Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Au presbytère du Mile End

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 273-291).

III

AU PRESBYTÈRE DU MILE END

En 1917, un événement d’importance minime, eût-il semblé, va marquer profondément ma vie. Depuis mon arrivée à Montréal, soit depuis dix-sept à dix-huit mois, j’habite au presbytère de Saint-Jean-Baptiste. J’ai dit la situation qui m’y est faite : situation incompatible avec un enseignement qui, à lui seul, fait plus que m’absorber. J’en avise un jour l’auxiliaire de Montréal, Mgr Gauthier : « Ou me nommer simple vicaire, lui dis-je, ou me nommer simple professeur. » Non, certes, encore une fois, que le ministère paroissial m’inspire la moindre répugnance. Mais ni ma santé, ni le temps laissé à ma disposition ne me permettent de faire face à ce qu’en somme l’on m’a désigné pour devoir d’état. Au fait, un historien, conscient de son métier, peut-il faire autre chose que de l’histoire ? Un homme connaît ma situation et la déplore : l’abbé Philippe Perrier. À parler franc, c’est chez lui que, dès l’automne de 1915, j’aurais souhaité loger. On m’envoya à Saint-Jean-Baptiste, je ne sais trop pourquoi, pour me préserver apparemment d’une influence grandissante, celle d’un prêtre, qui, en hauts lieux, porte ombrage. Un jour, au début de 1917, je reçois un téléphone de l’abbé Perrier : « J’ai une chambre libre ; si vous voulez la prendre, elle est à votre disposition. » Le jour même je demande et obtiens la permission de changer de logis. Je ne connais alors que de loin le sympathique abbé. Au Grand Séminaire de Montréal, il m’a enseigné en ma quatrième année — année de quatre mois — le droit canonique. Ici et là nous nous sommes rencontrés dans les congrès. Il est mon aîné de dix ans. Mais cet homme fort intelligent, aussi apôtre qu’intelligent, porte au cœur un amour passionné des jeunes. Il s’intéresse vivement à tous les événements de la vie nationale et religieuse. Déjà, en 1915, il compte parmi les figures éminentes du clergé de Montréal et du Canada français. Pour cela même, j’ai voué depuis longtemps à ce magnifique prêtre une admiration qui touche au culte. Il me reçoit à bras ouverts. « Je connais votre situation, veut-il bien me dire ; je l’ai vécue moi-même à une certaine période de ma vie. Je ne vous demanderai rien. Vous me chanterez tout au plus une grand-messe chaque matin. Vous en fixerez l’heure vous-même : celle qui vous accommodera en votre travail. Et cette heure restera fixée pour toujours. Tout ce que je veux, c’est vous aider à travailler. »

L’abbé Perrier est alors dans la cinquantaine. Il reste en pleine force. Très studieux, très cultivé, homme de culture générale et de sciences ecclésiastiques, chacun vient à lui, et du monde religieux et du monde laïque, comme à l’homme de conseil avisé et sûr. Plus encore que le prêtre cultivé, on estime en lui le prêtre tout court. Prêtre, il l’est dans toutes les dimensions de ce grand mot. Plus tard, à la cathédrale de Montréal, lors de la célébration de son cinquantenaire de sacerdoce, je lui rendrai cet hommage. Hommage que j’ai repris plus explicitement à sa mort, dans Le Devoir, et qu’on a reproduit avec quelques autres, dans l’un des fascicules de l’École sociale populaire. Toujours j’ai regardé mes dix ans passés au presbytère de l’abbé Perrier comme l’une des éminentes faveurs que le Ciel m’ait faites. Pendant ces dix ans de vie intime où j’ai pu l’observer de si près, rien, je dois le dire, n’a diminué l’admiration que j’avais vouée à mon aîné. Curé, il l’est foncièrement, pleinement, si bien que ses amis, même ceux qui vivent hors de sa paroisse, le désignent habituellement entre nous, par ce simple titre, mais si expressif : le Curé ! Toujours le premier levé et le premier rendu à l’église, on le trouve assidu au confessionnal avant et après sa messe, et tous les jours de confession ; il ne manque jamais un office paroissial, prêche plus souvent qu’à son tour. Et quelle prédication que la sienne, claire, nourrie de doctrine, pratique, vigoureuse, vrai jaillissement d’une source évangélique ! On le verra présent à toutes les funérailles de ses paroissiens quels qu’ils soient. Même fidélité en ses visites aux malades ; personne ne meurt dans la paroisse sans avoir reçu la visite du curé. Ce qui n’empêche pas cet homme actif de donner son coup d’épaule à toutes les œuvres ou mouvements qui viennent le solliciter et qu’il juge méritants. Le plus admirable, c’est qu’en sa paroisse, il ait su créer un profond et puissant esprit de famille. Il avait redonné vie à un type d’entité paroissiale devenue rare dans les grandes agglomérations urbaines : type de la cellule religieuse où le curé, pasteur et père, rallie ses fidèles dans le sentiment d’une authentique parenté. La paroisse du curé Perrier porte canoniquement le vocable du Saint-Enfant-Jésus ; mais pour les paroissiens, c’est, dans la géographie ecclésiastique du diocèse de Montréal, un groupement à part qui a pour nom, la « Mâlaine » (prononciation française de Mile End). Le curé Perrier, c’est le curé de la « Mâlaine ». Et les paroissiens sont les paroissiens de la « Mâlaine » : titre que chacun arbore avec fierté et qui a valeur d’une fraternité presque attendrie.

L’école nationaliste

Dirai-je la particulière incidence en ma vie de mon entrée au presbytère du curé Perrier ? Elle me jettera au cœur même du mouvement nationaliste. Le Curé, franc patriote, n’a rien du prêtre politicien. Mais il est de cœur et d’esprit avec le groupe d’hommes, disons même l’école, qui s’applique alors, au Canada français, à un relèvement national. Et il se trouve que les principaux chefs de l’école habitent presque tous la paroisse du Curé ou en sont de proches voisins. Henri Bourassa est paroissien de la « Mâlaine » ; de même Paul-Émile Lamarche, Antonio Perrault, le Dr Joseph Gauvreau, les Drs  Jean-Baptiste Prince et Louis Verschelden. Omer Héroux habite à la périphérie et, je crois aussi, Georges Pelletier. Très hospitalier, le Curé reçoit tout ce monde à son presbytère. Y fréquentent non moins assidûment les prêtres, les religieux, et voire les personnages épiscopaux en communion plus ou moins étroite avec le Credo nationaliste. C’est au presbytère de la « Mâlaine » que, de passage à Montréal, viennent s’héberger le Père Charles Charlebois, le Père Rodrigue Villeneuve, l’abbé Georges Courchesne, l’évêque de Rimouski, Mgr Léonard, l’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Arthur Béliveau, l’évêque de Gaspé, Mgr F.-X. Ross et quelques autres aussi. Ce n’est pas pour rien que, dans les cercles ecclésiastiques, on appelle avec une pointe d’humour ou de dépit, le presbytère du Curé, « l’évêché du nord ». Après la disparition de Mgr Bruchési, gravement malade, beaucoup d’évêques, qui ne goûtent guère l’accueil plutôt glacial de son coadjuteur, marquent nettement leur préférence pour l’ « évêché du nord ».

Je m’attarde à décrire ce milieu. Je voudrais en délimiter nettement l’influence que j’aurais pu en subir. On y a tellement cherché l’origine de ce que l’on a pu appeler mon système de pensée et voire ma conception de l’histoire. Lors de mon arrivée au presbytère de l’abbé Perrier, en 1917, ai-je besoin de le dire, je suis déjà nationaliste ; je le suis depuis longtemps, à la façon du Curé. Je le suis comme tout Canadien français normal, ou si l’on veut, comme tout tenant d’un groupe culturel minoritaire, exposé au péril d’endosmoses redoutables, obligé par conséquent à la préservation des éléments essentiels de sa culture. Être nationaliste, est-ce autre chose ? Et y a-t-il si grand crime à l’être ? Malheureusement, par la plus extraordinaire des aberrations, l’on a tellement galvaudé et déformé l’idée et la chose au Canada français, qu’on a fini par stigmatiser le nationalisme comme une monstruosité idéologique et comme une sorte de péché. Vertu chez les Anglo-Canadiens, vice honteux chez les Canadiens français. À nos beaux esprits, rien ne paraît plus étroit. Pour un peuple penser à soi, se replier sur soi, égoïsme archaïque, immonde. Comme si les plus grandes nations n’étaient pas obligées, de temps à autre, à ces reprises de conscience, à ces raccrochements aux idées-forces de leur civilisation. Et comme si se replier sur soi, c’était s’enfermer dans une coquille. Pourtant je crois avoir connu quelque peu la pensée de mes contemporains. Que voyions-nous dans la doctrine nationaliste, sinon, pour notre petit peuple, une synthèse vitale ? Une doctrine humaine, à maints égards, profane sans doute, destinée à sauvegarder des valeurs humaines. Mais ces nationalistes des lendemains de 1900 se souviennent aussi que la civilisation, entité organique, « s’appuie essentiellement sur un choix spirituel ». Dès lors ils croient et professent que l’avenir de leur nationalité réside dans un vigoureux équilibre de forces matérielles et spirituelles, et voire dans une information de celles-là par celles-ci. Synthèse, pour reprendre le mot, où le temporel et l’humain restent à leur rang, et, sans doute, restent aussi dans un refus absolu de toute forme d’angélisme. Ce qui ne signifie point assurément, comme on l’a tant de fois prétendu : la religion, l’Église pour la patrie, pour la nationalité, la langue, mais le terrestre, le temporel s’ordonnant et se laissant ordonner vigoureusement par le spirituel pour les fins les plus hautes de l’homme, les fins les plus hautes du pays et du monde. L’urgent devoir de toute nation, c’est d’abord de se bien porter soi-même, disions-nous. Nous ne voulions ni ne cherchions autre chose.

J’ajouterai qu’en outre, la doctrine nationaliste d’il y a cinquante ans s’offrait à nous avec cet autre prestige d’un rajeunissement de la vie politique et d’une reprise décisive de notre ligne historique. Elle nous débarrassait des clichés et de l’infantilisme de pensée où tentaient de nous maintenir les équipes des vieux partis. Pour la province de Québec, notre province, être nationaliste, c’est alors préconiser la nationalisation de la vie politique et économique ; c’est, dans tous les ordres, préparer un renouveau de la petite patrie. Pour le Canada, c’est la reprise de l’effort qui, depuis la Conquête, n’avait cessé de nous entraîner à l’émancipation complète de toute forme de colonialisme. C’est par cela, plus encore que par le verbe brûlant d’un Bourassa, que la doctrine nouvelle a séduit notre génération. Un peuple jeune, une génération de jeunes hommes se laissent facilement prendre par l’espoir fascinant de mener la petite et la grande patrie à l’âge adulte, débarrassées pour toujours des tutelles avilissantes. Que voulez-vous ? Un temps vient où un peuple se sent majeur, capable de marcher sans béquilles ; de ce jour, il ne peut souffrir qu’avec crispation, sur la terre natale, la domination de l’or étranger et le flottement d’un drapeau étranger. Doctrine, sentiment, je le sais, qui dérangeaient alors bien des routines et un loyalisme vieillot. Pour combien de la vieille génération, vers 1900, le statut colonial paraissait quelque chose de clos, de définitif. Qu’avions-nous besoin d’aspiration à l’autonomie et surtout à l’indépendance regardée ou presque comme une hérésie politico-religieuse ? En des thèses pesantes, des ecclésiastiques se feront les cariatides d’un empire vermoulu et se donneront l’émoi de saint Augustin devant l’écroulement de l’Empire romain. L’école nationaliste elle-même, vers 1910, n’évoque l’ultime étape qu’avec une infinie discrétion. Mais à quelles épaves se cramponne toujours la vieille école de nos hommes politiques ! De passage à Paris, en 1931, les étudiants de la Maison canadienne me rapporteront, à ce sujet, une exclamation éplorée de ce brave homme que fut Thomas Chapais. Le vénérable sénateur revenait de Genève où il avait siégé à la Société des Nations, à titre de délégué du Canada. 1931, c’était l’année du Statut de Westminster, document pourtant assez inoffensif. Mais le cher homme ne contenait plus ses alarmes devant cette grave évolution de l’Empire britannique. « Où allons-nous ? », s’était-il écrié devant les étudiants les bras levés au ciel. Exclamation révélatrice. Si même en 1931 des hommes intelligents en politique pensaient ainsi, que pensaient les autres ?

L’école nationaliste, je ne le cache pas, s’est présentée à moi avec une autre séduction. J’ai rencontré là quelques-unes des plus hautes intelligences et des plus nobles cœurs de mon temps. Leur influence a marqué ma vie, et d’une certaine façon, mon enseignement. J’ai aperçu, j’ai compris l’attente de ce milieu intellectuel. J’y ai trouvé un stimulant qui m’a fouetté, qui m’a fait concevoir encore mieux les sévères exigences de mon métier d’historien. Non, certes, que la pensée ne soit jamais entrée en mon esprit d’asservir ce métier à quelque école ou à quelque groupe que ce fût. Dès lors je crois pouvoir me rendre ce témoignage : je ne conçois nullement la discipline de l’histoire comme une maîtresse d’impassibilité. M’acquitter de ma tâche, je sais que je ne le pourrai ni ne le devrai faire par un dépouillement de ma qualité de catholique et de Canadien français. Ce serait me dépouiller, à mon sens, de mon être original, du fond même de ma personnalité. Ce dépouillement, le souhaiterai-je au surplus, qu’il me paraît impossible. On ne se dépouille de soi-même qu’à la condition assez affligeante de n’être personne. Je m’en explique dans l’ « Avertissement » de l’un de mes premiers volumes, Vers l’émancipation :

Nous ne confondons point l’impartialité avec la neutralité. L’histoire est un acte moral non affranchi par conséquent des finalités suprêmes. Notre ambition et notre droit sont de l’écrire et de l’enseigner comme doivent le faire un catholique et un Canadien français. L’historien doit travailler et penser avec toute sa personnalité ; s’il fait « le neutre et l’indifférent », dirons-nous avec Bossuet, « il abdique sa qualité d’homme ».

Cependant si parfaite que soit sa volonté d’impartialité et d’objectivité, l’historien ne peut faire qu’il n’appartienne à ce monde mystérieux et mêlé d’images, de sentiments, d’idées, de traditions, d’influences innombrables qui l’ont individualisé, ont modelé certains aspects de son esprit. Il reste de son pays, de sa nationalité, de sa foi : toutes choses, s’il est bien né, dont il ne peut s’abstraire. En quelle mesure échappe-t-il et peut-il échapper à ces prises puissantes, à cette moitié d’être, dirais-je, qui est en lui ? Autre chose : se peut-il cacher la répercussion, le rôle redoutable de son œuvre si mal structurée ou si mal écrite qu’elle puisse être ? L’on n’offre pas impunément à sa réflexion la vaste expérience humaine. Combien la tentation est grande de prêter à l’histoire des lois qui ne sont ni de son ressort ni de sa juridiction ou d’enchaîner les faits pour des conclusions ou des interprétations qui sembleraient par trop recherchées.

Serais-je tombé parfois dans ces illusions ou ces travers ? On me renvoie là-dessus à certains de mes discours ou de mes conférences où je me suis appliqué à tirer quelques leçons du passé et où je n’ai caché ni sentiments ni penchants. À ce sujet me faudrait-il reprendre, une fois de plus, la réponse que tant de fois j’ai faite ? Dans son cabinet de travail ou dans sa chaire de professeur, rien ne libère l’historien des lois sévères de sa discipline. Mais son œuvre écrite ou achevée, qui peut bien empêcher cet homme de réfléchir sur elle ? Et au nom de quoi lui serait-il interdit de faire profiter les siens de sa vision plus riche, plus aiguë du passé, parce que plus éclairée et plus immédiate ? Sans doute, doit-il se méfier de ce que l’on appelle trop volontiers les lois de l’histoire. La loi présuppose un déterminisme que ne supporte point le fait historique livré aux fluctuations de la liberté humaine. L’histoire n’est pas davantage un perpétuel recommencement. Les générations ne se succèdent point pour reprendre indéfiniment les mêmes erreurs ou les mêmes réussites. En certaines limites, l’histoire en resterait-elle pour autant inutilisable ? Une longue et véridique expérience enseigne pourtant que les actions humaines n’échappent pas aux lois générales de la causalité. Nous n’avons plus à apprendre, par exemple, que telle déviation intellectuelle conduit infailliblement à des catastrophes d’ordre moral, politique ou social. Et de même, autre leçon qui a son importance : l’histoire nous aura appris, et bien avant Valéry, que les civilisations sont mortelles, mais qu’elles ne meurent pas de la même mort ni après une égale durée. Encore que pour aucune la résistance ne soit illimitée, l’expérience historique nous a révélé qu’elles ne sauraient excéder ou exagérer dans l’un et l’autre de leurs éléments essentiels, matériel et même spirituel, sans être tôt frappées de caducité. Grains de sable qui bloquent la machine. Mais en revanche, tout équilibre reconquis peut opérer le redressement d’une civilisation. Autrement dit, les civilisations au moins pour un temps seraient guérissables. Pour les peuples petits et jeunes, quelle leçon plus opportune d’optimisme !

Méditations, ou, si l’on veut un mot moins sévère, jongleries auxquelles n’ont pas résisté les plus grands de la confrérie des historiens. L’austère Fustel de Coulanges ne s’y est pas dérobé dans ses Leçons à l’impératrice qui fleurent, à tant de pages, une intention patriotique mal voilée. Camille Jullian, sa monumentale Histoire de la Gaule terminée, prononce, au Collège de France, ses leçons en trois volumes : Au seuil de notre Histoire, où trouvent place des chapitres sur la « Valeur morale de l’Histoire » et sur les « Forces éternelles de la Gaule ». Dans A Study of History, Arnold J. Toynbee reprend les idées maîtresses de son œuvre et ne cesse de ratiociner sur les civilisations et leurs rencontres. Dans les derniers temps de sa vie, René Grousset écrit ces maîtres volumes que sont Bilan de l’Histoire et L’Homme et son histoire, dont les titres parlent d’eux-mêmes. Et qui se plaindrait de pareilles œuvres ? Par son métier, l’historien a chance, plus que bien d’autres, de prendre, du passé des hommes, une perspective de plus large envergure. Pourquoi lui refuser le droit de réfléchir ? Ils ne sont pas si nombreux ceux qui peuvent indiquer les « câbles de haute tension » où se trouve accrochée la destinée du monde.

■ ■ ■

Je me suis peut-être écarté de mon sujet. On me croira loin du presbytère du Mile End. Il n’en est rien. J’y reviens. Combien de fois mes amis et quelques autres — je n’ai pas eu que des amis — ont cru discerner, dans mes écrits et dans mes discours, l’influence du fameux presbytère. Rien ne serait plus faux assurément que d’y voir un cénacle du nationalisme, et surtout le laboratoire où ma doctrine aurait subi son incubation. On l’a cru voir jusqu’en ma conception de l’histoire, conception gravement infléchie, a-t-on prétendu, et qui aurait même dégénéré en histoire de type nationaliste. Les influences du milieu sur tout homme, quel qu’il soit, qui peut se flatter de les déceler et de les mesurer avec exactitude ? Notre esprit a des recoins et des replis qui échappent à toute exploration. On commence à peine d’explorer le fond de l’océan. Où est la technique qui permettrait de voir clair dans cet autre océan : les ultimes profondeurs de l’âme humaine ? Dans mon petit jardin de Vaudreuil, lorsque plantées trop près les unes des autres, je l’ai constaté, des fleurs de même variété, mais de couleur différente, aboutissent, par le mélange des racines ou par le vol des pollens, à de notables échanges de nuances et voire à des réductions au même type. Ces phénomènes de biologie se reproduiraient-ils dans le monde de la psychologie ?

Le presbytère de l’abbé Perrier fut avant tout une maison sacerdotale. Le prestige de ceux-là qui l’ont fréquenté ne pouvait empêcher néanmoins que l’atmosphère n’en fût imprégnée d’un certain esprit, de certaines idées. Ces idées, j’ai essayé d’en rappeler quelques-unes. Puissé-je avoir démontré que le nationalisme de l’époque n’eut rien de la caricature qu’on en présente trop souvent ! Et ce faisant, je songe moins, qu’on veuille le croire, à une apologie d’un groupe d’hommes que j’ai profondément admirés, encore moins à une apologie personnelle. Je songe surtout aux terribles conséquences de certaines déviations de pensée. Voici, en effet, une chose bien extraordinaire : nulle part, peut-être, le nationalisme n’est plus désavoué, plus bafoué qu’au Canada français. Nulle part le mot n’a de sens plus péjoratif. Cependant quel petit peuple au monde serait tenu plus que le nôtre, de façon plus impérieuse et plus légitime, à l’attitude et à l’action nationalistes ? Mais alors et au nom de quelle déraison et au prix de quels périls voudrait-on qu’il s’en dispensât ? L’avouerai-je, et qu’on me pardonne la vulgarité de la comparaison, le geste de l’insecte qui se mange les pattes ne m’a jamais paru si intelligent.

La guerre de 1914

Au presbytère du Mile End, on vit une vie intense. À mon arrivée, j’étais encore relativement jeune. Je sortais d’un milieu de petite ville plutôt ouvrière et très petitement bourgeoise. J’arrive au presbytère en 1917, au plus vif de la première Grande Guerre. Une vague de fanatisme impérialiste soulève le Canada. Contre cette hystérie, Henri Bourassa et son équipe mènent une campagne ardente dans Le Devoir et sur les tribunes publiques. Le chef nationaliste est alors dans tout le rayonnement de son extraordinaire talent. Sa popularité est à son apogée. Ce sont peut-être aussi les années où il écrit ses articles et prononce ses discours les plus audacieux. On n’a qu’à relire ses conférences, Hier, aujourd’hui, demain, les mieux charpentées et les plus retentissantes peut-être qu’il ait prononcées. Dans la même série prend place son volume au titre passablement provocateur : Que devons-nous à l’Angleterre ?, recueil d’articles déjà parus dans le journal Le Devoir. La presse anglo-canadienne et les politiciens va-t’en-guerre ripostent, on le pense bien, avec fureur. Menaces de la prison et voire de la pendaison planent sur la tête de l’orateur et du journaliste. Dans la presse canadienne-française, les journaux loyalistes, et par exemple, L’Action sociale de Québec où écrit un abbé politicien, ferraillent avec autant de véhémence contre l’anti-impérialisme de Bourassa. Une lettre pastorale des évêques où se sont glissées quelques expressions qu’on a cru suspectes, avive dangereusement ces controverses. Dans la « Mâlaine », ai-je dit, en elle et autour d’elle, vivent quelques-uns des principaux chefs nationalistes. Au presbytère si accueillant, tous ont leur entrée libre. Paroissien du Curé, Henri Bourassa y fait de fréquentes apparitions. Par la force des choses, la maison du curé Perrier prend facilement figure d’un foyer antiparticipationniste à la guerre impériale. L’effervescence des esprits atteint son plus haut point lorsque les politiciens d’Ottawa, levant le masque, posent carrément le projet d’une mobilisation générale de la jeunesse canadienne et de son envoi sur les champs de bataille de l’Europe. Dénouement inévitable, prédit par Bourassa, qui prend barre ainsi sur les participationnistes de tout poil. Les passions se déchaînent de plus belle. Années dures, excitantes : presse, opinion anglo-canadienne, politiciens d’Ottawa, même les plus huppés, donnent à fond contre la récalcitrante province de Québec. On ne lui ménage ni injures, ni anathèmes. Au presbytère de la « Mâlaine », les jeunes gens affolés, exaspérés, viennent chercher conseil. En fallait-il davantage pour donner au Curé figure de séditieux ? La police secrète a charge de le surveiller. On épie son téléphone. On l’accuse de cacher, dans les caves de l’une de ses écoles, des centaines de fusils. Accusation qui se précise lorsque des jeunes gens qu’on a vus au presbytère s’en vont, une nuit, à Cartierville, placer des bâtons de dynamite sous les vérandas de la maison de lord Atholstan, propriétaire du Star de Montréal. Le coup rate, mais l’on en devine la répercussion d’un bout à l’autre du Canada.

Heures passionnées, redirai-je encore une fois, et bien propres à tenir les habitants du presbytère dans un état d’extrême tension. Nous autres, les clercs, nous ne pouvons pas ne pas beaucoup souffrir de la mésentente qui va croissante entre les chefs religieux et la masse du peuple. Attardés plus qu’il ne faut au vieux loyalisme, nos évêques se sont faits trop ouvertement participationnistes, au moins par quelques-uns de leurs chefs. Un abbé politicien, l’abbé D’Amours, directeur en fait de L’Action sociale de Québec, les influence dangereusement. Pourtant le curé Perrier ne se départit point de son calme habituel. Un seul moment il nous a paru troublé et presque à l’angoisse. C’est lorsque les chefs politiques d’Ottawa ont pris la décision de conscrire le travail. Tout sujet canadien est invité à signer ce que l’on appelle une « carte du service national », avec indication de son âge, de ses aptitudes, de sa profession ou de son métier. Le peuple n’est pas lent à flairer là une mesure préparatoire à la conscription militaire. Dans le Québec, les signatures s’en vont plus que rares vers Ottawa. Dans le diocèse de Montréal, Mgr Bruchési pense autrement que la foule et, par lettre pastorale à lire du haut des chaires d’église, engage la population à signer la carte. L’Archevêque se fonde sur une assurance formelle des gouvernants d’Ottawa : en l’affaire, il ne s’agirait que d’une efficace organisation du travail de la population. Promesse, ai-je besoin de le dire, qui sera impudemment violée. Un drame surgit dans l’âme de beaucoup de curés. Lire la lettre épiscopale, c’est à coup sûr s’exposer pour l’avenir à de graves reproches des paroissiens trompés ; ne pas la lire, c’est commettre envers le chef du diocèse, un acte de désobéissance publique. Plus que personne, l’abbé Perrier vivra ce drame. Il était homme de conscience et il vénérait son Archevêque d’une vénération qui allait jusqu’à l’amitié. Il le prouva pendant la cruelle maladie qui affligea l’Archevêque en ses dernières années. De tous côtés, on téléphone au presbytère : « Faut-il lire ou ne pas lire ? » Le curé choisit à la fin le parti du silence. « Plutôt que de bredouiller la lettre comme plusieurs curés se proposent de le faire, je crois plus sage et plus honnête de me taire », dira-t-il. Et la lettre épiscopale ne fut point lue dans la chaire du Saint-Enfant-Jésus. Fallait-il faire autre chose ? Il se peut et j’incline à le croire. Mais il faut avoir vécu ces terribles heures pour comprendre en quelle perplexité se pouvaient débattre les esprits les plus graves et les mieux intentionnés.

Pour ma part, si j’ose évoquer mon modeste cas, je me suis toujours efforcé, ce me semble, de rester un prêtre discipliné. Je n’ai jamais eu le goût de discuter les directives de mes chefs. J’avoue cependant n’avoir jamais compris, ni dans la guerre de 1914, ni dans celle de 1939, la ferveur belliqueuse des chefs religieux, ces bulletins par trop ressemblants à ceux des chefs d’armée, et ces dénonciations véhémentes de l’ennemi. Derrière ces appels à la défense de la liberté, de la civilisation et de la chrétienté, était-il si difficile de soupçonner ce qui se cachait de propagande frauduleuse et de cyniques cupidités ? Que les hommes d’Église des diverses nations et des divers camps n’observent-ils, en pareilles occasions, la conduite si digne, si élevée des chefs suprêmes de la Sainte Église, rôle d’arbitres et de souverains pacificateurs ? Le temps des papes guerriers et à cheval est heureusement révolu. Quand donc les évêques, successeurs des apôtres, imitant leur chef, deviendront-ils uniquement, en temps de guerre, des hommes de prière et des prédicateurs de la paix du Christ ?

J’avais besoin de rappeler cet épisode de ma vie. Sortant d’un petit monde fermé et aussi terre à terre que Valleyfield, j’allais apprendre ce que certains milieux peuvent fournir d’excitant pour forcer un homme à donner davantage pleine mesure.

Mort de l’abbé Antonio Hébert

J’ouvre, si je puis dire, une parenthèse, mais une parenthèse avec majuscule et cernée de traits noirs. Pas plus que les autres événements les bonheurs ne s’enchaînent. Presque en même temps où j’entrais au presbytère de l’abbé Perrier, un deuil m’atteignait cruellement : la mort de l’un de mes meilleurs amis de Valleyfield, l’abbé Antonio Hébert. Pourquoi rappellerai-je ici ce souvenir ? Il y a des morts qui laissent après elles, comme l’on sait, trace vive et longue. Elles ressemblent à ces bornes et à ces stèles qui, sur la route, marquent la fin d’une étape. Après la disparition de cet ami, c’est un peu un chapitre de ma vie, nos années de jeunesse sacerdotale qui mélancoliquement s’envolent. Je me souviens de cette blessure qui prit du temps à se fermer.

J’ai dit en quelle intime collaboration, au Collège diocésain de Valleyfield, nous avons tous deux travaillé pendant six ans. Il est professeur de Belles-Lettres ; j’enseigne la Rhétorique. Nous avons pu ajuster nos enseignements et les compléter l’un par l’autre. Au Collège, il a souffert plus que personne de l’incompréhension du milieu. Malade, il a dû s’en aller avant moi. Et ce départ, je ne l’ai pas caché, m’a fort incliné moi-même à partir. On l’a nommé curé dans une paroisse reculée du diocèse : Saint-Antoine-Abbé. Il y recueille une succession pénible. Les difficultés de son poste, sa façon de s’y donner usent rapidement ce cardiaque de santé fort compromise. Miraculé de Sainte-Anne-de-Beaupré, guéri vers les vingt ans d’une ostéite au genou qui menaçait de lui fermer l’accès au sacerdoce, il ne sait que faire, eût-on dit, pour payer sa dette au ciel. Avait-il le pressentiment d’une existence plutôt brève ? Vivre deux vies dans une semble sa devise. Au bout de quelques mois de ministère, il prend le chemin de l’Hôtel-Dieu de Montréal pour y mourir le 31 décembre 1916. Quelques jours après ses funérailles, à Sainte-Martine de Châteauguay, j’écris un article-souvenir dans Le Devoir du 19 janvier 1917, que j’insère ici :

M. l’abbé Antonio Hébert

Nous l’avons reconduit l’autre jour au cimetière de sa paroisse. Ce fut un modeste qui fit beaucoup de bien en faisant peu de bruit.

Il est mort à 40 ans. Au bord de cette tombe prématurément ouverte, et qui se refermait sur une vie active et pourtant si close, on songeait à part soi que l’erreur serait profonde de juger d’une existence par ce qui en paraît au dehors, et que les vies les plus cachées sont quelquefois les plus grandes. Hélas ! notre légèreté et notre insouciance nous empêchent d’y prendre garde : ce sont ces morts anonymes, ce sont leurs travaux, leurs sacrifices ignorés qui alimentent et élèvent la vie intérieure d’une race.

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Il a vécu le meilleur de sa vie dans l’ombre d’un collège, au service de la jeunesse. Il fut de ceux qui apportent à la grande œuvre les hautes qualités qui en rendent digne. Pendant 15 ans il s’écrasa de besogne et de surmenage pour ne point trahir son ministère. Il fut mieux que de son temps, il fut de son moment ; il ne croyait point que la tâche de l’éducateur dût se limiter à la formation du jeune homme abstrait, être cosmopolite et déraciné, impropre aux adaptations du présent. Ses élèves n’ont pas oublié avec quelle verve originale, quelle conviction conquérante, il leur enseigna l’histoire de leur pays. C’est qu’il appartenait à cette génération d’éducateurs qui auront éveillé dans la jeunesse les grandes inquiétudes patriotiques, et par qui nous sortirons peut-être de cette crise de pacifisme obstiné où nous étions en train de dissoudre nos dernières énergies.

De ces élèves il voulut aussi faire des apôtres. Convaincu que plus de lumière impose plus de devoirs, et que Jésus-Christ incarné et rédempteur mérite d’être aimé et servi de toutes nos forces, il n’admettait pas qu’on pût proposer un autre idéal de vie à un jeune homme chrétien de culture classique.

Il possédait plusieurs des vertus qui conquièrent les âmes jeunes. Ancien élève des universités européennes, par son travail de tâcheron, il s’était donné des clartés d’un peu de tout. Une puissance de travail tout à fait exceptionnelle le servait admirablement. À la fois professeur de Belles-Lettres, de Théologie dogmatique, d’Écriture sainte, directeur d’une académie et d’une congrégation de la Sainte Vierge et chapelain d’un couvent, il n’en trouvait pas moins le temps de courir chaque année, en marge de sa besogne quotidienne, de longues et fructueuses randonnées à travers les diverses provinces de la connaissance. Une année il choisit de s’occuper d’Écriture sainte ; une autre d’histoire universelle ; une autre, d’histoire du Canada, etc. Et Dieu sait le nombre de volumes qu’il trouvait le temps de dévorer et de mettre en fiches. En ces derniers temps, il s’était procuré la grande Histoire de l’Église de l’abbé Mourret. Et il me disait en montrant les gros bouquins empilés sur sa table : « Quand je pourrai lire un peu, j’en mangerai bien un par semaine. » Il aimait les beaux livres, les belles reliures, les choses d’art. Il attendait les envois des librairies d’Europe avec une impatience vraiment amusante. Je me souviens de l’enivrement intellectuel que lui causait l’annonce de cette simple nouvelle : « Vos livres sont arrivés. » Alors il s’emparait des nouveaux venus, les rangeait avec ordre sur sa fenêtre, puis, il allait de l’un à l’autre, les ouvrait, les palpait, les feuilletait au vol ; il appelait cela « flatter ses livres ». Il n’y a pas dix jours, de son lit de malade à l’Hôtel-Dieu, il envoyait encore à Paris, une forte commande d’ouvrages de tous genres.

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Il l’emportait néanmoins par le caractère, un caractère d’essence rare, tout de loyauté et de lignes droites. Ennemi de tous les biaisements, ce doux portait si loin le culte de la franchise, que la défense de ses idées tournait facilement à de l’intransigeance. Dans les sentiments et l’amitié, rien ne lui faisait plus horreur que les simulations et les feintes. L’autre jour, à ses vieux amis fidèles, il disait dans son langage typique : « Vous, du moins, votre amitié ne sonne pas le fer-blanc ! » Un de ses intimes me le confiait encore hier : « Cet homme, j’en suis persuadé, ne connut jamais une tentation de jalousie. » C’était dire la vérité même. Jusqu’à la fin, il garda des étonnements naïfs devant le mal et la grande tricherie universelle. Le spectacle du mensonge, des petites intrigues, des petites fourberies, des petits caractères, le faisait souffrir d’une souffrance aiguë, et lui arrachait les seules colères qu’il voulût se permettre. « Quand on aime vraiment le bon Dieu, aimait-il répéter, c’est si simple de laisser les autres faire le bien. »

Et dans ce caractère je ne vois rien de rigide ni de compassé. Au fond, on y trouvait la bonté, la bonté généreuse et accueillante, et aussi la bonté joyeuse et gaie. « Jamais aucune peine ne nous est venue de cet enfant », disait sa mère. Il avait des échappées de belle humeur, des saillies pittoresques qui révélaient une âme toute simple et de tournure savoureusement originale.

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Tout cela lui faisait une piété de la plus franche et de la plus noble qualité. Il l’avait nourrie aux meilleures sources : celles de la théologie et des grands mystiques. Mais le Livre sacré demeura toujours à ses yeux le livre qui passe avant tous les autres. Sa connaissance de l’Écriture était si sûre et allait si loin qu’elle avait la vertu d’une concordance. Il entretenait une prédilection pour saint Paul. Dans les derniers temps de sa maladie, il fit demander qu’on lui apportât le premier volume de la Théologie de saint Paul par le R. P. Prat, s.j. Comme on lui faisait observer que c’était d’une lecture bien difficile, bien ardue pour un malade : « N’importe, dit-il, mettez-le là près de moi, j’aime tant ce saint Paul que de voir son livre me fera du bien. »

Sa piété devait le faire orateur. Sans rien des dons qui font le prédicateur peigné et correct, il atteignait aux effets les plus puissants. Que de fois les congréganistes de la Sainte Vierge de son collège sont montés à l’étude, émerveillés des choses qu’il leur avait dites. J’assistai à son sermon de début dans la paroisse où, arrivé malade, il a achevé de briser sa vie. Il recueillait une succession difficile. Avant l’heure de la messe, on était venu au presbytère lui proférer des menaces. Il monta en chaire, lut sans commentaires la lettre de son évêque, puis fit la lecture de l’évangile du jour et commença une homélie sur « le péché, le grand et l’unique mal ». Dans l’auditoire un peu fiévreux, ce fut tout de suite le grand silence. Le prédicateur parlait avec force, avec une conviction faite d’énergie et d’émotion où se livrait l’âme ardente d’un apôtre. Il eut des gestes empoignants, des mots inspirés. Des allusions délicates et pourtant transparentes passaient à travers ses paroles. Bientôt les mouchoirs se portèrent aux yeux. Et quand l’homélie finie, le nouveau curé descendit de la chaire, je revois encore, dans la foule émue et remuante, les échanges de regards et de signes de tête qui voulaient dire : « Celui-là, c’est un prêtre ! »

Au reste, il portait le surnaturel à fleur de peau. Dans la plus simple conversation, il prodiguait de ces mots spontanés qui révélaient une âme exquise et devenaient des rappels aux plus hautes vues de la foi. Quand, il y a deux mois, il arriva à l’Hôtel-Dieu, épuisé, à demi mourant, il devint pour quelques jours incapable de la plus courte prière. « Je me suis trouvé si faible, dira-t-il après coup, que, pour la première fois de ma vie, je n’ai pu dire mon chapelet. » Et il ajoutera du ton le plus simple : « Ce me sera là un sujet d’orgueil de moins. » Huit jours avant de mourir, il a écrit dans un Nouveau Testament que des mains pieuses lui avaient prêté : « Aujourd’hui j’ai reçu l’Extrême-Onction. Ce fut le plus beau jour de ma vie. »

C’est peut-être la parole où il a mis son âme le plus parfaitement, celle dont ses amis voudront embaumer son souvenir.

Oui, voilà toute son âme et toute sa vie. Et c’est là toute son œuvre. Il n’a pas élevé de monuments ; il ne laissera pas une ligne à la plus courte postérité. Il a fait mieux que ces œuvres vaines où essaie de se survivre une pensée mortelle. Il a travaillé sur les âmes qui ne meurent pas. Il laisse des jeunes gens qui lui devront de s’être éveillés aux nobles idéals parce qu’il aura passé dans leur jeunesse, si grand, si pur, si prêtre ! Il laisse des amis qui se purifieront toujours du souvenir de sa grande amitié, puisque entre ceux qui restent et ceux qui s’en vont, se continuent des communions immortelles. À tous ceux qui l’ont connu, il laisse la bienfaisance durable d’un caractère et d’une âme de beauté, comme notre pauvre temps, hélas, n’en sait plus montrer que rarement.

Le jour de ses funérailles, quand il est sorti de l’église pour se rendre au cimetière, les anges du Bon Dieu se sont mis à jeter de la neige blanche sur son cercueil. Aux siècles de légende, ce sont des fleurs de lis qu’ils eussent fait pleuvoir sur cette dépouille, enveloppe d’une âme de surnaturel et de blancheur.

Lionel Groulx, ptre

Le Devoir, 10 janvier 1917.

Je viens de le dire : l’abbé Hébert avait vécu le meilleur de sa vie dans l’ombre d’un collège. Éducateur-né, il apporte à l’œuvre insigne les qualités qui en rendent digne. Les témoins de sa vie peuvent l’attester : il s’écrasera de travail pour ne point trahir son ministère. Méditatif, d’une vie intérieure profonde, il sera remarquablement de son temps. Je le range dans l’équipe de ces jeunes prêtres qui, après 1900, s’emploient à éveiller, dans la jeunesse, l’inquiétude religieuse et patriotique. Le problème national, ils s’efforcent de le dégager des étroites lisières du problème politique. Vingt ans au moins avant l’établissement officiel de l’Action catholique, ils essaient de montrer à la jeunesse laïque son rôle dans l’Église. À Valleyfield, l’abbé Hébert, je puis le dire, marque une génération de collégiens. Ce n’est pas lui qui eût pensé s’acquitter de sa tâche d’éducateur en formant des jeunes gens sans racine, sans prise sur le réel, non plus que des jeunes chrétiens d’un christianisme spéculatif, désincarné, fantômes précoces qu’on voit s’avancer dans la vie, les yeux clos sur ce qui se passe autour d’eux. Je rencontre parfois quelques-uns de ses anciens : ils n’ont pas oublié avec quelle verve originale, quelle conviction conquérante, il leur enseignait et leur religion et l’histoire de leur pays ! Pour concilier les deux tendances apparemment divergentes de l’universalisme et de l’incarnation de la foi catholique, il aimait répéter : « Tout l’univers dans les yeux, mais les pieds quelque part. » On ne sera pas étonné de le voir intimement mêlé, en son collège, à la seconde Croisade d’adolescents, celle de 1910 à 1914.

Je regardai se fermer cette tombe et je n’ai jamais si bien compris les deux sens du mot « souvenir » : survivance dans la mémoire, mais aussi évocation de l’irrévocable, d’un passé mort. Un souvenir, je le sentis, ne mourrait jamais en moi. Mais quelque chose était bien mort, ô mon ami, ces années qu’ensemble nous avions si fraternellement vécues.


Lionel Groulx à Rome, en février 1907


Page manuscrite du premier cours universitaire de Lionel Groulx