Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Période de tâtonnement

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 293-300).

IV

PÉRIODE DE TÂTONNEMENT

Après cette première série de cours sur « Nos luttes constitutionnelles » à l’Université, j’ai pris quelque temps à m’orienter dans mes recherches et travaux d’histoire. Vers quel autre sujet me diriger ? Il s’en fallut de peu que vers ce temps — était-ce en 1916 ou en 1917 ? — ma vie prit une tout autre orientation. Un jeune avocat, futur sénateur, Léon Mercier-Gouin, fréquente assez régulièrement ma chambre. Son père est alors premier ministre de la province. Le fils n’en professe pas moins, verbalement en tout cas, des idées nationalistes. La proposition me venait-elle de lui ? Venait-elle de quelque autre ? Ancien étudiant d’Oxford, il me laisse entendre que si des études en Angleterre paraissent serviables au jeune professeur que je suis, rien ne me serait plus facile que d’obtenir une bourse du gouvernement. Je n’aurais qu’à présenter ma supplique au premier ministre. Ai-je eu tort de ne pas pousser davantage cette affaire ? Maintenant que j’aperçois tout le profit que j’aurais pu tirer d’une couple d’années d’étude à Oxford, j’incline à regretter mon excès de discrétion. La vérité est que farouche indépendant, j’ai toujours répugné à me laisser passer le moindre fil au doigt ou à la langue. J’ai tâché d’organiser ma vie en me passant de l’aide compromettante des politiciens. Je fis mine de ne pas comprendre l’invite de mon jeune ami. Aujourd’hui, je le répète, j’incline à me donner tort. À Oxford, j’eusse pu obtenir une excellente initiation à la discipline historique. J’y aurais appris à manier la langue anglaise, ce qui m’eût permis d’affronter les auditoires anglo-canadiens. Et il est assez probable que je serais revenu du centre de l’Empire aussi Canadien français qu’à mon départ, ma carapace de vieil enraciné m’ayant préservé de toute contamination. Au surplus, à cet automne de 1916, mon enseignement que j’ai appris à aimer m’enchaîne. Mon premier problème se ramène à l’organiser.

Avant toutes choses il me faut tenir compte d’impérieuses réalités. À qui s’adresse mon cours d’histoire ? En l’absence d’une Faculté des lettres régulièrement organisée — ce qui ne viendra qu’en 1920 — je n’ai pas d’étudiants ; j’ai un public. Impossible, par conséquent, de m’appliquer à un véritable cours universitaire, je veux dire un cours qui s’applique à l’étude d’un problème d’histoire cerné, fouillé, retourné patiemment, où l’élève, tout en s’instruisant, apprend une méthode de travail. Un cours de cette espèce n’eût pu que lasser et dégoûter un auditoire composé de quelques érudits et de quelques amateurs, mais surtout d’auditeurs qui, pour être cultivés dans l’ensemble, n’en ignorent pas moins déplorablement l’histoire de leur pays. Au reste, l’étude spécialisée d’un problème historique n’a chance d’intéresser et de profiter que si elle se greffe sur un fond assez large de connaissances. Sur ce point, mon expérience de petit collégien à Sainte-Thérèse m’avait instruit. On nous enseignait l’histoire du Canada en Rhétorique à l’aide d’un manuel d’enseignement primaire : enseignement qui m’a rebuté à un point que je ne puis dire. Mais en vue de corriger, sans doute, les déficiences du manuel, le professeur entreprit un jour de nous exposer, en quelques leçons, l’établissement du régime municipal au Canada. Doctes leçons, peut-être, mais de nul intérêt pour les petits ignorants que nous étions des moindres notions du régime démocratique ou parlementaire. Il nous eût fallu des préliminaires, des leçons préalables sur le milieu social où ces institutions s’implantèrent. Certes, à l’Université de Montréal, la composition de mon auditoire m’imposait de lui apporter du nouveau. J’aurais à m’élever au-dessus de l’enseignement collégial. Toutefois, pour répondre à l’attente du public, pouvais-je dépasser le niveau d’un quelconque enseignement supérieur de l’histoire du Canada ? Malgré qu’il en eût, le cours prenait forcément la forme d’une conférence. Nécessité circonstancielle qui explique le caractère et l’allure de mes premiers ouvrages d’histoire.

Vers quel sujet orienter mes cours ?

Un autre problème se pose pour moi. Professeur improvisé, mais obligé à une série de cinq cours publics pour chaque saison universitaire, c’est-à-dire à la préparation et à la composition d’un volume d’histoire par année, quels sujets aborder ? Pour chaque année, je souhaite présenter une tranche d’histoire qui se tienne, qui ait quelque unité organique. Mais deux exigences se dressent ici devant moi : la part de temps qu’il m’est possible de consacrer à mes recherches aux archives et les pauvres moyens dont je dispose pour mener ces recherches. Pour aborder et enserrer la moindre période, j’ai aussi à tenir compte de mon mince bagage de connaissances générales en histoire canadienne. Car j’ai toujours soutenu et je soutiens encore, qu’à moins de dix à vingt ans de recherches patientes et d’une prise de vue au moins panoramique de la matière, il n’appartient qu’à la témérité de se prononcer avec assurance sur le moindre problème en histoire. Et j’ai toujours admiré ces jeunes professeurs, si intelligents qu’ils soient, qui, après quelques années à peine de recherches et sans avoir eu le temps de prendre mathématiquement une vue d’ensemble, dissertent, sur le ton dogmatique, de tous les petits et grands aspects de leur matière, y compris les plus ardus. Mais j’y reviens : quelle période d’histoire, même canadienne, est de contexture assez simple, assez peu chargée d’événements pour être saisie, explorée en quelques mois, et par un professeur qui en est encore à l’âge primitif de la transcription des documents au crayon ou à la plume ? Et à une époque, par surcroît, où les archives, même les archives publiques, celles d’Ottawa comme celles de Québec, — les unes à 125 milles de Montréal, les autres à 180 milles, — sont encore si imparfaitement inventoriées. À Ottawa, l’archiviste, Arthur Doughty, ne me ménagera jamais sa bienveillance, mais je ne trouverai là personne pour me fournir quelque assistance appréciable. À Québec, où je n’irai que rarement et pour cause, le service des archives est encore inexistant en 1915. M. Pierre-Georges Roy en gémit. Un jour que je m’en vais y consulter les Actes de foy et hommages de l’époque seigneuriale, il me fait voir en quel désordre et délaissement sont abandonnées les archives, peut-être les plus riches du Canada. Lorsque mon prédécesseur, me confie-t-il, m’a remis les clefs de ces pièces, il m’a dit tout bonnement : « Voici les clefs de nos Archives ; mais franchement je ne sais rien de ce qui existe là-dedans. » Ce n’est qu’en 1919, comme l’on sait, que paraîtra le premier Rapport de l’Archiviste de la province de Québec.

Toutes ces difficultés dressées en travers de ma route, j’aurai à les résoudre seul. Et voilà ce qui peut expliquer les tâtonnements de mes premières années d’enseignement. Après « Nos luttes constitutionnelles », dont je n’ai abordé qu’une faible partie, je décide de m’orienter vers les événements de 1837-1838. Quels motifs m’ont poussé de ce côté-là ? Selon toute vraisemblance, j’y ai aperçu un sujet d’étude complémentaire, une suite assez naturelle de mes travaux de l’année précédente. J’avoue, en outre, que l’envie, l’ambition de voir clair, en cette période si embrouillée par publicistes et historiens, entra pour beaucoup dans mon choix. S’y est-il mêlé quelque attrait pour le fruit défendu ? La chose n’est pas impossible. Que de fois, au collège, me suis-je senti agacé par certaines attitudes des autorités. Dans nos académies les événements de 1837-1838, c’était le sujet intouchable. Nous pouvions discuter de tout, du déluge et des pharaons, comparer hardiment Napoléon à Charlemagne, peser sans sourciller les cendres de ces grands hommes et de quelques autres. Pour nos maîtres, les « Patriotes de ’37 » entraient dans la catégorie de ces révoltés ou réprouvés dont des jeunes gens de bonne compagnie devaient refuser la fréquentation. Dans l’impitoyable histoire, les « Patriotes » occupaient à jamais ces limbes où sont condamnés, dans nos cimetières, les enfants morts sans baptême. Nul parti pris en cette attitude de nos maîtres. Ils cédaient tout bonnement à une vieille tradition de méfiance, d’autant qu’ils ignoraient cette période de l’histoire canadienne comme à peu près tout le reste. Lors de la préparation de mon petit manuel d’histoire pour mes collégiens de Valleyfield, j’avais été choqué par la partialité des ouvrages écrits sur ces événements, partialité sommaire, dogmatique. Je ne l’étais pas moins du rapetissement indu qu’on faisait subir à cet épisode de l’histoire canadienne. Pour n’avoir trop fait que de l’histoire politique, et une histoire politique parfaitement étriquée, presque tous nos historiographes avaient inconsciemment, me semblait-il, regardé ces événements par le gros bout du télescope. Pour eux, de 1760 à 1840, le mal au Canada français n’aurait été que politique ; et nos parlementaires ne se seraient nourris que de soucis politiques, que de luttes politiques et autour de ces misérables futilités qui s’appelaient le rite parlementaire du vote des subsides, ou de futiles querelles de préséance entre les Chambres coloniales et les proconsuls britanniques et leurs Conseils. À cela ajoutons le loyalisme désuet, mais ardent et d’autant plus ardent que naïf, professé à l’égal d’une foi religieuse par quatre à cinq générations de Canadiens français envers la Couronne britannique. Et l’on comprendra dans quel relent d’hérésie restaient dûment ensevelis les audacieux qui avaient osé porter la main sur le vieux système colonial.

Pour l’année 1916-1917, je choisis donc d’entretenir mon auditoire de ce que je n’ose appeler, selon la vieille formule, l’insurrection, mais les « Événements de 1837-1838 ». Et je dois avouer qu’en quelques hauts lieux l’on ne me vît pas sans inquiétude aborder le téméraire sujet. Ai-je réussi à y projeter un peu plus de lumière, un peu plus de nouveau ? Je crois avoir fait effort pour donner à ces événements leur véritable caractère et dimension. Beaucoup, ce me semble, cessèrent de les voir comme une période isolée, une explosion volcanique spontanée. Je m’étais appliqué à les présenter comme un simple épisode, une péripétie plus violente dans le long drame politique amorcé au lendemain de 1760, ressurgi en 1774, puis surtout après 1791, drame d’un peuple en quête de sa liberté contre les visées et les entreprises du conquérant. Je tentai aussi de définir l’attitude du clergé et du peuple en cette période troublée. Cette dernière étude devait paraître, quelque temps plus tard, dans la revue L’Action française. Seul chapitre, du reste, de mon cours de cette année-là, que j’ai consenti à publier. Devenu un peu plus sûr de mon métier, je me rends compte qu’un ouvrage d’histoire, plus que tout autre, doit savoir dormir au fond des tiroirs. Et non seulement parce qu’il a besoin du refroidissement accoutumé, mais dès lors, cette persuasion s’est faite en moi qu’une documentation n’est jamais à bout de fin et que nulle expression n’est plus vaine ni plus prétentieuse que celle d’ « histoire définitive ».

« Les Origines de la Confédération canadienne »

Mon sujet de l’année suivante : 1917-1918 m’est dicté par les circonstances. L’on est au cinquantenaire de la Confédération. Que s’est-il passé au juste en 1867 ? Qu’était-ce que ce contrat politique intervenu alors entre les provinces canadiennes et dont certains articles ont, au cours du demi-siècle qui a suivi, donné lieu à tant de débats passionnés ? La première Grande Guerre n’est pas encore terminée. Jamais, pas même aux jours sombres du riellisme, ni aux périodes les plus agitées de la querelle scolaire du Manitoba, n’a paru plus fragile l’entente entre les deux races. Nos associés anglo-canadiens usent par trop généreusement de la vieille arrogance des conquérants. Par ses silences et ses lacunes, la Constitution fédérative serait-elle responsable de ces mésententes, de cette désunion ? Les bâtisseurs du nouveau Canada, ceux qu’on appelle les « Pères de la Confédération », surtout les « Pères » du Canada français, auraient-ils effroyablement manqué de vision ou de sens politique ? Autant de problèmes qu’il me faudrait examiner. Et cette fois, il est entendu que j’aurai à publier mon cours d’histoire. Aucun ouvrage d’ensemble en langue française n’existe, à l’époque, sur ce sujet historique capital. L’heure presse, me dit-on, de renseigner l’opinion. J’entends néanmoins, faute toujours de temps et de moyens, restreindre le plus possible mon sujet. Mon cours aura pour titre : « Les Origines de la Confédération canadienne ». Il ne laisse pas de susciter quelques remous. Nous vivions, vais-je le répéter, des heures cruelles. La guerre a chauffé à blanc les susceptibilités des impérialistes. Entre eux et les nationalistes canadiens-français, la passion est bien proche d’atteindre au paroxysme. Un historien, même un historien, a grand-peine à garder son sang-froid. Me suis-je départi ici et là de la sérénité du métier ? J’en ai bien peur. Je me suis laissé aller à quelques allusions par trop évidentes aux malaises de l’heure. En mes conclusions, par exemple, pour réconforter les inquiets, les découragés, j’ai tiré quelques leçons ; j’ai même osé évoquer la fragilité des grandes puissances ou des empires. Audaces qui allaient m’attirer des contrecoups — on le verra plus loin — jusqu’à la Société Royale du Canada. Parmi les miens, je m’en vais susciter d’autres réactions, à peine moins malveillantes. Toutes les générations depuis 1867, et voire la mienne, ont été élevées dans le culte des « Pères de la Confédération ». Pour nos maîtres, ils prenaient figure de personnages historiques sacrés, canonisés ; bref des surhommes que l’on ne discute ni ne mesure. Or, le premier parmi les historiens du Canada français, j’aborderai, et à la maigre distance d’un demi-siècle, cette histoire des origines de la Confédération. J’avais, en outre, le dessein de l’aborder en toute liberté d’esprit, en totale objectivité. Or, dès les premiers pas, hélas, il m’apparut qu’il me faudrait raccourcir singulièrement la taille des idoles. Les fameux « Pères » n’ont pas tous été ce que l’on peut appeler les premiers venus ou des hommes médiocres. Mais à mesure que les documents les faisaient surgir devant mes yeux, combien ils me parurent pauvres d’idées, pauvres de culture générale, de bon sens et d’adresse ! Cartier, Langevin, surtout ce pauvre Langevin, se peut-il, en notre histoire politique de ce temps-là, personnage plus affligé de cette faiblesse impardonnable à un homme d’État : la naïveté ? Naïveté sur l’importance, la portée des textes constitutionnels tenus d’ordinaire pour si peu de chose par les Britanniques ; naïveté sur l’avenir du pacte politique, sur la loyauté des associés qui affichaient pourtant avec tant de désinvolture, leur complexe de supériorité. Ces constatations et quelques autres, j’eus le malheur naturellement de les dire à mes cours, puis de les écrire en mon volume. Scandale sans précédent aux yeux des prétendus héritiers des « Pères », les rejetons du parti conservateur. Le jeune professeur d’histoire du Canada prit figure d’un audacieux vandale. Un jour de fête universitaire, je rencontre dans les corridors de l’Université de la rue Saint-Denis, M. Philémon Cousineau, alors professeur de droit constitutionnel, je crois, et l’un des chefs du parti conservateur à Québec. Le brave collègue ne put se dispenser de me jeter au visage, et sans aménité : « Vous, l’abbé Groulx, je ne vous pardonnerai jamais d’avoir démoli les “Pères de la Confédération”. » Étude bien rapide et bien imparfaite, mon petit volume, tiré à 3,000 exemplaires, ne s’en vendit pas moins rapidement. Plus de 2,000 exemplaires sont enlevés dans les deux semaines qui ont suivi la publication, annonce L’Action française (II : 222). L’Action française (III : 36-41) publie, sur le petit livre, un article trop élogieux d’Henri d’Arles. Un an plus tard, l’édition est épuisée.