Maurin des Maures/XIX
CHAPITRE XIX
Grondard était charbonnier. Il habitait avec sa famille, à travers les Maures, une sorte de hameau formé de cinq ou six cabanes qu’il allait construisant, démolissant et reconstruisant sur tous les emplacements où on l’appelait, des divers points de la montagne, pour faire du charbon.
Sa famille se composait de quatre filles de douze à dix-neuf ans et d’un fils de vingt ans, Célestin Grondard, qui était, comme son père, un mauvais géant.
Grondard le père était un colosse, à la face et aux mains toujours noires de charbon. Cet horrible athlète avait des mœurs dignes des anciens dieux de Rome et de la Grèce. En disant : « c’est un véritable Œdipe », le percepteur l’avait flatté. Œdipe est une conscience. Les crimes d’Œdipe furent involontaires. Œdipe adore son Antigone.
Le curé et le notaire avaient mieux jugé Grondard en l’appelant l’un : l’Ogre et l’autre : Caliban. En quoi ils étaient d’accord avec le jugement populaire qui nommait Grondard la Besti (la Bête).
Aux sauvages forêts des Maures, Grondard était ce que le rôdeur de barrières est aux fortifications de Paris. Et, criminel redouté, il demeurait inattaquable. Aucun de ses méfaits n’aurait pu être prouvé facilement. La plupart se compliquaient de chantage, et ses victimes préféraient, par orgueil ou pour éviter le scandale, se taire.
Généralement Grondard, qui avait dressé ses filles à ce manège, opérait ainsi : il en laissait une, comme appât, par un beau temps, occupée à quelque travail solitaire, sur un point giboyeux du territoire, « au pas de la lièvre, » comme on dit dans le pays… Un chasseur arrivait, paysan sans défiance, qui, provoqué par la luronne, la prenait par la taille. Elle criait. Surgissait Grondard père ou fils, et il fallait payer ou dire pourquoi. On payait et, tout penaud, on gardait le silence.
Cependant, la victime, un jour de belle humeur, au cabanon, après boire, finissait par conter son aventure… Et ainsi la triste réputation de Grondard s’était formée. On le traitait de monstre, mais de loin et à voix basse. Nul n’aurait osé prendre l’initiative de « porter plainte ».
Toutes proportions gardées, les Grondard ressemblaient un peu à ces affreux barons du moyen âge, qui, du haut de leurs châteaux forts, fondaient, secondés par quelques braves, sur les passants isolés. Ces barons étaient protégés par leur grandeur seigneuriale, les Grondard par leur bassesse compromettante. Et ceux-ci comme ceux-là par la mystérieuse terreur qu’ils inspiraient.
La Besti, Grondard le père, un jour d’août, par un torride soleil, était couché à l’ombre d’un haut rocher, au milieu des broussailles, à quelques pas d’un chemin forestier qu’inondait une lumière blanche, coupée çà et là par l’ombre courte de quelques pins. L’Ogre faisait semblant de dormir. Il était en embuscade. Il en voulait à un certain bûcheron nommé Toucas, qui, échappé à une de ses tentatives de chantage, avait menacé de le dénoncer.
Le colosse était effrayant avec sa face inégalement noircie, ses dents éclatantes, ses yeux, qui, entr’ouverts par moments, ne paraissaient que blancs et rouges. Autour de lui un silence lourd ou plutôt un bruissement égal et continu : le bourdonnement de la lumière d’été.
Dans ce calme uniforme, le moindre craquement au fond des vallées de roches, sèches et sonores, est entendu facilement. Depuis un moment, Grondard prêtait l’oreille. Il entr’ouvrit tout à coup ses méchants yeux, et en même temps il cria :
— Où vas-tu, petite ?
Il se leva et bondit vers l’étroit chemin.
Au cri de la Besti, une jolie petite paysanne, une enfant de douze à treize ans, s’arrêta, épouvantée, et laissa tomber de saisissement la marmite dans laquelle elle portait à son père Toucas, qui travaillait assez loin de là, le repas de midi.
Puis l’enfant se tourna du côté par où elle était venue et se prit à fuir avec un grand cri.
En deux enjambées, comme s’il avait eu des bottes de sept lieues, l’immonde colosse noir, véritable démon, fut sur les talons de la pauvrette.
— Maman ! cria-t-elle.
Elle croyait sentir déjà s’abattre sur sa mignonne épaule la main énorme et pesante.
— Maman ! répéta-t-elle.
Son cri perçant roula d’écho en écho dans les ravins.
À ce moment, sur le flanc de la colline, une fumée ronde, légère, blanche et bleuâtre, se détacha de la verdure des pins et un coup de fusil retentit. Ce fut comme une réponse au cri de détresse de l’enfant.
L’Ogre, le monstre, frappé à la tête, emplissait la largeur du chemin de son grand cadavre noir.
L’enfant courait toujours, sans se retourner. Elle disparut au coude du chemin.
Le cadavre fut rencontré le soir, par un garde-forêts en tournée. On ne sut ni pourquoi ni comment Grondard avait été frappé.
Les parents de la petite, redoutant le scandale et tous les ennuis qu’attirent les juges sur les maisons, lui défendirent avec menace de raconter ce qui lui était arrivé. On chercha vainement les raisons du meurtre et quel était le meurtrier.
Seulement, le fils du mort, Célestin Grondard, ramassa dans les bois, tout près de l’endroit où avait été relevé la Besti, un bouton de cuivre massif, comme on n’en fait plus aujourd’hui. Sur ce bouton on voyait un faucon chaperonné avec cette devise : Mon espoir est en pennes. Fort de cet indice, le fils Grondard accusa bientôt Maurin du meurtre de son père.
Maurin ignora quelque temps cette accusation, mais il s’y était délibérément exposé : il avait vu, lui aussi, du fond des pinèdes, le danger que courait l’enfant… et il s’apprêtait à intervenir lorsqu’avait retenti le coup de feu vengeur.
Le justicier s’enfuyait, tenant à la main son fusil fumant. C’était un brave homme, — père de famille, — un nommé Verdoulet, qui dit à Maurin :
— Tu ne me trahiras pas, Maurin ?
— Tu peux y compter, dit Maurin.
— Tout de même, fit l’autre, j’ai du regret. Ça m’a échappé. Mon fusil est parti tout seul !
— Du regret, dit Maurin, quoi qu’on doive toujours hésiter à tuer un homme, tu peux n’en pas avoir, foi de Maurin ! Et des monstres de cette espèce, tue-nous-en, dès que l’occasion se présente, le plus que tu pourras !
« Maintenant, file ! que je protège ta fuite ! Je ne te vendrai pas. »
Verdoulet ne se l’était pas fait dire deux fois et il était rentré chez lui au plus vite…
Un autre homme que Célestin soupçonnait ou voulait soupçonner Maurin du meurtre de Grondard, c’était le gendarme Alessandri, dit Sandri.
L’avisé gendarme, avant de rien dire, cherchait un commencement de preuves.