles ! Dieu n’a pas voulu la mort du pécheur ! s’écria Pancrace.
« Et en un tour de main, soulevant les deux sacs rebondis, après les avoir reliés entre eux au moyen d’une cordelette, Panuce et Pancrace les arrimèrent sur l’échine de l’âne, l’un pendant à gauche et l’autre à droite. Quand cela fut fait, les deux moines burent un coup de clairet à la gourde qu’ils portaient dans leur capuchon, à la façon des Sarrazinois, et s’épongeant le front avec leur grand mouchoir de cotonnade à carreaux multicolores, ils s’assirent un moment au pied de l’olivier, sous l’ombre chaude et claire ; et ils admiraient l’âne, et ils le bénissaient du fond de leur cœur comme un envoyé de la sainte Providence qui, enfin, avait pris en pitié leur grande lassitude.
— Mais, dit Pancrace, frappé d’une idée et inquiet tout à coup, il n’y a pas, dans ce triste monde, il n’y a pas, que je sache, un seul âne sans maître ?
— Tout peut arriver, par la permission du ciel, dit Panuce ; des ânes sans maître, on en voit rarement, dans ce monde de misère, je ne le sais que trop ; on n’en voit presque jamais, je vous le concède ; mais qu’il ne puisse y en avoir, je n’en jurerais pas.
— Il ne faut jurer de rien, dit Pancrace ; mais, croyez-moi, frère Panuce, tout âne, si solitaire qu’il paraisse, me fait penser à un homme, à un homme qui est son maître… Cet âne-ci doit en avoir un !
— Je vous entends, dit Panuce, je ne vous entends que trop. Eh bien, voici ce qu’il nous faut faire. Je vais, moi, tout seul, conduire l’âne au couvent avec sa charge, qui est la nôtre, et je le ramènerai au plus tôt ici. Vous, mon frère, attendez-moi patiemment sur place, au pied de cet olivier, et si le maître de l’âne survient avant mon retour, vous lui expliquerez comment, par la permission de Dieu, nous le lui avons, pour une toute petite demi-heure, très humblement emprunté.
« Là-dessus, Panuce s’éloigne par le sentier montant, tenant la queue de l’âne pour se faire traîner un peu et se peser d’autant moins à lui-même… Et Pancrace demeura seul, assis sur le tronc de l’olivier où était tout à l’heure attachée la corde du bourriquet, assez semblable à la corde qui ceinturait sa robe de moine.
« À peine le dernier cri lointain de Panuce : « I, l’aï ! » s’éteignait-il tout là-haut, au détour de la draye, sous les pinèdes, que le paysan Marius Mangeosèbe surgit devant Pancrace.
« Pancrace ouvrit aussitôt la bouche pour raconter toute l’affaire, et comment il se faisait qu’en cette même place Mangeosèbe trouvât un moine au lieu d’un âne ; mais le moine fut moins prompt à expliquer la métamorphose que le paysan à en exprimer sa surprise, qui était grande. Et déjà Mangeosèbe s’était écrié :
— Bonne mère des anges ! Sainte Vierge couronnée ! que m’arrive-t-il !… Ai-je la berlue ? Voilà mon âne qui s’est changé en moine par la permission de Dieu !… Oï ! aï ! oï ! oï ! que dira ma femme, pauvre de moi !… Je sais bien qu’il la faisait souvent enrager, ce bougre d’âne ! mais enfin il n’en portait pas moins au village nos courges et nos pastèques et, selon la saison, notre blé ou nos olives au moulin ! Oï ! oï ! aï ! las !… que vais-je faire d’un moine, à présent ? quel besoin avais-je d’un moine !
« Pancrace, voyant Mangeosèbe si bête et si saintement crédule, voulut s’en amuser un peu, et par pure plaisanterie, gravement il lui dit :
— Oh ! mon maître !… Je vous plains de tout mon cœur, puisque ce qui fait ma joie fait votre ennui… Mais n’est-ce pas la règle d’ici-bas, hélas ! que le bonheur de l’un fasse le malheur de l’autre ? Ainsi vont les choses terrestres. Et j’ai quelque satisfaction, je l’avoue, à vous remercier avec une voix humaine, des bons coups d’étrille et de la bonne herbe que vous m’avez quelquefois donnés…
« Pour ce qui est des coups de trique, j’en avais tous les jours et ration double ; n’en parlons plus, s’il vous plaît… Mais voici ce qui arrive et l’explication de cette aventure. Autrefois, bien avant d’être un âne, j’étais un moine, né dans la moinerie… Or, j’eus le malheur, tout moine que j’étais, de commettre un gros, un très gros péché… car la chair est faible, et Dieu — juste punition de ma faute — fit de moi, pechère, un pauvre âne, le pauvre âne dont vous devîntes un jour le maître, sans vous douter, pechère ! que vous aviez acheté un moine à la foire ! Et voilà que mon temps d’ânerie, comme qui dirait mon temps de galères ou plutôt de purgatoire terrestre, vient de finir à l’instant, et là, à cette place même où vous m’aviez attaché, là, pendant que j’étais en train de brouter l’herbe dure, crac ! voilà que, tout à coup, je suis redevenu moine ! et la corde de mon licol est redevenue ma ceinture !
— Hélas ! dit Mangeosèbe en se grattant la tête, je crois, décidément, que je perds au change !…
— Ça doit être pour vos péchés, mon pauvre homme ! répliqua Pancrace
— Je le prends ainsi, dit Mangeosèbe, — et que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Allons, puisqu’il n’y a rien à faire, quittons-nous bons amis… Et surtout ne péchez plus, frère moine…
— Tenez compte de votre conseil pour vous-même, lui cria Pancrace qui s’éloigna en riant tout seul.
« Le paysan rentra au village et le moine au couvent. Alors Pancrace et Panuce, s’étant consultés dans le secret de leur cellule, jugèrent qu’il ne fallait point rendre l’âne, à seule fin de ne pas faire naître dans l’esprit simple du paysan ou le doute ou la colère, qui tous deux également plaisent au diable.
Et il fut convenu qu’on vendrait l’âne à la foire…
« Ce fut, bien entendu, Panuce qui s’y rendit seul. Puisqu’il était convenu que Pancrace et l’âne n’étaient à eux deux qu’une seule et même personne, il ne convenait pas de les montrer ensemble.
— I, l’aï ! hue, già, l’aï ! »
« Or, de son côté, pour acheter un autre âne dont il ne se pouvait passer, Mangeosèbe était allé à la foire.
« Et, de très loin, il reconnut son âne et courut vers lui, ébahi… puis, après réflexion, lui donnant sur le museau une petite tape, une caresse tendre, toute pleine d’indulgence :
« — Ze comprends, lui dit-il, pechère !… Oouras maï quàouco couyounado ! ce qui peut se traduire ainsi : « Tu auras fait encore quelque mignonne sottise, nigaud ! » Mais, vaï, ajouta-t-il, ce n’est pas moi qui t’achèterai !… … On ne m’attrape pas deux fois !… Je vois bien que tu as tout à fait l’air d’un âne, mais je suis payé pour savoir que tu n’es qu’un moine ! »
— Ce qui prouve, s’écria Maurin, que bien avant les assignats, il y avait des ânes qui parlaient comme des hommes ; mais vous trouveriez plus facilement aujourd’hui des hommes qui parlent comme des ânes !… C’est égal, monsieur Cabissol, vous la contez comme un malin ! et si j’avais votre talent, je ferais des livres le jour et la nuit.
— Il y a trop d’écrivains, dit M. Labarterie. Et plus il y a d’écrivains, moins il y a de lecteurs.
— Et plus il y a de vin, dit Maurin, moins on en vend… Pauvre France !
En sortant, le général dit à M. Labarterie :
— Je n’aime pas ce préfet chercheur de popularité, qui invite à dîner des goujats avec des gentlemen. Il m’avait demandé la permission d’inviter Maurin à dîner, c’est vrai, — mais je ne savais pas que ce braconnier se paierait ma tête et la vôtre. Ce doit être un anarchiste. Ils le sont tous dans le Var.
— Je renonce à représenter ces gens-là au Palais-Bourbon, dit M. Labarterie d’un air important.
Il assura sa casquette-melon sur sa tête et son cor de chasse sur son épaule :
— « J’y renonce. Ce sont eux, les vilains merles ! Je me porterai dans un département du nord.
— Eh bien ! monsieur le préfet ? disait Cabissol, croyez-vous que c’est un type, notre Maurin ! je vous dis qu’il lui faudrait Balzac pour historiographe. Ce qu’il y a en lui de génie de race est inexprimable. Il y a trop de choses à la fois dans un seul de ses regards et de ses gestes !
— C’est vrai, dit le préfet. Cet homme, c’est toute une race, mais malheureusement le meilleur de lui est intraduisible.
— Aucune émotion ne se transmet au moyen des mots. L’art ne peut que donner un ressouvenir des choses, et c’est déjà bien joli. S’il en était autrement, la poésie écrite suffirait aux amoureux.