Max Havelaar/X

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 167-174).



X.


On le sait : je ne ménage personne dès que mes principes sont en jeu. Pourtant j’ai compris qu’il ne m’était pas possible, de traiter Stern comme mon fils Frédéric. Somme toute, il faut prévoir que mon nom, — la Raison sociale est Last & C°, mais, moi, je m’appelle Duchaume, Batave Duchaume — se trouvera mêlé dans un ouvrage, où on lira des choses qui ne s’accordent pas avec le respect que tout homme comme il faut, et tout commissionnaire de premier ordre, se doit à lui-même. Je regarde donc comme un devoir de vous montrer la façon dont je m’y suis pris, pour remettre Stern dans le droit chemin.

Je ne lui ai pas parlé du Seigneur, vu qu’il est luthérien, mais j’en ai appelé à son honneur. Écoutez-moi, et voyez où l’on va, avec la connaissance approfondie du cœur humain.

Stern a souvent dans la bouche, cette locution : parole d’honneur !

Un beau jour, je lui demandai ce qu’il entendait par là.

— Eh ! Mon Dieu ! c’est bien simple ! me répondit-il, je donne mon honneur en garantie de ce que j’avance.

— Ce n’est pas peu de chose, mon ami. Vous êtes donc parfaitement sûr de dire toujours la vérité.

— Oui, monsieur. Je ne dis jamais que la vérité. Quand, j’ai le cœur enflammé !…

Le lecteur sait le reste.

— C’est très beau, vraiment ! m’écriai-je, tout en ayant l’air de le croire.

Mais, voilà où je fis preuve d’une grande finesse. Je tendais un piège à mon jeune homme, étant bien certain de le trouver en faute, et de le remettre à sa place, sans risquer de voir tomber le vieux Stern entre les mains de Busselinck et Waterman. Je tenais à lui faire sentir quelle distance il y a, entre un commençant — quel que soit l’état prospère des affaires paternelles — et un commissionnaire qui fréquente la Bourse depuis vingt ans. J’avais appris qu’il savait par cœur toute sorte de vers et de poésies ; or, les vers et la poésie n’étant qu’un tissu de faussetés, je me voyais bien sûr de le prendre en flagrant délit de mensonge ; et ce ne fut pas long.

J’étais assis au salon ; lui, il se trouvait dans le boudoir, — nous avons un boudoir, faisant suite au salon ; — Marie tricotait, et il lui racontait je ne sais quoi.

J’écoutai attentivement. Son récit terminé, je lui demandai s’il avait le livre où se trouvaient toutes les belles choses qu’il venait de dégoiser. Il me répondit affirmativement et il me l’apporta. C’était un volume, faisant partie des œuvres d’un certain, Henri Heine. Je le pris et le lendemain je lui remettais entre les mains, l’écrit suivant :

— » Examen de la véracité d’un quidam, osant réciter les sottises suivantes, tirées de Henri Heine, à une jeune fille qui tricotait tranquillement dans un boudoir ».

      » Sur les ailes de la poésie,
      Je t’enlèverai, ma bien-aimée !…

— Ma bien-aimée ! votre bien-aimée ! Est-ce que votre père et votre mère savent un mot de ce bel amour ? Et Louise Rosemeyer ? Est-ce honnête de dire de ces choses-là devant une enfant, ou à une enfant, qui désobéira à sa maman, parce qu’elle se sera fourré dans la tête qu’elle est majeure, en s’entendant appeler : ma bien-aimée !

Que signifie : cet enlèvement sur les ailes de la poésie !

Où sont-elles, vos ailes ? Vous n’en avez pas, vous, ni votre chanson ! Essayez un peu, pour voir, essayez de traverser seulement le canal des Lauriers, qui n’est pas bien large, à l’aide de ces ailes-là !

Mais, lors même que vous en auriez, des ailes, cela vous donnerait-il le droit de faire une proposition aussi indécente à une jeune fille qui n’a pas fait sa première communion ! Et quand elle aurait communié, que veut dire cette proposition de s’envoler avec vous ! Fi ! Fi ! Fi donc !

» Vers les rives du Gange !
J’y connais la plus belle contrée ! »

— Eh bien, allez y tout seul, et louez y une villa, mais n’emmenez pas avec vous une enfant qui a le devoir d’assister sa mère dans son ménage !

Mais, à coup sûr, ce n’est pas votre intention. D’abord, avez-vous vu le Gange ? Non. Vous ne pouvez donc pas savoir si la vie y est bonne et facile.

Je vais vous dire, moi, ce qu’il en est, de cette affaire-là :

Mensonge sur mensonge. Voilà tout. Dans toutes Ces rapsodies vous vous faites l’esclave de la rime et de la mesure. Si le premier vers s’était terminé par un des mots que voici : Gâteaux, vin ou médecine, vous auriez tout uniment prié Marie de vous accompagner :

   Aux Eaux,
   À Turin,
   ou En Chine,


et ainsi de suite.

Vous voyez bien que votre projet de voyage n’était pas sérieux, et que tout cela n’aboutit qu’à un cliquetis monotone de mots sans but ni sens commun. Qu’en adviendrait-il, si Marie se prenait du beau désir de faire ce voyage ?

Encore, je passe sous silence, le mode désagréable de locomotion, que vous lui proposez ! mais, Dieu merci, ma fille est raisonnable, et elle n’a pas la moindre envie de se rendre dans un pays, dont vous parlez ainsi qu’il suit :

    » Là, se trouve un jardin, rouge de fleurs ;
    Dans le silence du clair de lune,
    Les fleurs de lotus y attendent
    Leur fidèle petite sœur.
    Les pensées babillent et causent,
    Et jettent leurs regards vers les étoiles.
    Les roses se racontent, à voix basse,
    Dans l’oreille, des légendes parfumées ! »


— Que diable voulez-vous faire dans ce jardin-là, avec Marie, au clair de la lune ? Est-ce moral ? Est-ce honnête cela ? Stern, est-ce comme il faut ?

Désirez-vous donc me voir, écrasé par la honte, comme Busselinck et Waterman, auxquels nulle maison respectable de commerce ne veut avoir affaire, sachant que leur fille s’est enfuie, et que ce sont des intrigants ! Que répondrai-je, moi, si à la Bourse on me demande pourquoi ma fille est restée si longtemps dans votre jardin ! Vous comprenez pourtant bien que nul ne me croira, quand je dirai qu’elle y est allée rendre visite à ces fleurs de lotus, qui, selon vous, l’attendaient depuis si longtemps ! Tout homme raisonnable me rirait au nez si je lui racontais que Marie est là-bas, dans ce jardin rouge…

— Pourquoi rouge, d’abord, plutôt que jaune ou violet ? — pour écouter le babil ou le roucoulement de mesdemoiselles les pensées, ou bien les contes bleus que mesdames les roses se murmurent à l’oreille.

Mais si cela était !… Si c’était croyable, tout cela ! À quoi servirait-il à ma fille d’être dans ce jardin, puisque les roses causent si bas entre elles que ma fille n’entendrait rien de ce qu’elles se disent !

Mensonges ! mensonges stupides !… bêtes et laids ! Oui.. laids !

Dessinez une rose avec une oreille, et regardez la belle figure qu’elle fera !

Et ces contes parfumés ? Que sentent-ils donc !

Si je vous disais, tout cru, tout nu, ce qu’ils sentent… vous seriez, ma foi, joliment penaud. Mais je ne le dirai pas !

   » Là, accourent en sautillant, l’oreille tendue,
   Les gazelles pudiques et éveillées ;
   Et dans le lointain murmurent
   Les ondes du fleuve sacré.
   Là, nous nous étendrons,
   Sous l’ombre d’un palmier,
   Pour y goûter le repos et l’amour,
   Et pour y faire des rêves de bonheur ! »


— Ne pouvez-vous aller au jardin zoologique Artis, dont je suis un des principaux membres, si vous tenez absolument à voir des bêtes exotiques ? Faut-il que ce soient des gazelles, nées sur les bords du Gange ? Et même, en admettant cette nécessité, ne vaut-il pas mieux, plutôt que de les étudier à l’état sauvage, les examiner tout à son aise, enfermées dans une enceinte proprement treillagée et goudronnée ! Pourquoi ces bêtes-là sont-elles pudiques et éveillées ? Eveillées, passe encore ! Mais, pudiques !.. Pudiques ! En vérité, c’est abuser d’un mot respecté, qu’on ne doit employer qu’en faveur de créatures raisonnables et possédant la foi véritable ! Et ce fleuve sacré ! Voulez-vous donc faire de Marie, une petite païenne ? Il vous sied bien de la faire chanceler dans la foi maternelle ! Il n’y a d’eau sacrée que celle du baptême ; il n’y a pas d’autre fleuve sacré que le Jourdain !

Vous minez tout, tout, tout, morale, vertu, religion, christianisme, et bienséance !

Réfléchissez à tout cela, Stern. Votre père est une maison respectable, et je suis certain qu’il m’approuvera d’influencer de la sorte votre manière de voir. Il sera enchanté d’être en relations d’affaires avec un homme qui défend la vertu et la religion. Oui, les bons principes me sont sacrés, et je dis mon opinion franchement, sans scrupule, sans arrière-pensée. Vous pouvez parler de ce que je vous dis là ; libre à vous d’écrire à votre père que vous vivez ici dans une famille solide, dans une famille qui pratique et vous conseille le bien ! Demandez-vous, à présent, ce que vous seriez devenu, si vous étiez entré chez Busselinck et Waterman ? Là aussi, vous auriez récité vos jolis petits vers, mais là on ne vous aurait pas parlé comme moi, parce que les chefs de cette maison sont… ce que vous savez !

Écrivez tout cela à votre père, et sans lui rien déguiser. Dans les questions de principes, voyez-vous, je ne crains personne.

Chez Busselinck et Waterman, les filles seraient parties avec vous pour le Gange, et en ce moment, vous seriez peut-être, là-bas, sous votre arbre, couché sur le gazon. Mais, comme vous avez eu la chance d’écouter la voix de la raison qui parle par ma bouche, vous êtes tranquillement assis, dans une bonne chaise, et dans une bonne maison, chez moi, enfin.

Écrivez donc tout cela à votre père. Dites lui, en outre, que vous lui savez grand gré de vous avoir envoyé chez nous ; que je vous soigne comme mon propre enfant ; que la fille de Busselinck et Waterman s’est sauvée de la maison paternelle ; et saluez le bien de ma part.

Ah ! n’oubliez pas d’ajouter que je lui abaisserai encore son courtage de l/16 pour cent, au-dessous de l’offre de ces escrocs, étant décidé à ne pas me laisser supplanter par des rien du tout, qui arrachent le pain de la bouche d’un concurrent, en faisant des conditions aussi favorables qu’insensées à des maisons honorables comme la maison Stern.

Cela posé, faites moi le plaisir de choisir quelque chose de plus solide et de plus convenable, pour les lectures que vous ferez chez les Rosemeyer.

J’ai découvert, dans le paquet de l’Homme-au-châle, des notices sur la production du café, durant les vingt dernières armées, dans toutes les régences de Java. Un soir, lisez-nous cela.

Puis ne traitez plus les jeunes filles, et nous tous, tant que nous sommes, de cannibales et d’anthropophages, ayant dévoré ou avalé une partie de votre individualité. Ce n’est pas convenable !…

Mon cher garçon, croyez en quelqu’un qui sait ce qui se débite dans le monde. J’ai servi votre père, avant sa naissance ; — c’est-à-dire, sa raison sociale… non, la nôtre… Last & C°., bien entendu… autrefois c’était Last et Meyer, mais les Meyer se sont retirés, il y a longtemps. — Vous comprenez que je ne peux avoir que de bonnes intentions à votre égard. Encouragez Frédéric à mieux faire son devoir, et ne lui apprenez pas à composer des vers. Ensuite, n’ayez pas l’air de le voir, quand il s’amuse à faire des grimaces au teneur de livres, et autres sottises du même genre. Donnez lui le bon exemple ; vous êtes son aîné ; et tâchez d’imprimer sur sa physionomie le cachet de sérieux et de gravité nécessaires à un jeune homme qui sera un jour commissionnaire, successeur de son père.

Je suis paternellement votre ami,
Batave Duchaume.

(Raison sociale, Last & C°., commissionnaires en cafés, Canal des Lauriers n°. 37.)