Mes années d’esclavage et de liberté/1.16

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Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 89-93).

XVI

la main du dompteur s’appesantit.


Si, par l’une des ardentes journées du mois d’août  1834, vous aviez, lecteur, traversé la ferme Covey, vous m’auriez vu dans l’aire jonchée de blé, que foulait le sabot des chevaux.

Rude labeur pour un novice, bien qu’il exige plus d’adresse que de force. Hugues, Billy, Élie — autre esclave loué pour l’occasion — travaillaient avec moi. Nous y allions vigoureusement ; Covey ayant promis une heure de congé, à condition que le foulage fût opéré avant la nuit. — Une heure de congé ! je me démenais plus que pas un. Il s’agissait de courir à la baie, mes camarades et moi, sitôt l’ouvrage fini ; d’y pêcher, et de nous régaler de poisson !

Vers trois heures — le soleil incendiait l’aire, pas un souffle — une douleur m’étreint le front, le vertige me prend, je tremble de tous mes membres.

— Pas de ça ! me dis-je, roidissant mes nerfs : Si je cesse un instant, je ne bougerai plus !

Inutile ; deux ou trois efforts, je tombe d’aplomb ; il me semble que la terre s’effondre sous moi.

Chaque homme avait sa besogne dans le foulage ; les fonctions s’enchâssaient si bien l’une dans l’autre, que, l’un de nous arrêté, tout s’arrêtait. — Covey, dans la maison, à cent yards, n’entend plus le bruit du van ; il accourt. Billy me montre à lui — je m’étais traîné vers une palissade, à l’ombre — et lui dit ce qui vient de m’arriver.

— Qu’est-ce que ça signifie ? — fait Covey, me plantant sa botte dans le côté. Tout mon être frissonnait.

— Debout !

J’essaye, les forces me manquent, mon corps toise le terrain.

— Debout ! — répète le monstre, avec une autre poussée de botte.

Cette fois, me tenant des deux mains à la cuve où s’entassait le grain, je réussis à me lever, mais pour retomber plus lourdement sur le sol. On m’aurait criblé de balles, on ne m’aurait pas fait remuer. Et pendant qu’étendu, incapable de bouger, fût-ce un doigt, j’agonisais ; mon doux maître, saisissant la pelle — instrument terrible — avec laquelle Billy forçait le blé dans le boisseau, m’en assène un tel coup sur le crâne, qu’un jet de sang part et m’inonde.

— Si tu as la migraine, ça te guérira !

Mort ou peu s’en faut, Covey me laisse. Le sang m’aveuglait. Au bout d’un moment, ma tête se dégage. (Habile médecin, Covey le philanthrope !) Je parviens à me redresser.

Retournerai-je sur l’aire, pour y succomber de nouveau ? Affronterai-je les sardoniques barbaries de Covey ? Ne vaudrait-il pas mieux aller droit à mon maître, Captain Thomas ; en appeler à sa justice, implorer sa pitié ? Sa pitié ! L’image d’Henny, estropiée, mutilée, abandonnée, se levait devant moi. — Mais si la compassion est absente, l’intérêt est présent. Captain Thomas ne consentira pas à ce que sa marchandise soit endommagée, il y va de ses écus ! — Et mon parti fut pris.

Sept milles, en droite ligne, me séparaient de Saint-Michel. Incapable, semblait-il, de franchir la distance, exténué de travail, épuisé par la perte du sang, les flancs meurtris des caresses ferrées que m’avait octroyées Covey ; je rampai néanmoins du côté de Saint-Michel, tandis que le dompteur de noirs regardait ailleurs.

Pour audacieux que fût le pas, il était fait. — À mi-chemin du bois, Covey se retourne :

— Ici ! ici ! beugle-t-il : Amenez mon cheval !

On l’amène, on le selle. Covey saute dessus. Mais j’avais atteint la forêt, je m’étais enseveli dans un impénétrable fourré. Excité par mes efforts, le sang jaillit à nouveau ; je me sentais faiblir : Si j’allais saigner à mort ! Expirer, déchiqueté sous le bec des vautours !

Tandis que l’ombre descendait, qu’un peu de fraîcheur la pénétrait, que mes cheveux matelassés sur la blessure, en coagulaient par degrés le sang ; mon âme parcourut toute l’échelle de la pensée : de l’athéisme au doute, du doute à la certitude, de la certitude à l’espoir. Et comme la nuit se faisait, que la foi me rentrait au cœur, je repris mon chemin. Quatre heures après, j’arrivais à Saint-Michel.

Les cailloux avaient percé mes pieds, les ronces avaient déchiré ma chair, le sang roidi ma chemise ; échappé du repaire d’un tigre, je n’aurais pas présenté autre aspect. Tel quel, je m’offris aux regards de mon maître chrétien. — Avec ce qui me restait de force, je lui racontai tout : comme j’avais travaillé, comme j’étais tombé, les traitements subis, les tortures endurées. Je lui montrai mes flancs, la blessure de ma tête. Je lui dis que, répugnant à le troubler, j’avais hésité à venir ; mais qu’il fallait bien qu’il connût les outrages infligés à son nègre !

Un instant, Caplain Thomas parut remué. La nature humaine se révoltait contre le système. Arpentant la salle, Captain jetait de temps à autre un regard effarouché, sur ce hideux ensemble d’avaries, qu’il avait devant lui. Ce fut court. Il commença de murmurer quelques excuses en faveur de Covey ; puis il s’anima, le justifia, s’écria qu’au bout du compte, il ne croyait pas un mot de mon histoire, que mon insolation s’appelait paresse, que ma paresse méritait les coups, et s’arrêtant brusquement, me demanda ce que je voulais ?

Hélas ! du navire démantelé, j’avais sauté dans l’abîme. J’étais perdu. À quoi bon parler ?

S’apaisant peu à peu, surpris de mon silence, touché peut-être de mon air désespéré : — Que demandes-tu ? fit-il plus doucement.

Alors, reprenant courage : — Permettez-moi, balbutiai-je, de servir ailleurs. Si je retourne chez Covey, il me tuera. Comment me pardonnerait-il, d’avoir eu recours à mon vrai maître ? Et s’il ne me tue pas, il me brisera, jusqu’à me rendre incapable du travail.

— Sornettes ! interrompit Captain Thomas : — Covey est un homme honorable, pieux, industrieux. Tu lui appartiens pour un an. Je ne me soucie pas de lui payer un dédit, en l’honneur de tes caprices. Retourne d’où tu viens, n’importe les résultats ! Si tu n’y marches pas de bonne grâce, c’est moi qui t’y conduirai.

— Maître, je ne puis me traîner ! bégayai-je.

— Hum ! hum ! Va te coucher, tu partiras demain !