Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Souvenirs de mon temps d’école

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 33-40).

III

SOUVENIRS DE MON TEMPS D’ÉCOLE

Il m’en reste peu. À Vaudreuil, sur la deuxième terre du rang des Chenaux, nous n’habitions qu’à dix-sept ou dix-huit arpents de l’école du village pour garçons, une Académie des Clercs de Saint-Viateur. Le matin, le clocheton de l’Académie sonnait un quart d’heure avant l’ouverture des classes. Nos grègues chaussées, je veux dire nos gentils souliers de bœuf aux talons ailés, d’une seule haleine, nous pouvions nous rendre à temps. Je pris ce chemin à six ans, un matin de septembre 1884. Je ne sais au juste ni pourquoi ni comment, mais je n’ai jamais oublié mon émotion de ce matin-là. Lorsqu’à la maison, ma mère eut terminé ma toilette et que je franchis la porte, une impression nette et poignante m’assaillit : celle d’un premier départ, de la première séparation d’avec mon chez-moi. Et depuis lors, je n’ai jamais vu partir un petit enfant pour l’école, sans me demander, avec un peu de mélancolie : « Sait-il quelle brisure il vient de faire en sa vie ? »

Tous, à la maison, nous aimions l’école et l’aimions beaucoup. Aucun mauvais temps ne pouvait nous empêcher d’y aller. Dans les grandes tempêtes d’hiver, l’un de nos plaisirs, pour nous les plus petits, c’était de nous couler sous les robes de poil, au fond de la boîte carrée. L’aîné, mon frère Albert, menait le cheval. Puis, — le fait est historique, je l’ai raconté dans Les Rapaillages, au chapitre « Les Adieux de la Grise » — arrivés à l’école, le grand frère n’avait qu’à virer la bête qui, sans rien d’autre que son discernement, s’en retournait aux Chenaux. D’ordinaire, même par les plus gros froids d’hiver, nous allions à pied, souvent de la neige par-dessus les genoux, quittes, rendus en classe, à frotter, l’un contre l’autre, nos souliers de bœuf gelés et durs comme des sabots. Presque toujours aussi, le soir, le retour se faisait à pied, quelque temps qu’il fît. Et quelle joie, certains jours, par les terribles poudreries, de foncer dans le vent nordet et de lui tenir tête, à demi étouffés par la bourrasque.

J’aimais beaucoup l’école, ai-je dit. Rien, mauvais temps, mauvais rhume, visites de parents, n’eût pu me retenir à la maison. Sur le tard de sa vie, ma vieille maman racontait volontiers à ce sujet, un incident de mon temps de petit écolier. Donc, un jour, elle me faisait, à la hâte, une coupe de cheveux. Tout à coup j’entends la cloche de l’école. Je décide de partir. Ma coupe de cheveux n’est pas finie. N’importe ! Maman se lamente, tente de me barrer le chemin par les portes de la cuisine. J’enfile la porte de devant, et je m’enfuis vers le village, la tête à moitié tondue… Je passai six ans, presque sept ans de mon enfance, à l’école de Vaudreuil. Ma dernière année, pour une raison que je donne ailleurs, je dus doubler ma syntaxe. Nous n’étions que deux dans cette haute classe : mon camarade Henri Desrosiers et moi-même. Le maître, un pauvre Frère qui se préparait à quitter sa communauté, oubliait facilement de faire la classe. Nous en profitâmes pour nous soûler de lectures.

À l’Académie des Frères, je trouvai de bons maîtres. Toutefois, je ne me souviens pas qu’aucun d’eux m’ait laissé vif souvenir ni forte empreinte. À l’école de mon village, nous apprenions peu de chose, mais nous l’apprenions bien : la lecture — même celle du manuscrit, préparation opportune quoique fort lointaine pour un futur historien — le calcul mental, l’arithmétique, un peu de géographie, un peu d’histoire du Canada, un peu d’anglais, mais surtout de la grammaire française et du catéchisme. Juste assez de quoi nous instruire sans surcharger nos petits cerveaux.

De mon temps d’école, ce précieux souvenir me reste, en particulier, que j’y pris le goût de la lecture. La bibliothèque familiale, pareille, ai-je besoin de le dire, à celle de toutes les familles paysannes, se bornait à peu de chose. L’on n’y eût trouvé, je pense, à part quelques almanachs, qu’un livre illustré, fort répandu alors : Le Miroir des âmes. Que de fois nos yeux d’enfants se sont penchés sur les scènes de l’enfer, scènes de démons encornés, pourchassant à coups de fourches, dans les flammes éternelles, les pauvres damnés ! Que de fois aussi nous avons suivi avec tremblement la montée des rares élus par la pente étroite et escarpée, vers la porte d’un paradis qui nous paraissait si haut perché ! L’Académie ne possédait pas, non plus, de bibliothèque. Mais des livres, il s’en trouvait dans les familles de quelques-uns de mes camarades. Walter de Lotbinière-Harwood, qui avait pour mère une Terroux, femme cultivée, abonnée même à quelques revues de France, me passa quelques volumes. Henri Desrosiers, le futur colonel et futur vice-président de l’Imperial Tobacco, dont le père était médecin et homme instruit, alimenta aussi ma fringale de jeune liseur. J’ai surtout lu les quelques volumes que j’ai pu gagner aux distributions de prix : premier noyau de ma bibliothèque d’écolier. Je note, par exemple, Simon et Simone, de Marthe Bertin, l’un de ces petits cartonnés assez insignifiants de la Maison Mame, à couverture rouge, ornée de quelques dorures. Simon et Simone, c’était, en quelque 143 pages, le récit d’une aventure d’amour plutôt naïve, mais dont ma jeune sensibilité ne laissa pas de s’enchanter. À l’âge de douze ans, je décrochai un prix de l’inspecteur : François de Bienville, par Joseph-Étienne-Eugène Marmette. Ah ! ce roman historique, évocation des grandes années de M. de Frontenac, et en particulier, du siège de Québec par Phipps, combien de fois l’ai-je lu et relu ! Bienville, Sainte-Hélène, Maricourt, Frontenac, et voire l’Iroquois Dent-de-Loup peuplèrent de leurs fantômes mon premier monde de héros. Serait-ce là que j’aurais pris le goût de l’histoire ? Dans la liste de mes lectures, je fais encore place à un roman-feuilleton du journal L’Étendard, Le serment du corsaire, roman d’aventures de guerre maritime, d’abordages audacieux, de l’époque barbaresque, que j’ai peut-être lu dix fois, faute d’autres mets à dévorer. Le soir, assez souvent, après souper, notre mère lisait, à haute voix, pour nous et pour le papa, des colonnes entières de L’Étendard ou de La Minerve hebdomadaire, premiers journaux accueillis dans la maison. C’est par ces lectures, qu’en 1886, je fus mis au courant de l’affaire Riel, « Affaire » qui fit de nous, petits gars d’école, d’ardents cocardiers. Jours de tension patriotique où serait révélé à nos esprits d’enfants, le duel des races au Canada. Un frisson étrange de pitié et de colère passait sur le pays de Québec. Il fallait nous entendre, dans la cour de l’école, dans les rues du village, chantant à tue-tête, et sur l’air de la Marseillaise de France, la Marseillaise rielliste, dont le premier quatrain est resté accroché en ma mémoire :

Enfants de la Nouvelle-France
Douter de nous n’est plus permis.
Au gibet Riel se balance
Victime de nos ennemis !

Parmi les bonheurs de mon enfance, j’estime à son prix d’avoir été élevé par un père ― M. Guillaume Émond ―, homme d’une droiture sans pareille, et qui, phénomène rare à l’époque, répugnait à toute partisannerie politique. De tendance conservatrice, il est vrai, et presque illettré, il écoutait de son mieux les harangues électorales et votait, non pour le parti, mais pour l’homme dont la politique lui paraissait la plus acceptable. À l’époque du « riellisme », il vota franchement pour le candidat de Mercier : ce qui mit de l’émotion patriotique au foyer des Chenaux. Plus tard, quand je pus réfléchir, je compris quel service insigne nous avait rendu notre père en nous prémunissant tout jeunes contre l’imbécillité de l’esprit de parti.

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Ma première communion

Parmi mes souvenirs d’école, me revient, on le devine, celui de ma première communion. Dans mes Rapaillages, sous le titre : « Quand nous marchions au catéchisme… », j’ai raconté mes impressions et émotions de cette période de ma vie. Heures délicieuses qui laissent, en toute âme d’enfant, l’ineffaçable empreinte ! Ai-je vraiment compris toutefois la grandeur de l’acte que je posai le matin du grand jour ? À distance, je me prends à en douter. Le curé était un homme sec et froid. Et tant à l’école qu’à l’église, nous recevions un enseignement catéchistique si formaliste où le mot à mot, l’effort de mémoire comptaient tellement plus que l’intelligence du texte. Et, dans ce texte des catéchismes d’alors, en vain eût-on cherché la moindre illustration ou image pour saisir, éveiller nos jeunes imaginations ou sensibilités. Sans doute, la grâce de Dieu pouvait suppléer à tout. Mais cette grâce, la savions-nous mériter ? Une mésaventure m’arriva, du reste, qui humilia profondément ma précoce vanité et me gâta mon bonheur. Ma mère, toujours économe, ne savait trop en quelle vieille étoffe me tailler mon habit de communiant. Un colporteur vint à passer. Il exhiba un coupon d’une certaine toile finement carreautée en noir et blanc, où le blanc toutefois dominait. Ma mère acheta le coupon pour presque rien. Et c’est ainsi qu’à l’église, parmi mes petits camarades de la Sainte Table, tous habillés de noir, je fis tache originale, trop originale. Longtemps, dans le secret de l’âme, il m’en resta un pli d’amertume. D’autant qu’en ce matin solennel, les Frères avaient décidé d’inaugurer une petite cérémonie : la lecture d’un acte de consécration des petits communiants à la Sainte Vierge. On m’avait choisi pour cette lecture. L’honneur n’était pas mince pour mes parents. Mais j’avoue avoir gravi les degrés de la balustrade avec un peu de dépit, me sentant par trop le point de mire de l’assistance, dans mon accoutrement presque aussi blanc que celui des petites filles.

Ma première image

Parmi mes souvenirs d’enfant d’école, pourquoi ne pas rappeler un autre souvenir : l’exploit qui me valut ma première image ? Sa première image ! On sait la place que tient ce grand événement dans la vie d’un jeune enfant. Le pittoresque, en mon affaire, est que cette première image, je ne l’ai pas gagnée à l’école des Frères, mais au couvent de ma paroisse. Or, voici comment la chose advint. J’avais six ans. Le couvent était en reconstruction. Mon beau-père y charroyait de la pierre. À quatre heures de l’après-midi, à la sortie de l’école, je me rendais en hâte vers le couvent, dans l’espoir de profiter de la voiture pour mon retour à la maison. Un jour, des religieuses m’entourèrent. Elles me posèrent toutes sortes de questions savantes, dont naturellement je me tirai avec avantage. Mon père, témoin de l’interrogatoire, s’empressa d’apprendre aux religieuses, qu’en sus et par-dessus tout, je possédais une très jolie voix ! Eh oui, pas moins que cela ! Enfant, l’on est toujours, par quelque côté, une petite merveille pour les chers parents. Les religieuses, les bras croisés, m’invitèrent à chanter. La poitrine cambrée, j’entonnai de ma plus « jolie voix », la première strophe de l’Ave maris Stella. Ce fut un émerveillement. La Sœur Marie-Aldégonde — je n’ai pas oublié son nom — courut me chercher une image, une image de saint Jacques le Mineur — autre détail qui m’est resté bien gravé dans la mémoire. Longtemps j’ai gardé précieusement, dans ma petite boîte, cette première image gagnée au couvent de ma paroisse. Feuille séchée comme il en est tant qui jonchent la mémoire des vieillards.

Un jour même, plus tard, jeune prêtre, appelé à prendre la parole à une distribution de prix, au couvent de ma paroisse, je racontai cet incident de ma première image de saint Jacques le Mineur, gagnée par un jeune chanteur qui en est resté à ce seul exploit.

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Élections de 1891

Raconterai-je un dernier incident de ma vie écolière : les petites élections de 1891 en mon village ? Autre événement dont j’ai fait le récit, un récit que je puis dire authentique, dans les dernières éditions de mes Rapaillages. Entraînés, électrisés par des élections partielles répétées, les petits gars de l’Académie des Frères décident, un de ces matins d’hiver, de jouer, eux aussi, aux élections. Et voilà la campagne électorale déchaînée, avec candidats des deux partis, appel nominal, force assemblées dans le village. Souvenir qui a gardé pour moi une particulière saveur et qui me rappelle comme les meilleurs parents peuvent s’accorder de faiblesse pour la précoce notoriété de l’un de leurs enfants. Si sévères pour nos moindres sorties ou courses au village, mon père et ma mère fermèrent les yeux sur mes absences, le soir, alors que seul, et pendant une quinzaine, par le chemin noir et enneigé, je me rendais à nos assemblées pour n’en revenir que vers les dix ou onze heures, la tête dans les étoiles. Et de retour au foyer, que de questions anxieuses m’assaillaient sur la marche de l’élection. Y avait-il du monde à nos réunions ? Plus de monde qu’à celles des adversaires ? Y avais-je parlé ? Quel accueil m’avait-on fait ? Et surtout, que pensaient de tout cela, les vieux, les grands électeurs présents ? Mes réponses confiantes, enthousiastes, faisaient se gourmer d’aise mes chers et indulgents parents. C’est que ces élections pour rire qui ont fini par me faire pleurer, puisque j’y recueillis une cinglante défaite, avaient révélé aux miens un don que moi-même je ne me connaissais pas : un certain don de parole. Don bien modeste, sans doute, don spontané, mais d’un effet manifeste sur mes petits camarades. Don qui m’était venu, j’imagine, pour avoir entendu, aux élections multipliées et récentes des grands électeurs, les ténors de husting les plus réputés du temps et dont quelques-uns m’avaient véritablement passionné. Au juste, de quoi pouvaient bien s’étoffer mes discours, ou plus justement, mon babillage électoral ? Par la lecture des journaux et des brochures des clubs villageois — car il y avait de ces clubs — j’avais appris en gros le système parlementaire de mon pays, la politique des deux grands partis en ses principales lignes. De quoi me bourrer la tête de tout un magasin de clichés et de périodes sonores qui me permettaient, sans papier à la main, de haranguer, d’un seul souffle, pendant un quart d’heure, vingt minutes, mes camarades émerveillés, et voire les grands électeurs qui s’amusaient prodigieusement à nos assemblées. Je n’étais pas candidat. Mais j’étais l’un des piliers de mon parti. Et avec quelle conscience je m’efforçais de porter mes hautes responsabilités ! Mon élan ne m’allait quitter que le soir du scrutin, alors que, par corruption et tricherie naturellement, politicien novice et naïf, je dus encaisser la défaite et assister non impassible à la joie folle et arrogante de mes camarades rivaux. À la maison, ce soir-là, quand je réintégrai le foyer, avec mes lauriers d’orateur notablement défraîchis, ni mes frères, ni mes sœurs, ni mon père, ni surtout ma mère, ne me parurent gais, mais point du tout. Finie, éteinte, la petite gloire de village et son enchantement éphémère !

Par cette campagne électorale, a-t-on dit parfois, j’aurais néanmoins gagné d’aller au « grand collège ». Non, la chose était d’ores et déjà décidée dans ma famille. Le niveau social y était modeste ; mais il y avait l’ambition de le dépasser : l’ambition de l’économie, de l’épargne, du travail pour libérer la terre de ses dettes, devenir propriétaire libre, donner aux enfants plus d’instruction qu’on en avait reçue, pousser si possible un fils aux grandes études, faire de lui un prêtre… ! Quelle famille paysanne, même de ce temps-là, ne nourrit pas cette aspiration ? Il n’en reste pas moins que le geste du colonel Antoine Chartier de Lotbinière, le colosse à barbe d’argent, qui, le jour de l’appel nominal, après l’un de mes discours, se détacha de la foule pour me serrer ostensiblement la main et me féliciter, comme de raison, d’avoir défendu les bons principes, ce geste du grand chef bleu ne manqua point de fortifier la décision de mes parents. Comme quoi la politique mène parfois à quelque chose.