Maurin des Maures/XX
CHAPITRE XX
Quelques semaines se passèrent.
L’indulgence des pouvoirs publics pour Maurin, le pardon qui lui avait été accordé pour l’enlèvement des chevaux, sa morgue envers les gendarmes après l’arrestation de l’un des trois évadés, l’honneur qu’il avait eu d’être félicité publiquement par le préfet, devant la tombe de Crouzillat, en un mot tous les succès de Maurin n’étaient pas pour calmer l’irritation, la rancune et les jalousies de Sandri, le gendarme aux pommettes roses.
Mais il fallait bien laisser le braconnier tranquille jusqu’à nouvel ordre.
Il est bon de se rappeler qu’en Provence, on nomme braconnier tout chasseur passionné qui fait métier de la chasse, même s’il n’enfreint aucune des lois qui la régissent.
Sandri n’avait plus aucune raison avouable de pourchasser Maurin. Il lui eût fallu, pour se remettre aux trousses du roi des Maures, vu la protection dont l’entourait l’autorité préfectorale, mieux qu’un prétexte : un motif bien caractérisé. Ce motif, il résolut de le faire naître, et il alla trouver Célestin Grondard…
Tant que Maurin serait libre, le fiancé de la Corsoise redouterait un rival possible. Il eût voulu le déshonorer, justement et légalement, aux yeux du père de Tonia, homme de légalité et de discipline. Qu’Orsini eût conduit sa fille à la battue de l’Estérel, cela n’avait pas été pour plaire au gendarme. Et, bien que Sandri ignorât comment s’y était comporté Maurin, il était allé jusqu’à reprocher à Orsini son imprudence. Mais cette fois, le père s’était fâché.
— Ma fille est une honnête fille, et je ne suis pas un imbécile ! Tiens-le toi pour dit, Sandri.
— Je souhaite, avait répliqué le gendarme, de n’avoir pas un jour à vous prouver le contraire.
— Il est encore temps de nous dédire de notre promesse échangée. Je ne suis pas encore ton beau-père !
— Calmez-vous et pardonnez-moi, avait ajouté vivement Sandri qui ne voulait pas perdre Tonia.
— C’est bien ! avait conclu Orsini narquois… Tâche seulement de rompre avec la Margaride.
Le beau gendarme avait rougi. La Margaride était la belle servante d’auberge pour laquelle Sandri brûlait d’un feu coupable.
Après cette conversation, Sandri avait voulu « raisonner » Tonia. Il souhaitait que jamais plus elle ne parût dans une réunion quelconque où se trouverait Maurin.
De ce côté aussi, le gendarme avait été repoussé avec perte.
Tonia avait été d’autant plus fâchée de ses remontrances qu’elle se sentait en faute ; elle devait en effet reconnaître, dans le secret de son cœur, que l’ardent baiser de Maurin avait fait courir par tout son être une flamme de joie.
Elle était mécontente d’elle-même. Aussi répliqua-t-elle au gendarme sur un ton d’extrême mauvaise humeur :
— Si tu dois me tourmenter ainsi, mon beau, mieux vaudrait rompre tout de suite. Que soupçonnes-tu ? Je suis une honnête fille. Si déjà je ne voulais plus de toi, je te le dirais. Va à tes affaires et j’irai aux miennes. La madone voit dans mon cœur, et elle sait que je te le garderai fidèle, à moins que par trop tu ne m’importunes !
— Mais si ce gueux, qui te regarde d’un œil qui me déplaît, osait te parler un jour comme il ne doit pas ?
— N’ai-je pas mon stylet corse ? répliqua-t-elle.
C’était sincèrement qu’elle parlait de la sorte. Elle se complaisait, c’est vrai, au souvenir de ce Maurin, mais tout de même elle lui en voulait, et se proposait, s’il revenait à la charge, de lui répliquer en Corsoise, car enfin, que voulait-il d’elle, ce gueux ?
Sandri alla donc voir le fils Grondard.
Célestin fut inquiet d’abord en voyant apparaître le bicorne redouté ; puis, quand Sandri se fut expliqué, Grondard se sentit tout fier. Chose singulière, rien ne flatte un gredin comme d’avoir une aimable conversation avec un honnête homme.
Le gendarme, c’est, aux yeux des bandits, l’honnêteté en uniforme.
Sandri interrogea :
— Vous devez avoir des soupçons sur quelqu’un ?
— Oui, dit Grondard.
— Et, fit le gendarme aux joues rosées, en frisottant sa moustache, sur quoi les fondez-vous, ces soupçons ?
Le machuré (le noirci) ne comprit pas. — Sandri, ayant souri avec pitié, reprit avec condescendance, en regardant le charbonnier qui semblait, comme toujours, masqué de noir :
— Quel est le motif, la raison qui fait que vous croyez légitime d’être autorisé à la chose d’avoir des soupçons ?
— Voilà, dit Célestin Grondard.
Il montra à Sandri le bouton de cuivre ramassé non loin du lieu où l’on avait trouvé son père mort.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Sandri.
Il lut péniblement la devise écrite en relief et luisante sur le fond vermiculé du petit objet de métal : « Mon espoir est en pennes. »
— Il y a, dit-il gravement, une faute d’orthographe. Il manque un i avant la première des deux n.
Célestin, sous son masque sombre, le contemplait avec l’hébétement du poisson d’aquarium qui, à travers une vitre, regarde un savant pisciculteur. Cet hommage enchanta Sandri.
Dans tout Français qui détient une part d’autorité, si minime soit-elle, il y a — comme le répétait souvent M. Cabissol — un Napoléon. C’est ce qui rend notre nation inquiète, toujours partagée entre son goût de liberté et son amour de la domination. Elle n’est, au fond, composée que de révolutionnaires qui aspirent à la tyrannie.
— Ce que je vous dis n’est pas pour vous, fit le gendarme sur un ton de supériorité écrasante. L’orthographe ne vous concerne pas, puisque vous êtes incompétent. Assez là-dessus. Que signifie cet objet ? répondez immédiatement ! Comment est-il arrivé entre vos mains ?
Grondard expliqua. Il croyait que Maurin portait quelquefois une veste avec des boutons pareils à celui-ci. Et depuis quelque temps, il l’épiait, attendant le jour où il remettrait cette veste. Si, en effet, ce bouton appartenait à Maurin, ce serait la preuve que le braconnier s’était trouvé sur l’endroit du meurtre… Alors, lui, Célestin Grondard, l’interrogerait ; et, en s’y prenant bien, de gré ou de force il l’amènerait à se trahir comme coupable…
Le gendarme réfléchissait.
— C’est quelque chose, dit-il, qui pourrait servir à un juge. Les juges sont intelligents, ils sont nommés juges à cause de ça. Mais vous, Grondard, vous ne tirerez rien de Maurin par le moyen que vous dites ! Et puis, où le prendre, ce diable de coureur qui ne reste jamais en place ?…
— Où le prendre ? fit Grondard, je le sais bien, moi.
— Et où donc ?
Grondard expliqua. Il savait que Maurin, depuis quelques jours, Maurin, le coureur de filles, avait une nouvelle aventure.
— Connaissez-vous le cantonnier Saulnier ?
— Celui qui se fait suivre par toutes ces bêtes sauvages qu’il a apprivoisées ?
— Oui.
— Savez-vous où est son cabanon ?
— Oui, pas loin de la route, entre les Campaux et La Molle… je le trouverai facilement.
— Eh bien ! dit Grondard, ce Saulnier, pendant qu’il est à son travail de casseur de pierres, prête son cabanon à Maurin, et Maurin s’y rencontre avec la femme de maître Secourgeon, le fermier que vous devez connaître.
« Avec la permission de Secourgeon, vous prendrez quand vous voudrez les amoureux dans leur nid.
Sandri ôta son képi et se gratta la tête avec beaucoup de simplicité :
— Oui… constatation de flagrant délit… Mais il faudrait, fit-il, que ce Secourgeon, que je ne connais pas, eût porté plainte et demandé notre intervention. Comprenez-vous ?
Grondard ne comprenait pas. Sandri lui expliqua patiemment ce que c’est que la constatation d’un flagrant délit.
— Secourgeon est vieux, dit Grondard ; sa femme est jeune. Le mari est jaloux comme un tigre. Il faut être Maurin pour se frotter à lui. Il est vrai, que, de Maurin, il aura tout de même un peu peur… Je lui mettrai la puce à l’oreille, moi, soyez tranquille ; et il fera demander les gendarmes, d’après la loi telle que vous me la venez d’expliquer.
— Comment saurez-vous l’heure du rendez-vous ?
— Ça, dit Célestin, je m’en charge. Je connais, moi, quelqu’un qui fera parler Saulnier.
— Au revoir.
— À quand ?
Les deux hommes prirent jour pour une nouvelle rencontre. Des geais qui se posaient sur un arbre voisin, poussèrent tout à coup des cris perçants et s’enfuirent, étonnés sans doute d’avoir aperçu, causant ensemble d’un air amical, un si vilain coquin et un si joli gendarme.