Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Nouvelle extériorisation
NOUVELLE EXTÉRIORISATION
Vos conférences mettent plus que jamais en relief quelques-unes des plus belles pages de notre histoire politique. Tous ceux qui vous ont entendu souhaitent que vous ne vous arrêtiez pas là et j’espère que leur vœu sera exaucé une année prochaine.
L’abbé Camille Roy, regardé alors comme le prince de la critique au Canada français, m’écrit pour sa part (22 avril 1916) :
Permettez-moi de vous féliciter… très chaudement pour l’œuvre si opportune et si solide que vous avez faite cet hiver à l’Université. Le vif succès de vos conférences orales et écrites vous a déjà récompensé un peu, j’en suis sûr, du travail si opiniâtre que vous vous êtes imposé.
Enfin, l’évêque auxiliaire de Montréal, Mgr Georges Gauthier, après lecture des cinq brochurettes, m’adresse ce chaleureux compliment :
Je suis allé d’une conférence à l’autre avec une satisfaction très profonde. Laissez-moi vous dire un cordial merci. Laissez-moi aussi vous féliciter chaleureusement. Aux heures sombres que nous traversons vous nous rendez un service de premier ordre en nous remettant sous les yeux la résistance si intelligente et si héroïque de nos pères. Vous nous donnez surtout des motifs d’espérer. Et Dieu sait si nous en avons besoin.
Débuts à L’Action française
Il eût fallu me laisser à l’histoire. Mes amis vont s’appliquer de leur mieux à me tirer hors de ma voie, assurés sans doute de trouver de trop complaisantes complicités en cette doublure d’homme d’action que, même historien, j’ai continué de porter en moi-même. Ce sont d’abord les sociétés d’action nationale qui viennent solliciter ma collaboration : en tête desquelles la Ligue des droits du français. En janvier 1917, la Ligue commence la publication d’une petite revue : L’Action française, destinée à un certain avenir et qui va prendre, en ma vie, quelle large place ! La revue s’est donné l’allure d’une revue d’avant-garde, de combat. Elle n’a rien de commun avec l’œuvre et le journal de Charles Maurras en France. Elle n’en emprunte que le nom. Mais elle sera vraiment d’action française, tournée exclusivement vers les problèmes du Canada français. Et son originalité sera peut-être d’en chercher la solution avec une passion fébrile. Le principal animateur du groupe, le Dr Joseph Gauvreau, définissait ainsi la nouvelle venue : « organe vigilant, allègre, énergique, et surtout traditionaliste ». Et le Docteur assignait cette tâche à la revue : « Travailler, par une action inlassable, à la survivance de notre race, c’est-à-dire au maintien de sa foi, de sa langue et de ses traditions ». À ce moment-là, je ne fais pas encore partie de la Ligue des droits du français. Mais elle a déjà sollicité ma collaboration à son Almanach de la Langue française, jusque-là la plus importante de ses publications. Sa revue aussitôt fondée, la Ligue ne tarde point à me faire appel. Édouard Montpetit écrit l’article de tête du premier numéro : « Vers la supériorité ». J’écris le premier article du deuxième numéro : « Une action intellectuelle ». Je me crois fondé à prédire, en notre Canada français, une grande époque littéraire : nous avons été menacés, froissés ; nous avons craint et souffert ; c’est plus qu’il ne faut, me semble-t-il, pour susciter un réveil intellectuel. Aux heures des grandes menaces, il suffit qu’une race ne s’affaisse pas dans la démission pour que, de la conscience du danger, jaillissent les meilleurs sursauts de ses énergies. Au surplus, dans la jeune génération très optimiste, il me paraît que s’accroît, chaque jour, « la pléiade de ceux qui portent au front l’ardeur d’une pensée, et qui veulent la dire et qui la disent avec des mots d’artiste ». J’indique où devra prendre son appui ce nouvel essor de la pensée canadienne-française. Et aux esprits chagrins qui gémissent sur l’extrême pauvreté de la « matière canadienne », qui ne savent quoi glaner, avec quoi nourrir un talent, étoffer une œuvre en ce pays aride, j’étale hardiment les richesses d’art en puissance que recèlent notre passé et notre terre. Aux romanciers, je dis, par exemple : « Il y a du drame partout où il y a de la vie… Cessons d’être aveugles ou expatriés et nous cesserons d’être improductifs ou livresques… Le temps est venu où quiconque croit posséder une idée féconde, n’a plus le droit de la garder pour soi tout seul. »
En feuilletant le premier volume de la revue, je note la large part que j’y ai déjà prise ou qu’on m’y a fait prendre dès les débuts. Encore à Valleyfield, j’avais souhaité la naissance d’une revue qui serait une « grande revue ». Le 28 mai 1915, il m’arrive même d’inciter M. Henri Bourassa à fonder ce périodique. Ma lettre, une longue lettre, parut dans Le Devoir du 12 juin. Je rappelais à M. Bourassa les fins expresses de son mouvement d’idées : « viser à la tête », atteindre d’abord l’élite intellectuelle pour de là, atteindre le peuple. Or, ajoutais-je :
sans contester la grande puissance du journal, même pour cette action sur l’élite, vous n’ignorez pas cependant que les gens qui pensent se laissent moins gagner par l’article de journal toujours un peu éphémère, que par les pages du livre ou de la revue qu’on lit chez soi, à tête reposée, qu’on annote, qu’on discute, pages où la pensée est plus élaborée, parce que l’espace est plus large, où la pensée aussi est plus sûre d’elle-même, parce qu’on l’a mieux méditée. N’est-ce pas Victor Giraud qui affirme, dans les Maîtres de l’heure, que l’article de revue l’emporte même sur le livre de nos jours, pour l’action et l’influence ? Quelques-uns des plus grands courants d’idées qui ont traversé le monde intellectuel français, en ces dernières années, n’avaient-ils pas pris origine dans « Les Affaires de Rome » d’Eugène-Melchior de Vogüé et dans « Une visite au Vatican », de Ferdinand Brunetière ?
Je rappelle ensuite à M. Bourassa son souhait exprimé naguère à l’Université Laval : souhait de la fondation d’une chaire d’enseignement pour la défense du français. Projet tombé à plat naturellement dans le milieu universitaire. Je profite de l’échec pour prôner le remplacement possible de ladite chaire par la fondation d’une revue où les spécialistes auraient le loisir de traiter avec ampleur les problèmes de la vie française chez nous. M. Bourassa me répond aimablement par lettre, le 25 juin 1915. Mon projet lui sourit. Ce projet a le tort d’être prématuré. Il ne faut pas compromettre l’avenir du Devoir qui accapare toutes les énergies et toutes les finances des amis du journal. Une œuvre non moins urgente, sinon davantage, serait plutôt, à son avis, la « création d’un instrument de propagande de nos idées dans les milieux de langue anglaise ».
Mes amis de la Ligue des droits du français auront donc beau jeu à me soutirer toutes sortes de collaborations pour L’Action française. « Vous souhaitiez une revue ; en voici une. Vous n’avez qu’à y écrire. » En effet, dès cette première année, j’y écris aussi souvent qu’à mon tour : pas moins de cinq articles. À l’époque je n’ai pas encore complètement rompu avec la littérature ; il m’arrive même d’écrire quelques pages de critique sur les Silhouettes canadiennes de Laure Conan. En sa livraison de septembre, la revue publie : « Un geste d’Action française », discours que j’ai prononcé le 13 de ce mois, au Monument National de Montréal, pour la célébration du 75e anniversaire du discours français de La Fontaine au parlement de Kingston. Le discours est publié avec notation des divers mouvements de l’auditoire. Je crois bien que, ce soir-là, devant un public émotif comme on l’est en ce temps de la première Grande Guerre, je remporte mon premier succès oratoire. Encore dans ce premier volume de la revue, je retrace deux articles d’allure historique : l’un intitulé « Ville-Marie », évocation quelque peu poétique de la fondation des Associés de Notre-Dame ; l’autre qui a pour titre : « Ce cinquantenaire ». Il s’agit du cinquantenaire de la Confédération. Sans doute portais-je déjà en ma tête ce qui va devenir le sujet de mon prochain cours d’histoire du Canada à l’Université. L’article a déjà l’accent du sévère pessimisme dont sera tout imprégné mon jugement sur l’œuvre de 1867. En voici quelques lignes ; elles traduisent en même temps, les inquiétudes des dures années où je les ai écrites :
Est-il encore possible vraiment de réparer l’erreur d’un demi-siècle et de parer à la catastrophe prochaine ? Il faudrait attendre des hommes d’État canadiens qu’ils rompent sans retard avec une politique néfaste et qu’ils ramènent notre pays dans l’orbite de ses destinées naturelles. Pour notre part, nous aurions à reconquérir le respect de l’autre race ; par notre courage et notre dignité, nous aurions à restaurer au Canada les notions de droit et de justice. Mais hélas ! ne paraissons-nous pas irrémédiablement emportés vers je ne sais quel destin fatal ?… avec notre fierté déprimée, après la trahison de plus en plus manifeste de nos hautes classes dirigeantes, obligés de nous replier sur l’unique réserve de notre jeunesse et de nos classes pauvres, race décapitée, acculée à tout l’inconnu de demain et presque à la menace d’un Sonderbund, nous sentons trembler entre nos doigts le flambeau de nos destinées, et la grande force surhumaine nous fait ployer les genoux et joindre les mains.
Nos énergies nationales, nous les avons exaltées tour à tour ; on nous a vu compter tantôt sur l’une tantôt sur l’autre pour tout sauver, comme s’il était au pouvoir d’une seule de suppléer toutes les autres.
Sans doute qu’il faut respecter une hiérarchie et que toutes les forces n’apportent point au salut commun une égale contribution… Mais qui dit hiérarchie dit dépendance réciproque… La première puissance d’un peuple est faite de sa santé, qui est faite elle-même de l’équilibre de toutes ses valeurs. Et voilà pourquoi il faut enfin, coûte que coûte, faire cesser l’éparpillement de nos efforts, les charges isolées et sans lendemain. Plus que sur la bataille ardente et passagère, il nous faut apprendre à compter sur la bataille pacifique et patiente, celle où, dans le recueillement du travail quotidien, dans l’ordonnance de notre activité, nous allons entreprendre d’harmoniser notre vie profonde.
J’arrête ici ces souvenirs sur mes débuts à L’Action française. J’aurai l’occasion de revenir à cette œuvre qui, plus que toute autre, hélas, allait tant m’éparpiller et dévorer mon temps. Période d’agitation fiévreuse déjà où je me livre avec trop d’élan. Entraînement irrésistible de la vie active où l’on croit tout gagner parce qu’on a beaucoup parlé, beaucoup écrit, beaucoup agi. Illusion qui m’apportera plus tard des démentis si cinglants !
Réception à la Société Royale (1918)
Parmi les tentatives de mes amis pour m’attirer en toutes sortes d’aventures étrangères à mes travaux d’histoire, j’insère ici mon élection à la Société Royale du Canada. Cette élection se corse de quelques incidents qui ne manquent point de piquant. On y verra, en même temps, quelles ont pu être, en certains milieux, les réactions de mes premiers travaux d’historien.
Je dois cette savoureuse aventure à trois de mes amis : MM. Antonio Perrault, Édouard Montpetit, Georges Pelletier, déjà membres de la Société. Paul Dulac (Georges Pelletier) a raconté l’incident dans ses « Silhouettes du jour : M. Groulx » (Le Devoir, 22 novembre 1926). Je n’ai guère désiré l’admission à cette Société Royale, admission considérée par tout honnête Anglo-Canadien à l’égal d’un couronnement de carrière, disons même comme la consécration d’une œuvre ou d’un talent. Je connais alors un bon nombre de membres de la section I, section française, braves gens qui n’y représentent, à vrai dire, que notre ferblanterie nationale, auteurs tout au plus d’une plaquette restée souvent invendue. Surtout je ne vois pas où trouver le temps de collaborer activement à la Société. Et je n’ai jamais eu le goût de ces corps académiques ou autres où l’on ne se laisse porter que pour l’honneur d’y figurer. Au reste, la coutume ou le rite traditionnel m’impose, un peu comme aux candidats à l’Académie française, des sollicitations de votes, des visites à domicile : démarches pour lesquelles je n’éprouve qu’un goût médiocre. Mes amis ou patrons de ma candidature y ont pourvu : « Les sollicitations, nous nous en chargeons ! » Ils s’en chargent ; leur candidat passe comme lettre à la poste. Il ne lui reste qu’à obtenir ratification de son élection à la réunion générale de la Société fixée aux 21, 22, 23 mai 1918. Hélas, la lettre à la poste va courir l’affreux risque de passer au cimetière des lettres mortes. Mes cours et mes discours ont provoqué divers remous dans les milieux anglo-canadiens et même canadiens-français. En ceux-ci je dérange les politiciens et les idées généralement reçues dans le clan de la bourgeoisie d’affaires. On me trouve plus qu’impertinent, voire fâcheux, sur des sujets tels que les relations entre les races, la résistance à l’assimilation, la revendication des droits de la nationalité canadienne-française : toutes choses conçues, jugées, en ces milieux, sous l’angle étroit de l’intérêt politique et partisan ou des soucis encore plus sordides de l’arrivisme, du succès personnel et matériel, quand ce n’est pas le souci rudimentaire de la paix, de la tranquillité à tout prix : résignation du vivant qui a renoncé à la vie. Dans les milieux anglo-canadiens, mon enseignement de l’histoire, tel que je le pratique et surtout les thèses que j’édifie sur cet enseignement bousculent une conception depuis bien longtemps établie de l’unitarisme racial et politique ; et par surcroît, mon nationalisme canadien d’essence heurte de front l’hystérie impérialiste. L’occasion opportune s’offre donc aux uns et aux autres de me faire payer au prix fort mes témérités.
Dès mon arrivée à Ottawa, où je me rends pour ma réception à la Société Royale, j’apprends l’extraordinaire effervescence des esprits. Un groupe considérable des membres des sections anglaises de la Société a résolu de s’opposer carrément à ma réception. Parmi mes collègues canadiens-français, chefs ou pontifes de la section I, MM. Thomas Chapais, Benjamin Sulte, le sénateur Pascal Poirier, l’alarme est au plus haut. On déplore les audaces inconsidérées du jeune professeur. On ne lui ménage pas les anathèmes. Et ces braves sociétaires de lever les bras au ciel et de chercher comment sortir de l’impasse. Que s’est-il donc passé ? Je l’apprendrai quelques jours plus tard. Le secrétaire général de la Société m’adressera, à Montréal, un dossier où je trouverai, traduits en anglais, vingt extraits de ma conférence sur « Les droits du français », prononcée à l’Université de Montréal, le 12 avril 1916, puis un exemplaire de La Confédération canadienne, ses origines, annoté au crayon rouge aux passages suspects. Qui a préparé ce dossier et qui l’a expédié aux membres anglais de la Société ? Une lettre de M. Duncan Scott, qui accompagne le dossier, me le laisse clairement entendre : le dossier vient de Montréal et de quelqu’un de mes compatriotes. Je n’en serai pas plus étonné qu’il ne faut. Les plus mauvais coups, les incompréhensions les plus pénibles ne me sont pas venus des Anglo-Canadiens, mais de mes propres compatriotes. Cependant je m’empresse de le faire savoir à mes collègues de la section française, et surtout aux promoteurs de ma candidature : « Pas la peine de faire tant de bruit ni de se donner tant de mal ; je n’ai pas désiré cette admission à la Société Royale, leur dis-je ; je n’éprouve nulle peine à y renoncer. Laissez-moi reprendre tranquillement le train de Montréal. » Mais on ne l’entend pas de cette oreille. À Montréal, Le Devoir alerté mène grand bruit autour de l’affaire. Puis mon élection engage un principe : la section française de la Société Royale restera-t-elle autonome ? Liberté lui sera-t-elle laissée d’élire qui lui plaît ? Tard dans la nuit, m’apprend-on le lendemain, on parlemente, on négocie de part et d’autre. Mes amis tiennent bon, luttent contre l’esprit de lâchage ou de compromission des chefs de la section française ; ils stimulent les hésitants, font peur aux faibles. Enfin l’autonomie de la section française sera sauvée. L’heure venue, au milieu d’applaudissements assez peu nourris, j’irai, selon le rite officiel de la réception, recevoir le shake-hand du président général. Et je deviens donc de la loyale Société. Mais je l’ai échappé belle. Et pour quel crime ? Le dossier de M. Scott va me le faire savoir : j’ai osé dire et écrire dans La Confédération canadienne, ses origines — ainsi me l’apprendront des soulignements au crayon rouge — des choses aussi peccamineuses que celles-ci :
Si la pensée de l’avenir fait entrer dans nos poitrines des doutes trop angoissants, c’est que nos raisonnements s’échafaudent comme si nous touchions à de l’immuable. Nous ne tenons aucun compte des futurs de l’histoire et de cet infatigable facteur qui s’appelle le temps. Nos pronostics se déroulent comme si ces grandes choses très humaines, qui s’appellent la République américaine et l’Empire britannique, avaient les promesses de l’éternité.
Comme quoi il y eut un temps, et qui n’est pas si loin, où douter de la pérennité de l’Empire britannique constituait, au Canada, un péché de déloyauté. Et pourtant, depuis ce temps-là…
Retour à la question ontarienne — La soirée du charbon
Depuis le temps de la « neuvième Croisade », la question ontarienne n’a fait que s’aggraver. À Ottawa, siège principal de la résistance, la lutte devient ardente, presque téméraire. On risque le tout pour le tout. Le gouvernement de Toronto se révèle impuissant à mater la Commission des Écoles catholiques. En dépit d’une injonction judiciaire, celle-ci continue d’administrer ses écoles. Toronto — c’est en 1915 — recourt à la suppression de la commission rebelle et y substitue une commission de son choix. Abandonnés par une partie de leurs collègues irlandais, responsables d’ailleurs de l’injonction, mais appuyés par deux commissaires de langue anglaise, les commissaires canadiens-français décident de braver la loi. Restée en place, la commission gouvernementale dissipe de son mieux les finances. Appauvrie, la commission légitime manque de combustible pour ses écoles. Que faire ? Fermer les écoles ? Des quêtes s’organisent « pour le charbon des écoles d’Ottawa ». On songe à une grande conférence. Qui eut l’idée de m’en charger ? Mme P.-E. Marchand, alors présidente de la Fédération des femmes canadiennes-françaises, s’attribue le projet. À juste titre, c’est bien elle qui m’écrivait d’Ottawa, le 21 septembre 1916 :
Car vous ne devez pas ignorer que si le gouvernement d’Ontario nous a permis d’ouvrir nos écoles en attendant le jugement de la Cour d’Angleterre, on n’en a pas été moins lâches que par le passé. Cette fois on refuse le charbon pour chauffer ces écoles. Donc, au nom des mères de famille canadiennes-françaises, je vous prie de nous aider à empêcher ces enfants de périr de froid ou rester privés d’instruction. Dès que j’aurai reçu votre réponse fixant la date, je ferai les arrangements nécessaires pour obtenir une salle, et si vous le désirez, les Messieurs seront admis. Je puis vous assurer d’avance que vous êtes attendu par un auditoire d’élite qui vous prouvera que les Canadiens français d’Ottawa sont reconnaissants à ceux des leurs qui leur tendent la main, et les hommes et les femmes de demain vous diront un éternel « Merci ».
J’avais dans mon idée, dit-elle, de demander à l’honorable Philippe Landry de remercier le conférencier et à Sir Wilfrid Laurier de le présenter[NdÉ 1]. J’allai parler de la chose à Lady Laurier qui me répondit : « Vous demandez l’impossible ; jamais vous ne pourriez avoir à une même réunion deux adversaires politiques de toujours comme Landry et Laurier. » Sur les entrefaites, arriva Laurier et je lui fis ma demande. Il accepta aussitôt, mais à une condition, qu’il ne fût pas question des écoles au cours de la conférence de l’abbé Groulx. Nous nous prêtâmes à cette condition. M. l’abbé Groulx traita d’un sujet historique, le sénateur Landry ne parla pas des écoles, mais le seul qui aborda la question scolaire, ce soir-là, ce fut précisément celui qui ne voulait pas qu’il s’en parlât, Sir Wilfrid Laurier. Et ce fut, d’ajouter Mme Marchand, grâce à ce petit abbé Groulx, que deux grands hommes, adversaires politiques acharnés, purent se parler et se rencontrer dans la suite.
Mes souvenirs sur Laurier
C’est beaucoup trop grandir mon rôle en cette rencontre des deux hommes. Et ceci m’amène à raconter mes souvenirs sur sir Wilfrid Laurier. Ces souvenirs remontent à mon enfance, au temps de la petite école à Vaudreuil — j’avais alors douze ans — lorsque, avec mes camarades, nous entreprîmes un jour de jouer aux élections, mais très sérieusement, avec appel nominal, force assemblées dans le village et suffrage universel des marmots entre dix et quinze ans. Quant à jouer, n’est-ce pas ? D’autant qu’en mon comté, vers 1891, nous n’en finissions plus d’élections et de contestations d’élections. J’appartenais alors au parti bleu sans trop savoir pourquoi, un peu comme tout le monde, mais à cause de cela même, avec beaucoup de conviction. Dans mes discours de bambin, — j’en fis plusieurs, — il a dû m’arriver de pourfendre éloquemment le chef libéral. Les grands électeurs et les grands orateurs nous donnaient là-dessus de si persuasives leçons. Et nous n’avions qu’à les piller généreusement dans les gazettes et brochurettes que nous offraient à foison les clubs, car, en cette glorieuse époque, mon village qui ne possédait pas l’ombre d’une bibliothèque, avait ses clubs politiques notablement documentés, et selon la plus stricte orthodoxie partisane. À Sainte-Thérèse, je fais mes classes de Rhétorique, en la fameuse année 1896. Notre professeur, l’abbé Sylvio Corbeil, un fort brave homme et un saint prêtre au surplus, s’affiche naturellement, comme tout bon clerc de l’époque, dévot conservateur. On imagine en quels termes, à propos d’histoire contemporaine ou sans à-propos, et au lendemain d’élections particulièrement orageuses, il abomine le chef libéral, responsable de l’échec du Bill remédiateur, de la chute du parti de la justice, hissé au pouvoir sur le cadavre de la minorité manitobaine. Nous vivons des jours de violentes polémiques. Dans son journal, Le Courrier du Canada, le justicieux, le calme M. Thomas Chapais stigmatise proprement Laurier comme un traître à sa race et à sa foi. Virulences de plume et de parole bien faites pour ne pas déplaire à nos esprits absolutistes de collégiens.
À Valleyfield, en 1900, j’allais entendre, sur Laurier, un autre son de cloche. Séminariste en repos, j’occupe à l’évêché une vague fonction de secrétaire par intérim. Deux Pères oblats, dont l’un le Père Portelance, prêchent à la Cathédrale les missions du carême. Le Père Portelance, curé au Sacré-Cœur d’Ottawa, a pour paroissien le premier ministre du Canada. Je dis « paroissien », car en effet, Wilfrid Laurier, peu dévot jusque-là comme tous les « rouges » de la vieille école, s’est remis à la pratique religieuse depuis, je crois, l’année précédente. Il a fait ses Pâques le lundi de la Quasimodo, « pâques de renard », raconte le Père Portelance ; mais il avait ses raisons. Peut-être, ajoutait le Père, le converti s’attendait-il à s’approcher discrètement de la communion ; mais le hasard voulut que ce matin-là il y eut affluence à l’église. En sorte que la conversion du premier ministre devint, dans tout Ottawa, la grande nouvelle à sensation. Ce propos du Père Portelance me rendit le personnage moins antipathique. Trois ou quatre ans plus tard, une autre circonstance vint fortifier en moi cette nouvelle impression. Mgr Émard, qui aime se tenir en coquetterie avec les hommes politiques et qui, à l’égard des libéraux, ne partage guère les sentiments de la plupart de ses collègues de l’épiscopat, — en 1896, par mandement, il a reconnu à chaque électeur le droit de voter comme il l’entendrait, — Mgr Émard, dis-je, décide d’offrir, en son évêché, un grand banquet à Laurier. L’incident, comme on le pense bien, fera gloser. Qui alors ne se rappelle les élections de 1896, alors que Mgr Laflèche et Laurier se sont opposés, dans l’opinion, comme deux adversaires politiques ? Opposition qui, dans les officines de journaux, sur la rue, se traduisait par cette formule : « On va voir si Laurier est plus fort que Mgr Laflèche. » En cette conjoncture historique, le banquet de Valleyfield annonce une évolution d’envergure dans l’esprit d’une partie au moins du clergé. Israël Tarte peut écrire, dans son journal, La Patrie : « Que les temps sont changés ! » Laurier vient en effet à Valleyfield, accompagné de deux de ses ministres : Rodolphe Lemieux et, je crois, Louis-Philippe Brodeur. Tout le monde est d’excellente humeur. Rodolphe Lemieux ayant manqué le pied à je ne sais quel perron ou quel escalier de l’évêché, et Mgr Émard lui ayant dit : « Prenez garde de tomber, M. le Ministre », Lemieux a aussitôt rétorqué : « Où trouver endroit mieux choisi pour une chute de ministère ? » Trop jeune prêtre, je n’assistais pas au banquet réservé aux officiels. Mais le lendemain, de passage à l’évêché, je me souviens avec quel enthousiasme mal dissimulé, Mgr Émard, encore tout entier à l’allégresse de la veille, me montre un portrait de Laurier en je ne sais quel volume : « Regardez-moi cette tête ! », me dit-il. Et il me fait part d’une confidence de son hôte de la veille : « Tous les soirs, aurait dit Laurier, ma femme et moi nous disons notre prière ensemble. Et vous ne sauriez croire quel bonheur j’éprouve à me sentir en communauté de foi avec mes compatriotes. »
C’est encore à peu près vers ce temps-là, qu’à l’occasion d’une élection, j’entends pour la première fois M. Laurier. Il est de passage à Valleyfield. Les autorités du Collège lui offrent une petite réception. Il vient entouré d’un état-major. Les yeux des collégiens ne sont pas assez grands pour observer le grand homme. J’y apporte plus de réserve, sinon plus de scepticisme. Le grand homme, visiblement fatigué, ne dit que quelques mots. Je suis franchement choqué de la banalité de ses propos, et en rigide professeur de Rhétorique que je suis, je le trouve même incorrect et gauche en ses gestes. Pas un mot de quelque élan, de quelque panache devant cette jeunesse d’oreille pourtant réceptive. Quelques phrases qui traînent sur le terre à terre et débitées du ton d’un homme qui s’acquitte d’une corvée. Une fois de plus, je constate la pauvreté d’esprit et d’idées de la plupart de nos politiciens lorsqu’on les sort de la politique et qu’il leur faut aborder des thèmes plus élevés.
J’aurai pourtant l’occasion de me reprendre et d’entendre un jour l’orateur parlementaire sur la scène où, disait-on, il excellait. Ce sera à Ottawa, lors d’un débat à propos de ce que l’on appelle, dans le jargon rituel, l’adresse en réponse au discours du trône. Depuis l’incendie des édifices du Parlement, le 3 février 1916, les Communes siègent au Musée Victoria. Assez pauvre salle, dépourvue de toute majesté. En séjour dans la capitale pour recherches aux Archives, je me rends au Musée assister à la joute traditionnelle des deux chefs de parti. Un homme sur les banquettes attire les yeux sans effort. Je puis l’observer de très près. À ses côtés, pas très loin, en attendant l’ouverture de la séance, des députés ronflent, le feutre abattu sans façon sur le visage. Lui, tête nue, une tête blanche, mais de chevelure restée intacte, le buste droit, renvoyé quelque peu en arrière, paraît méditer son discours. Sa main, une main d’aristocrate, remue discrètement quelques feuilles de papier. Sir Wilfrid se lève ; les applaudissements de ses partisans éclatent, nourris, chaleureux. Dans sa redingote noire, ornée d’une fleur discrète à la boutonnière, il me paraît grand, mais surtout élégant. Sur un entourage où tout n’est pas distinction, il fait vivant contraste. Il parle. La voix n’a plus, sans doute, les magnifiques sonorités qui ont valu jadis à l’orateur le surnom de silver tongue speaker, l’orateur à la langue d’argent. Elle reste pourtant agréable, mais de tons moelleux plutôt que robustes ou énergiques. L’orateur s’anime peu à peu, gesticule, non pas avec fougue, mais avec une ardeur française qu’on sent délibérément contenue. Et l’on devine qu’en sa jeunesse il a pu être, sur les hustings, un redoutable jouteur. Redevenu chef de l’opposition, après un règne de premier ministre de quinze ans, règne particulièrement brillant, puis arrivé à un âge où il ne peut guère espérer reprendre le pouvoir, l’orateur, me semble-t-il, beau type d’orateur parlementaire, manifeste trop peu d’assurance, sinon de vigueur combative. Lâché, du reste, au cours de la guerre par tous ses lieutenants anglo-canadiens, sauf un ou deux, l’homme, m’a-t-on dit parfois, désillusionné, douloureusement éclairé sur le drame latent des deux races, n’aurait jamais retrouvé ni l’aplomb, ni la belle confiance de ses glorieuses années. Pour tout dire, encore que, ce jour-là, j’aie goûté convenablement l’orateur, son discours ne m’a paru ni fort ni impressionnant. Combien pourtant je l’apprécierai davantage lorsque je verrai se lever, en face de lui, pour donner la réplique, son rival, sir Robert Borden ! Laurier était svelte, l’élégance même. Sir Robert, de tête carrée, d’épaules carrées, était plutôt massif, comme était massive son éloquence : éloquence d’avocat, d’une dialectique qui se voulait triomphante, presque brutale, où le front, tout le buste de l’orateur se donnaient l’air de foncer sur l’adversaire. Mais quel contraste dans l’élocution ! Sir Wilfrid Laurier parlait de source, avec une aisance jamais en faute. Chez sir Robert la parole, une parole sourde, avait besoin, eût-on dit, d’être catapultée. Il se saisissait le front à deux mains comme pour s’aider et comme pour s’arracher les idées de la tête. La phrase venait, mais avec contrainte et presque avec grimace. Et malgré moi, je pensais à l’homme à la cervelle d’or d’Alphonse Daudet se grattant si péniblement de dessous le crâne ses derniers lingots.
à Carillon, le 24 mai 1919
C’est encore vers le même temps, en 1915 ou en 1916, qu’il m’est donné de revoir le grand homme, mais cette fois, de beaucoup plus près. L’Institut canadien-français d’Ottawa m’invite à donner une conférence sous ses auspices. Elle aura lieu dans une salle du Château Laurier. Et je ne sais trop pourquoi — pour corser évidemment sa publicité et s’attirer plus de monde — l’Institut invite sir Wilfrid à présider la conférence. Frais émoulu du petit milieu de Valleyfield, je ne suis guère habitué à pareils honneurs. Aussi est-ce un peu tremblant que, ce jour-là, vers quatre heures et demie de l’après-midi, je fais mon entrée au Château. Tout un monde en grande toilette s’y trouve et cause dans la salle d’entrée. À peine ai-je fait quelques pas, cherchant quelqu’un de l’Institut, qu’un majestueux vieillard se détache du groupe et s’en vient vers moi :
— Vous êtes le conférencier ?
— Hélas, je le suis.
— Pourquoi, hélas ? Voyez tout ce monde qui est venu vous entendre.
— Et d’abord pour entendre le président.
Je note la simplicité de l’homme, une amabilité sans apprêts, sans contrainte. Il sait qu’hier encore j’étais professeur à Valleyfield. En homme habile, il porte tout de suite de ce côté la conversation. Et c’est ce jour-là qu’il me tient, sur les humanités gréco-latines, les propos que j’ai quelquefois rapportés :
— Où en est-on, dans nos collèges du Québec, au sujet des humanités classiques ?
Et sans me donner le temps de répondre, sir Wilfrid reprend :
— Vous savez, je suis libéral en politique ; mais je suis resté résolument conservateur en matière d’enseignement. Ici, à Ottawa, j’occupe un excellent poste d’observation. J’écoute les orateurs anglais et français : ce qui me permet de juger des deux cultures. Or je puis en témoigner : pour l’ordonnance du discours, pour la souplesse de la dialectique et pour la correction de la forme, les debaters canadiens-français l’emportent d’emblée sur leurs collègues anglo-canadiens.
Et comme je lui fais observer que toutefois nos parlementaires prennent une part assez mince dans les principaux débats des Chambres, en particulier sur les questions économiques : questions de finance, de commerce, de transport, etc…
— Ceci, me réplique-t-il, c’est une autre affaire. Nos hommes publics auraient besoin — c’était en 1915 et 1916 — d’une plus solide formation en sciences économiques. Mais la chose regarde nos universités et non point nos collèges. Je voudrais que nos collèges, insiste-t-il, ne suppriment, dans leurs programmes, ni une ligne de latin, ni une ligne de grec…
Je fais ma conférence passablement réconforté par ce cordial accueil. J’ai choisi pour sujet : « La littérature canadienne-française et la survivance nationale », panorama ramassé de mon enseignement sur la matière à Valleyfield. Devant moi je ne puis perdre des yeux l’illustre président qui écoute avec une attention condescendante, j’ai presque envie de dire : celle d’un enfant devant qui l’on ferait défiler une suite de belles et grandes images. Il faut se rappeler que, vers 1916, ces retours sur le passé canadien-français, assez peu fréquents à l’époque, s’offrent aux auditoires avec la saveur d’une nouveauté. Toujours aimable, sir Wilfrid ne ménage point les compliments au conférencier. Et ce soir-là, vraiment impressionné par la gracieuseté du « vieux chef », je me remémore un mot que l’on prête à Mgr Adélard Langevin, à la suite d’une entrevue avec Laurier, premier ministre, au temps de l’une des crises les plus aiguës de la querelle scolaire du Manitoba : « Je n’y retourne pas, il est en train de me gagner ! »
Cette affabilité conquérante, j’aurai l’occasion de l’éprouver en une autre circonstance, celle-ci plus solennelle, je veux dire la « soirée du charbon pour les écoles d’Ottawa ». Nous sommes toujours en 1916, en pleine guerre européenne et au moment peut-être le plus tragique de la lutte scolaire franco-ontarienne contre le fameux Règlement XVII, règlement qui vise à la suppression progressive du français dans les écoles françaises de la province voisine. D’année en année, la minorité voit se resserrer autour d’elle le cercle de fer où le persécuteur prétend bien l’étouffer.
Donc, je me rends à Ottawa pour cette conférence organisée par Mme Marchand et qui aurait lieu le 15 octobre 1916. Encore cette fois je me sens passablement ému. Je songe à la vaste salle du Théâtre Russell qui va probablement se remplir, salle habituée des grandes manifestations de la capitale ; je songe surtout à l’attente de l’auditoire, à celle de mes amis que je ne voudrais pas trop décevoir dans l’occurrence grave où je leur apporte mon concours.
Encore cette fois, sir Wilfrid se plaît à diminuer mes appréhensions. Arrivé à Ottawa la veille au soir chez mon hôte toujours si généreux, Mgr Myrand, curé de Sainte-Anne, j’apprends que nous sommes invités à aller dîner tous deux, le lendemain midi, chez M. Laurier. J’aurai donc la bonne fortune de rencontrer le personnage dans sa plus proche intimité. Ce jour-là — c’est un dimanche — nous dînons à la résidence privée de sir Wilfrid, rue Laurier. Nous ne sommes que quatre : l’hôte, lady Laurier, Mgr Myrand et moi-même. Peut-être s’y trouvait-il un cinquième convive. Je n’en suis pas sûr et je ne me rappelle plus qui. Sir Wilfrid nous reçoit avec son affabilité coutumière. C’est lui qui sert à table. Et je le vois encore, tout en causant, qui découvre une rôtissoire où reposent deux canards sauvages bien dorés et même brunis, qu’il entreprend de dépecer avec son aisance de grand seigneur. Il aborde sans gêne le problème des minorités et les relations des deux races au Canada. Il insiste sur les conseils de modération, de tolérance, qu’il n’a cessé de prodiguer à ses lieutenants, premiers ministres ou chefs politiques libéraux des provinces anglo-canadiennes. Un peu simpliste en ses vues d’histoire, il impute, sans sourciller, les traditions du fanatisme aux tories et fait volontiers crédit aux libéraux d’un traditionnel respect des croyances et des cultures. L’impression qu’il me laisse, ce jour-là, impression que je garderai de lui et que plus tard mes études sur les Écoles des minorités ne feront que raffermir, sera celle d’un grand honnête homme en son fond de caractère, mais homme politique enclin à organiser ses vues, sa façon de penser selon les exigences et la philosophie d’un parti ; l’impression d’un libéral dont les désillusions et les abandons récents des plus hauts gradés de ses partisans n’auront pas entamé sa confiance dans les hommes ; mais l’impression aussi d’un chef de parti plus intelligent que courageux, plus souple que volontaire, que son optimisme et trop inconsciemment peut-être, les règles du jeu en politique parlementaire, puis surtout l’habitude de viser continûment à la conquête du pouvoir inclinent à une foi sans bornes dans ce qu’il a appelé les sunny ways, c’est-à-dire les compromis sinon les compromissions à l’état de système, pour cette persuasion qu’aucun droit, si sacré soit-il, ne saurait justifier une crise politique non plus qu’un conflit de races. Un honnête homme, reprendrai-je, à qui tout acte de violence répugne. Entre les races et les croyances, sans doute, Laurier eût-il souhaité, du plus profond de soi-même, la bonne entente mutuelle. Honnête homme, dirai-je encore une fois, s’il faut insister, qui réprouve toute forme de fanatisme et de persécution, mais qui, en même temps, pour opérer la restauration de la justice et du droit, et la restauration aussi de la paix, se sent incapable de la manière forte et des grands risques. C’est bien ainsi qu’il m’apparaît de nouveau, dans une reprise de la conversation, plus intime, en son cabinet de travail, entre hommes seuls, le repas terminé. Il y avait, je crois, du Gandhi et du Nehru en Laurier. Croyait-il à l’avenir, à la survivance des siens ? Il aurait dit un jour à Bourassa — je tiens le propos de Bourassa lui-même — : « Que de temps nous avons peut-être perdu à nous battre pour survivre ! Si nous avions laissé aller les choses ; si à nos belles qualités françaises, nous avions ajouté celles de l’Anglais, voyez quelle belle race nous serions devenus. » À quoi Bourassa avait répondu : « M. Laurier, des Canadiens français assimilés n’auraient fait que de mauvais Anglais. »
Ce soir-là d’octobre 1916, de quoi ai-je parlé au Théâtre Russell ? Je n’en suis pas bien sûr, comme tous les hommes qui, en leur vie, ont beaucoup et trop parlé. La découverte d’un texte, au fond de mes tiroirs, me permet de présumer que je pris pour sujet : « L’éducation du patriotisme par l’Histoire ». Et je n’ai gardé que des notes de ce discours. À l’aide d’une parole récente de Léon Daudet où le journaliste de L’Action française de Paris, témoin des héroïsmes suscités par la guerre dans les consciences françaises, écrivait : « Quelque chose de grand monte sur la France ! » j’enchaînais : « Voilà deux cent cinquante ans que quelque chose de grand monte sur notre pays. » Transition pour évoquer diverses formes d’héroïsme parmi les gens de chez nous, les plus humbles, les plus modestes, dont je trouvais le symbole dans Vers la gloire d’Édouard Détaillé au Panthéon français où, pour recevoir les lauriers et les palmes, on voit des têtes, des bustes qui émergent, des épées qui flamboient, des panaches qui flottent haut, mais tous ceux-là portés eux-mêmes par la vague immense d’une foule compacte et anonyme. Je passais donc en revue tous les dévouements dont s’honore le passé canadien-français sans oublier, puisque je m’adressais particulièrement à des femmes, l’héroïsme des mères canadiennes, celui des institutrices, — nouvelles Madeleine de Verchères, — celui de nos petites missionnaires du Grand-Nord ou des continents lointains. Mais tout cela, pour me poser cette question : « Qu’avons-nous fait de notre héritage moral ? Entre notre race en puissance et notre race en acte, y a-t-il équation parfaite ? » Il ne me restait plus qu’à insister sur la valeur pédagogique de notre histoire.
Nous étions à Ottawa. Les Canadiennes françaises tendaient la main, faisaient la quête du charbon. Il fallait assurer aux petits enfants, aux maîtres et aux maîtresses qui, dans la capitale de notre pays de liberté, défendaient leur âme française, le moyen de ne pas geler. Un orateur montréalais, dont le nom est cher à L’Action française, était venu apporter à nos compatriotes de là-bas l’appui d’une parole formée aux disciplines européennes, mais passionnée pour les choses du pays. Sur l’estrade, deux vieillards l’encadraient, adversaires d’un demi-siècle, pour la première fois peut-être associés dans un effort commun : l’ancien président du Sénat, l’ancien premier ministre du Canada.
Et lorsque l’abbé Groulx eut terminé sa conférence, M. Laurier se leva.
En quelques phrases sobres, élégantes comme il savait les faire, il remercia l’orateur ; puis, comme si l’ultime et décevante expérience de sa longue carrière lui fût remontée aux lèvres, comme s’il eût en même temps sondé de lointaines perspectives d’avenir, il laissa tomber cette phrase : « Il nous faudra combattre longtemps… »
C’était la constatation de la lutte ancienne, de la lutte inéluctable, que nulle concession n’avait pu enrayer, que l’on doit regretter, mais que le plus douloureux regret et les plus généreuses illusions sont également impuissants à écarter.
À ce mélancolique constat, M. Laurier donnait ce soir-là sa conclusion logique : il apportait à la résistance effective, à celle qui se traduit par des sacrifices et des actes, l’appui de sa parole.
À l’heure où disparaît le vieux chef qui fut le centre de tant de débats, dont les méthodes et les tactiques appartiennent à l’histoire, c’est cette formelle et lucide constatation de la lutte inévitable et prolongée, c’est ce suprême conseil d’action directe qu’il nous paraît le plus utile de recueillir ici ; c’est le meilleur hommage à déposer sur la tombe de celui qui n’est plus.
Wilfrid Laurier ! Nom prestigieux pour les gens de ma génération. Quelque chose comme un météore dans le ciel politique au Canada. Que cet homme aura soulevé de vitupérations et d’anathèmes ; mais qu’il aura aussi fait battre les mains et les cœurs ! Le jour de la mort de Laurier, j’entends encore Laure Conan me disant, les yeux mouillés : « Que le cher grand homme était aimé ! »
- Note de l’éditeur
- ↑ Ici le journaliste intervertit les rôles ; il attribue à Laurier le rôle proposé à Landry. Je corrige le journal d’après une note de Mme Marchand (note de l’auteur).