Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Fin du tâtonnement

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 301-304).

V

FIN DU TÂTONNEMENT

Par bonheur j’en ai fini de mes tâtonnements. J’aperçois avec netteté, du moins l’ai-je cru dans le temps, les lignes définitives qui devront me guider, m’orienter désormais dans l’organisation de mon enseignement. Mes amis ne cessent de me pousser vers l’étude du Régime britannique. Ce n’était pas commencer par le commencement. Mais l’important pour les nôtres, me disait-on, « c’est de connaître leur histoire depuis 1760 ; c’est d’y ressaisir la ligne de notre destinée ». « C’est l’époque que nous connaissons le moins, ajoutaient quelques autres, et pourtant celle qu’il faudrait surtout savoir. » Vue assez juste, de la part d’un petit peuple de courte histoire et de courte expérience et dont le destin s’est trouvé chaviré par la catastrophe de la conquête anglaise. Je cède à ces instances. Et c’est ainsi que, dès 1917, j’entreprenais résolument l’étude, tranche par tranche, du Régime britannique. Dans mon dessein d’alors, je me proposais d’y mettre dix ans, pour ensuite aborder le Régime français et lui consacrer le même temps. De là, pensais-je, en mon illusion de débutant en la carrière, pourraient sortir une dizaine de gros volumes, dont cinq pour chacun des régimes. Et ce serait l’œuvre de ma vie, le magnum opus. Jeune, plein d’ardeur au travail et plein d’endurance, je crois alors chose possible, aux forces et à la vie d’un seul homme, d’écrire l’histoire d’un pays et d’un peuple. Quel homme ne porte pas en soi quelque grand dessein brisé, sous ce lit de feuilles mortes où pourrissent tant d’illusions ?

« La Naissance d’une Race »

Toutefois, avant d’entreprendre l’étude du Régime britannique, je sens le besoin de me donner une vue d’ensemble du régime précédent. L’histoire est une continuité et qui ne s’explique bien que si l’on tient toutes les mailles de la chaîne. Considération qui m’amène à professer et à écrire, pour l’année 1918-1919, « La Naissance d’une Race », essai de synthèse qui me permettra d’aborder, dans les deux années qui vont suivre, « Lendemains de conquête » (1919-1920), puis le premier volume de Vers l’émancipation, le seul que j’ai publié d’une longue série restée heureusement dans mes cartons.

Dans Le Devoir, à une date non indiquée dans mon spicilège, mais qui est de l’automne 1918, M. Héroux, toujours fidèle en sa publicité gratuite, annonce mes cours sur la « Naissance d’une Race ». Je transcris ici quelques parties de son article. Il semble bien que mon ami fût au courant de mes projets. Il écrit :

M. l’abbé Groulx avait d’abord raconté Nos luttes constitutionnelles. L’année suivante, il essaya de jeter un peu plus de clarté sur les causes et les circonstances de l’insurrection de 37-38. Il a fait, l’an passé, le récit des origines de la Confédération. Il remonte, cette année, aux sources mêmes de notre histoire. Il y a peut-être, dans sa décision, un peu du sentiment qui fit jadis bondir le jeune Garneau. On se rappelle l’incident classique : le ton méprisant de l’Anglo-Canadien disant au petit étudiant québecquois : Mais vos ancêtres, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Et la fière décision d’où sortit notre première grande histoire : Je vous l’apprendrai ! M. l’abbé Groulx a dû plus d’une fois souffrir de l’ignorance de trop des nôtres et frémir sous l’injure qu’adressaient à nos aïeux, avec la plus grande candeur du monde parfois, certains écrivains étrangers. Il a voulu disposer une fois pour toutes de certaines légendes, appuyer sur des faits et des textes précis leur réfutation…

Ces lignes suivent un long paragraphe où M. Héroux, après une courte note sur le public de mes cours et l’attitude de mon auditoire, définit, non peut-être ma méthode, mais ma conception de l’histoire : conception, j’en conviens, qui comportait quelques éléments hétérodoxes, et surtout, comme on dirait aujourd’hui, une part d’histoire trop « engagée » :

Ce soir, à huit heures et quart, dans la grande salle de l’Université Laval, M. l’abbé Groulx commencera son cours public d’histoire du Canada. Ce cours, depuis sa fondation, est l’un de ceux qui réunissent les auditoires les plus nombreux, les plus attentifs. L’orateur bénéficie du réveil, auquel il a si fortement contribué, qui porte vers les choses du pays la curiosité du public. Il a ce grand avantage aussi de rendre la science aimable, d’exprimer dans une langue harmonieuse et souple le résultat de ses recherches. Puis, il ne s’en tient pas au simple récit des faits ; il essaie d’en dégager la philosophie. Sa parole ouvre de larges horizons, de vastes perspectives. Puis encore, l’auditoire sent bien que le professeur n’aborde point ce cours comme une leçon d’algèbre ou de trigonométrie. C’est de la vie qu’il manie, de la vie qui fut celle de nos pères et qui peut être créatrice d’un généreux avenir. Lui-même, dans un récent article de L’Action française, s’est assez clairement expliqué sur le sentiment qui l’anime.

Cette part faite au compliment d’une amitié trop bienveillante, M. Héroux cite assez longuement cet article de L’Action française où je me suis expliqué sur ma conception de l’histoire nationale et de son enseignement :

Ma conception de l’Histoire

L’histoire nationale n’est point une matière de caractère spéculatif comme les langues mortes ; elle n’est pas uniquement un moyen ou un élément de culture générale. C’est une science pratique qui prétend à la conduite de la vie. Elle a pour fin d’orienter toute une catégorie d’actes humains, quelques-uns des plus élevés après ceux de la religion ; elle est le catéchisme des croyances et de la morale patriotiques… L’histoire ne conserve point le passé à l’état de matière inerte, stérilisée. Elle conserve et transmet de la vie ; elle peut être un multiplicateur de forces. Par elle les vertus et les forces des vivants s’augmentent à chaque génération des forces et des vertus des morts. Sans l’histoire, nous ne garderions dans le mystère de nos nerfs et de nos âmes, que de vagues tendances, que des vestiges presque informes de la vie et des héroïsmes anciens. Là s’arrêterait la transmission parcimonieuse du sang et ainsi s’anéantiraient peu à peu tant d’efforts séculaires pour amener jusqu’à nous l’âme enrichie des aïeux. Mais voici que vient l’histoire, doctrine et maîtresse vivantes, passé et tradition recueillis et condensés. Tout le butin glorieux qu’elle a glané le long des routes du passé, elle l’offre à nos intelligences et elle nous fait entrer en possession de notre patrimoine spirituel. À la transmission du sang va maintenant s’ajouter la transmission de l’esprit.

Par le magistère de l’histoire, ce qui n’était que vestige presque effacé, tendances ou instincts, devient conscience, idéal et volonté. Oui, nous sentons à n’en pas douter un levain mystérieux secouer notre héroïsme en puissance ; dans nos âmes de fils, toute la vertu héréditaire se réveille et afflue, et les volontés des ancêtres s’imposent à nos consciences d’héritiers comme des impératifs catégoriques… De l’ensemble des actes des ancêtres, de leurs résolutions et de leurs attitudes dans le labeur quotidien et aux heures plus graves, se dégage une pensée particulière, une intention longue et perpétuelle, qui est la tradition. L’histoire s’empare de cette pensée ; elle la dissémine au fond de l’âme de tous et elle crée la lumière et la force qui ordonnent les activités innombrables d’un peuple et le poussent à l’accomplissement de ses destinées.

Aujourd’hui, certes, j’abrégerais de beaucoup cette dissertation un peu diffuse ; j’atténuerais le rôle par trop souverain de la discipline historique ; je lui assignerais surtout un rôle plus désintéressé, plus dégagé. Entre autres choses je ne dirais pas qu’elle a pour fin d’orienter ou de diriger la vie des peuples ; tout au plus affirmerais-je qu’une fois écrite, l’histoire, même la plus objective et la moins engagée, ne saurait ignorer le dynamisme qu’elle porte en soi, les impulsions où peuvent entraîner son magistère et la leçon de ses expériences. J’ai voulu toutefois transcrire cette page de L’Action française, ne serait-ce que pour indiquer l’évolution que subit, avec le temps, ma pensée d’historien, si évolution il y eut.