Mes années d’esclavage et de liberté/1.17

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Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 94-101).

XVII

le point tournant.


Ni l’âme fatiguée, ni le corps endolori ne trouvent toujours le sommeil. L’inquiétude, la déception me tenaient éveillé. Mon maître — avais-je espéré qu’il protégeât l’homme ? — ne consentait pas même à défendre le noir : sa propriété.

Sans un ami sur la terre — en avais-je un au ciel ? — empli d’amertume, couvert de honte et de blessures, je m’acheminai, avant jour, vers la ferme Covey. À peine sortais-je du bois, que fidèle à ses habitudes astucieuses, Covey, sautant hors du buisson où probablement il m’avait attendu la nuit, courut sur moi, muni d’une courbache et d’une corde. Il comptait sans son hôte. Tout affamé — je n’avais pas mangé depuis dix-huit heures — tout las que j’étais, je disparus dans la forêt. Covey en fut pour ses frais de courbache, de corde et de veille.

Me voilà dans l’ombre, dans le silence, seul avec la création, seul avec Dieu. Toute mon âme, il semble, devait s’élever en prières. Qui pouvait me délivrer, si ce n’est le Seigneur ? Mais j’avais entendu prier Covey, prier Captain Thomas ; ces moqueries de la religion m’avaient replongé dans le doute ; et je ne priai pas.

Ou mourir de faim, ou périr l’esprit broyé, le corps lacéré sous le bâton de Covey, telle était l’alternative. Couvert de sang caillé, en détresse, aux abois, je me faisais horreur à moi-même. Pour la seconde fois, j’aurais volontiers échangé mon humanité contre la bestialité d’un taureau.

La nuit vint. Personne, durant le jour, ne m’avait poursuivi. Covey comptait sur la faim pour me ramener. Tout à coup, j’entends un pas ; je m’ensevelis sous les feuilles ; le pas s’avoisine, je discerne une forme noire : c’était Sandy, brave compagnon, esclave loué par son maître à un planteur du district.

Sandy allait passer le dimanche chez sa femme, libérée, qui possédait une maisonnette à Poppie Neck. Je me levai, je marchai droit à lui ; je le mis au fait de ma situation. Lui demander de me cacher dans son cottage, je n’y songeais pas ; il aurait encouru la sentence : trente-neuf sanglées — peut-être pis — décrétée contre tout nègre recéleur d’esclave ! Mais Sandy, renommé parmi nous pour son bon sens et son bon cœur, avait l’âme trop généreuse pour ne point secourir, fût-ce à son dam, un frère blessé, affamé, désespéré. Il me conduisit chez sa femme. Compatissante et dévouée autant que lui, vite elle pétrit une galette de maïs ; tous les deux rivalisèrent de tendresse envers moi. Mes frères noirs m’aimaient ; ils estimaient très-haut ma science ; j’étais le seul d’entre eux qui pût lire. Un autre nègre, esclave de M. Hugh Hamilton, en savait autant que moi. Hélas ! celui-là, nous l’avions vu garrotté, chargé sur une charrette comme un animal de boucherie, conduit à Easton, pour y être vendu, et mené dans le Sud !

Le repas fut bientôt prêt. — J’ai diné, par delà l’Océan, avec des honorables, des aldermen, des lords mayors ; mais mon souper de galette — pain de cendres — avec Sandy, avec sa brave femme, est le plus beau festin auquel j’aie assisté de ma vie.

Le souper mangé, restait ma position. Sandy l’étudia sérieusement.

— Tu ne peux fuir ! dit-il. Notre langue de terre a la baie Chesapeake d’un côté, la rivière Pot-Pie de l’autre. Saint-Michel occupe le talon du promontoire, seul chemin ouvert derrière toi ! Tu serais traqué, repris, perdu. Retourne chez Covey !

Sandy, africain pur sang, était, par droit de naissance, en possession de je ne sais quel pouvoir magique, familier aux peuples orientaux.

— Retourne chez Covey ! répéta-t-il. Ne crains rien. Je sais une racine qui te protégera contre lui. Avec cette herbe, portée sur le flanc droit, jamais ni Covey ni pas un blanc ne te frappera. C’est expérience faite. Depuis des années que je m’en sers, je n’ai pas reçu un coup !

Cette histoire de racine miraculeuse, me paraissait absurde et ridicule, pour ne pas dire impie. Appliquer à mon côté droit, pour me garantir du bâton, une racine que foulaient sans cesse mes pieds dans la forêt !… Je rejetai l’idée. Les devins, sorciers, magiciens m’étaient en positive aversion. Toutes les lumières, toutes les fiertés de mon intelligence, se révoltaient contre leurs jongleries. Cependant : — Tes livres, ta lecture, ton écriture, me pris-je à penser, de quoi t’ont-elles servi ?

Sandy, les yeux étincelants, me pressait d’essayer : — Si cela ne te fait pas de bien, me dis-je, cela ne peut te faire de mal ! Oui sait si le Seigneur n’est pas là dedans ?

Je suivis donc Sandy, mon bon Samaritain. Nous arrachâmes la racine, et je la mis sur mon côté droit.

— Maintenant ! dit-il : Va chez Covey.


C’était le dimanche matin. Front haut, pas décidé, je marchai vers la ferme.

Tandis que j’entrais dans la cour, maître Covey et sa compagne, en habits de cérémonie, souriants et radieux comme deux anges, la traversaient pour se rendre à l’église. Ils s’arrêtèrent — si bénins, si débonnaires, que j’en restai confondu — m’adressèrent la parole avec une aménité inusitée jusque-là, s’informèrent de ma santé, me prièrent poliment de ramener les porcs, en goguette dans le maïs, et poursuivirent leur chemin.

Sandy aurait-il parlé vrai ? la racine opérait-elle, ou bien était-ce le costume du dimanche ? Le respect du Sabbat, empêcherait-il Covey de visiter mes péchés sur cette peau, qu’il tannait sans pitié les autres jours ?

Tout alla bien jusqu’au lundi. Le lundi, soit que la racine eût perdu son pouvoir, soit que Covey — comme le bruit en courait — fut plus avancé que Sandy dans la ténébreuse science ; sourires, accent moelleux, séraphique apparence, tout disparut. Une voix rude m’ordonnait, avant jour, d’aller fourrager les chevaux. L’ordre fut exécuté.

Durant le repos dominical de la veille, j’avais pris une résolution : me défendre en cas d’assaut. Mes vues spirituelles, en matière de support, s’étaient singulièrement modifiées. Ma religion ne liait plus mes mains. L’indifférence de Captain Thomas, avait coupé le dernier anneau de la chaîne. J’étais retourné sur ce point : le droit de riposte, à la commune opinion ; et je n’attendais qu’une occasion, pour faire connaître à frère Covey, à sa piété du dimanche, l’apostasie de son esclave noir.

Chevaux étrillés, écurie balayée, je gravissais l’échelle qui menait au fenil, lorsque Covey, blotti dans l’angle, d’un bond est sur moi, me saisit les jambes, et s’efforce d’y passer le nœud coulant qu’il tient en main. Son rire de loup relevait déjà sa lèvre. Certain du triomphe, il ne pensait guère aux furies qu’il démuselait ! Cet homme dont, quarante-huit heures auparavant, un mot me faisait trembler comme la feuille sous l’orage ; je lui empoigne la gorge, j’y plante mes ongles. Plus souple qu’un tigre, l’ivresse du combat dans la tête, il n’y a plus ni blanc ni noir, ni esclave ni maître : le maître, c’est moi ! À chaque effort qu’il tentait pour se relever, je rabattais Covey sur le sol, évitant de le frapper toutefois. Il me tenait, je le tenais, et ne lâchais pas.

— Oses-tu bien ? faisait-il de sa voix étranglée.

Et moi, froidement : — Oui, monsieur.

— Hugues ! Au secours !

Hugues, le cousin, arrive, se précipite vers nous. Autre affaire ; Hugues n’était qu’un hôte de la maison, il n’avait aucun droit sur moi ; je lui donne la mesure de mon poing : Autant être pendu pour un bœuf que pour un mouton ! dit le proverbe. Me bornant à la défensive avec Covey, j’adresse au cousin un atout qui l’envoie, courbé en deux, toiser le sol à distance.

Bouffi, écumant :

— Persistes-tu dans ta résistance ? balbutie Covey.

— J’y persiste. Advienne que pourra.

Mon homme alors s’étend, s’allonge, rampe vers son gourdin tombé sur le seuil et m’y traîne avec lui ! D’un revers, je l’aplatis dans la cour aux vaches : Il avait choisi son champ clos, je choisissais le mien. — Le duel continuait. Si Covey déroidissait les doigts, je m’échappais ; si j’ouvrais les miens, il me sautait dessus, et m’attachait !

Mais voici que Billy, en congé la veille, paraît au détour du sentier.

— Billy ! ici ! Billy ! crie l’homme.

Billy s’approche, insouciant, musant, se dandinant — la scène tournait au burlesque — d’un air niais :

— Que voulez-vous, maître Covey ?

— Ce que je veux ? Prends ce bandit, prends-le !

Secouant la tête, d’un geste qui lui était familier :

— Je vais à l’ouvrage ! répond Billy.

— Ton ouvrage, coquin, c’est de m’obéir ! Prends ce bandit !

— Mon maître m’a loué à vous pour travailler, non pour vous aider à battre Fred.

— Bill ! fais-je : Ne me touche pas !

— Sois tranquille ! — Et s’éloignant d’un pas nonchalant, Billy se perd dans les maïs.

Mon sort allait se décider, car à son tour Coraly, forte femme, émergeait, armée du seau à traire. Si elle prenait parti pour Covey, c’en était fait de moi. Épuisé par la lutte, exténué par les privations, je ne pouvais tenir contre deux. Mais, grâce au ciel, la révolte soufflait sur l’habitation, ce matin-là. Sommée de me saisir, Coraly répond, à ses périls et risques, comme avait répondu Billy ! Esclave de Covey, tandis que Billy ne lui était que loué, elle encourait la vengeance du maître… qui lui fit payer cher son refus.

Trois quarts d’heure avaient passé sur nous. Soudain, Covey me lâchant :

— Marche à ton ouvrage, bandit ! Si tu ne t’étais pas défendu, je ne t’aurais pas tant battu. — Il ne m’avait pas battu du tout.

Il se leva, je me levai ; il s’en alla, je m’en fus ; et pendant les six derniers mois que je restai sous ses ordres, Covey n’essaya pas une fois de m’effleurer du doigt.


Quelque ignoble qu’il vous paraisse, lecteur, cet épisode fut le point tournant de ma vie d’esclave. — Il ralluma dans mon cœur, les cendres éteintes de la passion d’indépendance. Il me donna conscience de ma virilité. Avant, je n’étais rien ; après, je fus homme.

Sans énergie, un homme est sans honneur. La force est le corollaire de la dignité. Notre âme est ainsi faite, que si l’homme débile lui inspire quelque compassion, elle ne sent pour lui d’estime, que lorsqu’elle voit poindre en ce cœur, la vaillance avec la volonté.

Et maintenant, l’esprit de liberté m’avait affranchi. Esclave pour la forme, j’étais libre de fait. Quand un esclave résiste aux coups, il est à demi délivré. Mon empire, c’était mon cœur. Je comptais, dès lors, parmi les puissants ici-bas.


Pourquoi, demandera le lecteur, M. Covey ne dénonça-t-il pas son esclave ? Pourquoi n’appela-t-il pas sur cette tête rebelle, les foudres de la loi ?

Lecteur, je me le demandai moi-même ; et, tout en y réfléchissant, je m’imaginai que Covey, vaincu par un noir de seize ans, ne se souciait pas beaucoup d’ébruiter l’aventure.

Sa réputation de dompteur, de rompeur — source de gain — s’en serait mal trouvée. L’intérêt, autant que l’orgueil, lui conseillait de garder le silence.

Il le garda.