Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 2/Travaux et vacances de ce temps-là

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 327-372).

VII

TRAVAUX ET VACANCES DE CE TEMPS-LÀ

Pourquoi parlé-je de vacances ? En ai-je jamais pris ? Ces années qui vont de 1916 à 1921 comptent assurément parmi quelques-unes des plus actives de ma vie. Les mois d’été auront également servi à la préparation d’ouvrages qui ont quelque peu fait parler d’eux. De là le titre de cet autre chapitre de mes mémoires.

Mes travaux de l’époque :

La Naissance d’une Race — Lendemains de conquête — Vers l’émancipation — Chez nos ancêtres — Pour l’Action française — Méditation patriotique — Si Dollard revenait…

En ces quatre ou cinq années, j’aurai publié, en effet, trois volumes d’histoire, textes de mes cours à l’Université Laval de Montréal : La Naissance d’une Race qui devait atteindre trois éditions dans la suite, ouvrage sur lequel l’on trouvera des articles critiques : l’un signé A. D. (Adélard Desrosiers) (L’Action française, III : 276) ; un deuxième, de Léo-Paul Desrosiers (Ibid. : 372-374) ; un troisième d’Henri d’Arles (Ibid. : 499-508). Articles très élogieux qui indiquent, encore une fois, dans le pauvre état de notre historiographie, le succès que pouvaient obtenir ces révélations sommaires de notre passé. Lendemains de conquête suivra en 1920 La Naissance d’une Race et ne connaît qu’une seule édition, bientôt épuisée. On pourra lire, sur cet autre volume d’histoire, un article de M. Antonio Perrault, dans L’Action française (IV : 304-316). En 1921, ce sera le tour de Vers l’émancipation, suite à Lendemains de conquête. L’Action française (V : 319) en annonce la mise en vente pour la fin de mai. Lire, si l’on veut, dans L’Action française (V : 682-685), un compte rendu de Léo-Paul Desrosiers. En 1920, paraît aussi Chez nos ancêtres, brochurette d’histoire admirative. Je m’en explique dans un bout de préface : c’était le texte à peine remanié d’une conférence prononcée au Monument National de Montréal, le 8 mai 1919, sous les auspices de « L’Action française », M. Édouard Montpetit faisant office d’allocutionniste et le Dr Louis de Lotbinière-Harwood, celui de président. L’idée de cette conférence — résidu de notes ramassées pendant la préparation de La Naissance d’une Race — m’est venue, ainsi que je le dis, au cours d’un voyage à Boston. Dans l’esprit de quelques chefs franco-américains, je découvre alors une singulière tendance : tendance croissante à se rattacher à leurs ancêtres de France, plutôt qu’à ceux du Canada, sous prétexte d’un appauvrissement de la race pendant son séjour au-dessus de la 45e. État d’esprit qui me paraît inquiétant et de nature à se généraliser parmi tous nos compatriotes de la diaspora, à mesure que s’atténuera immanquablement le souvenir de la vieille province, pays de l’immédiate origine. « Si nos ancêtres immédiats, écrivais-je, cessent de nous être communs, c’est un lien, un degré de parenté qui s’évanouit entre les groupes de race française en Amérique. » J’entrepris donc de brosser une sorte de portrait moral des premières générations des ancêtres, en vue de démontrer qu’en son passage au Canada et pendant les cent cinquante premières années de son histoire, « le type français n’a ni déchu, ni dérogé ». Cette petite étude, pourtant superficielle, connut un succès presque extraordinaire. En quinze jours, 2,500 exemplaires sont vendus. Le poète Albert Lozeau ne cache pas son émotion :

Le beau petit livre !, écrit-il dans Le Devoir (27 déc. 1920), charmant au dehors et au dedans… Ce petit livre est essentiel. Et je crois qu’il résume, dans sa forme élégante, avec ses jolis dessins, tout ce qu’il faut savoir, pour ne pas avoir honte de sa race, pour la défendre comme un fils défend sa mère (L’Action française, V : 64).

Très vivante évocation de notre passé,

dit de son côté Henri d’Arles (Ibid. : 106).

De cette même période (1916-1921) datent quelques brochures : Pour l’Action française, conférence prononcée encore au Monument National de Montréal, le 10 avril 1918, et destinée à lancer une œuvre qui, pourtant, fait déjà preuve de beaucoup d’allant. Je ne relis pas le début de cette conférence qu’il ne me renvoie l’accent de bonne santé dont notre groupe de la Ligue jouissait alors :

Je m’en viens vous parler d’une revue et c’est un fait presque étrange. Dans notre vie canadienne, il n’y a qu’un seul événement qui soit plus banal que la naissance d’une revue… et c’est… la mort d’une revue. L’Action française est née il y a seize mois passés. Régulièrement elle devrait être morte. Et cependant elle vit… malgré son âge avancé. Elle a vaillamment triomphé de la mortalité infantile ; elle a fait ses dents ; elle augmente tous les jours notablement de volume et, n’était le souci d’une suprême élégance, elle permettrait qu’on la félicite sur son précoce embonpoint.

J’ai recueilli cette conférence dans Dix ans d’Action française. M. Héroux, dans L’Action française (III : 35), définit ainsi la portée de cette conférence :

un exposé du programme et des projets de L’Action française : ce sont des pages nécessaires à qui veut connaître ou faire connaître notre œuvre…

Je ne possède aucune donnée qui me permette de dire le sort fait à cette brochure si ce n’est cette petite note dans L’Action française (II : 223) :

Pour l’Action française de M. l’abbé Groulx [ainsi que La Fierté du R. P. Louis Lalande] ont déjà été enlevés, bien que l’œuvre vienne à peine de paraître et ait été peu annoncée encore.

Je ne me rappelle pas davantage à combien d’exemplaires fut tirée la brochurette Méditation patriotique, article écrit pour Le Devoir (24 juin 1920), jour où l’on allait dévoiler, au Parc La Fontaine, le monument Dollard. J’écris cet article sous le poids d’un deuil cruel. Mon frère aîné, Albert, mon unique frère du nom de Groulx, vient précisément de nous être enlevé par une mort subite. J’avais promis ma copie au journal qui y comptait. Je ne crus pas la lui pouvoir refuser. Mon frère reposait dans le salon, en son cercueil. Je m’arrachai à la maison de mes parents, je m’en souviens, pour aller m’installer près du chemin du coteau de la Terre jaune, sur la « terre du bois » et, seul avec mon chagrin et ma solitude, j’écrivis sur mes genoux, assis dans l’herbe. Serait-ce cette circonstance qui aurait donné à ces pages l’accent pathétique que je leur retrouve après trente-quatre ans ? Dans L’Action française (IV : 463-464), mon ami, Antonio Perrault, consacra deux pages de réclame à la brochurette. Il eût voulu qu’on la mît « sous les yeux des étudiants universitaires et des élèves de nos collèges. Nulle part, affirmait-il, ils ne trouveront plus clairement indiqué le but assigné à leurs activités prochaines. Ces guides de demain y puiseront des idées nettes sur notre passé et le vouloir d’y demeurer fidèles. » Perrault m’avait écrit dès le 24 juin au soir :

J’achève la lecture du si bel article que vous avez publié aujourd’hui dans Le Devoir. Je tiens à vous dire tout de suite la secousse que cette page a donnée à mon esprit et l’émotion qu’elle m’a mise au cœur.

Selon une confidence du même ami Perrault, ce serait cet article du Devoir qui m’aurait valu l’amitié d’Olivar Asselin.

Je me trouve mieux renseigné sur le sort d’une autre brochure de la même époque : Si Dollard revenait…, conférence prononcée au Monument National de Montréal, le 31 janvier 1919, sous les auspices du Cercle catholique des Voyageurs de commerce. Le sujet et même le titre de cette conférence m’avaient été soufflés par M. Héroux. La conférence bénéficia largement de la vogue dont jouissait, en ce temps-là, le héros du Long-Sault. Les Voyageurs de commerce passaient aussi pour d’incomparables propagandistes. Je vois, par une petite note, dans L’Action française (V : 356), qu’en juin 1921, la brochure réimprimée « avec une couverture en deux couleurs » a atteint son dixième mille. J’y insistais fortement sur le devoir de l’élite. Et il me semblait que si Dollard revenait…, c’est en cette élite, et pour y servir nos causes sacrées que le jeune chef de 1660 irait prendre rang. Mon ami Perrault m’écrivait encore amicalement :

Si Dollard revenait, il irait vous entendre…

Entre-temps, et tout en menant de mon mieux mes recherches et travaux d’histoire, j’ai peine à mesurer la collaboration que parviennent à m’arracher L’Action française, l’ACJC, Le Devoir, et nos principales œuvres d’action nationale. Les corvées sont lourdes, mais la vie est ardente ; et nous avons tellement la conviction de vivre une époque de reprise, de ressaisie après quoi tout se portera mieux en notre Canada français. La jeunesse est avec nous ; elle réagit avec entrain, avec enthousiasme, ne laisse sans écho aucun de nos appels. C’est à L’Action française que je donne ma collaboration la plus assidue. Je ne compte plus les articles que j’y écris. Du reste, il semble que l’on soit au guet des anniversaires historiques pour me prier de les rappeler et d’en tirer les leçons appropriées à chacun. C’est ainsi que j’écris sur « Nos Zouaves », sur « Marguerite Bourgeoys », sur la « Grande Date » du 14 juin 1671 : articles qu’on retrouvera dans Notre maître, le passé. J’écris aussi des articles de doctrine ou de directive : « Notre doctrine » (V : 24-33) ; une mise au point à propos d’un projet de manuel unique d’histoire canadienne pour tout le Canada. Déjà ! (IV : 515-520) ; une autre mise au point (Ibid. : 465-467) à propos d’anglomanie scolaire. Je m’applique à définir l’attitude de L’Action française devant le problème intellectuel. En d’autres termes (Ibid. : 117-120), je reprends toute la question de notre approvisionnement intellectuel aux sources de France, et de la part qu’il convient d’apporter à ce que l’on appelle le « régionalisme ». Sujet que, dans le même numéro de la revue, ressaisit avec plus d’envergure l’abbé Georges Courchesne, qui signe alors — le premier à prendre ce pseudonyme — François Hertel. J’annonce encore, dans la même revue, ses enquêtes annuelles, enquêtes dont j’écris presque toujours l’un des articles. Pour les œuvres que j’essaie d’épauler, je note : « Notre hommage au Devoir » (IV : 28-33) ; le « Congrès de Chicoutimi » de l’ACJC (III : 394-400) ; une réclame pour la Revue trimestrielle, « une des plus intelligentes manifestations de notre vie intellectuelle » (II : 469-470) ; un compte rendu du livre du Père Papin Archambault, s.j., Le clergé et l’action sociale (Ibid. : 86-88) ; un autre de Pour la défense de nos lois françaises d’Antonio Perrault (III : 272-274), compte rendu dont j’extrais cette finale :

Voici que pour mieux combattre le régionalisme et s’en moquer à meilleur marché, quelques-uns n’en prétendent apercevoir que les manifestations folkloristes, quand il veut être toute notre vie littéraire, l’expression de notre personnalité intellectuelle. M. Antonio Perrault vient de démontrer qu’à propos de thèmes canadiens, l’on peut s’élever jusqu’aux plus hauts problèmes et manier les idées les plus largement humaines.

J’écris des préfaces : l’une pour les Silhouettes du Père Louis Lalande, s.j. ; une autre pour l’Hommage à Paul-Émile Lamarche, mort prématurément de la grippe espagnole, à la fin de la première Grande Guerre. Écrire des préfaces restera, hélas, l’une des corvées de ma vie, à ce point que j’en découvre parfois que je ne me rappelle plus avoir signées.

Pour L’Action française et autres œuvres, j’ai semé autant de conférences. C’est un genre fort à la mode à l’époque. Des auditoires existent nombreux, restés capables d’écouter. Je retrace une de ces conférences à Boston, le 30 octobre 1918, devant la Société historique franco-américaine. L’abbé Beaudé (Henri d’Arles) me présente à l’auditoire. J’y parle de la « Pureté de nos origines », un extrait sans doute de La Naissance d’une Race, alors en chantier. L’abbé Georges Courchesne, en séjour de repos aux États-Unis, a raconté, dans L’Action française (II : 510-519), cette « Soirée d’Action française à Boston ». Ai-je prononcé d’autres conférences en cette année 1918 ? Cette petite phrase de M. Héroux, dans ce même volume (II : 287), m’en donne la certitude :

Grâce surtout au grand dévouement de M. l’abbé Groulx, nous aurons eu ce printemps d’intéressantes et fécondes réunions.

Je vois, après coup (Ibid. : 33), que « la Ligue de la Patrie canadienne a organisé, aux Trois-Rivières, une soirée où M. l’abbé Groulx parla de “l’éducation du patriotisme” et que plusieurs sections de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal « ont reçu la visite de l’abbé Groulx qui parla à chacune d’action française ». Quand je ne conférencie pas, on me charge de présenter nos conférenciers. C’est ainsi que, toujours en ce même volume (II : 73-74), il m’arrive de découvrir un éloge de moi adressé au Père Louis Lalande, qui parlait de « La Fierté », le 23 janvier 1918, à la Salle Saint-Sulpice (Montréal) et un autre éloge de M. Édouard Montpetit qui, ce même soir, présentait le conférencier. J’ai été particulièrement heureux de la découverte de ce dernier éloge, hommage à un homme alors au début de sa carrière et que j’ai toujours tenu pour un académicien de grand style et l’un des plus nobles esprits de mon temps au Canada. L’éloge est très court. Je disais :

Notre président de ce soir est celui-là même qui a écrit le premier article de L’Action française. Et si la revue a si vigoureusement marché, c’est qu’il lui avait dit : « Vers la supériorité ! » et que les mots d’ordre de M. Montpetit sont généralement entendus. Le jeune professeur est de ceux qui ont compris que le talent confère des devoirs et que nul n’a le droit de ne pas servir magnifiquement les grandes causes lorsqu’entre elles et son âme il y a parenté morale.

Autres conférences l’année suivante. Parmi celles dont je trouve mention dans L’Action française, je note (III : 520), à l’Institut canadien d’Ottawa, 7 décembre 1919 ; le 11 décembre, quatre jours plus tard, à Sherbrooke, dans la salle du Séminaire, sujet : « Raisons de notre fierté » (Ibid. : 520). En 1920 j’en relève deux en particulier (Ibid., IV : 573) qui font partie d’une propagande pour L’Action française : au Collège Sainte-Marie de Montréal, et au Cercle littéraire Jeanne-d’Arc (Paroisse Sainte-Catherine, Montréal). En 1921, conférences au Collège de l’Assomption, aux Employées de manufactures au Monument National, à Sherbrooke, à Nicolet, à Coaticook (V : 190).

Premier pèlerinage à Carillon (1918)

Celui qui écrira l’histoire de l’Action française — il me semble que ce mouvement en vaudrait la peine — ne pourra s’empêcher d’observer la chaude activité dont s’anima la petite ruche vers 1920. J’aurai l’occasion de parler de cette œuvre plus longuement. Je veux dire tout de suite qu’à ces diverses manifestations de vie : publications, conférences, elle avait ajouté un autre moyen de propagande : les pèlerinages historiques. Ils sont pleinement lancés à la période où nous sommes, surtout le pèlerinage Dollard. Ce fut une de mes joies de me trouver au premier de ces pèlerinages et d’en avoir même conçu l’idée. En ce temps-là nous croyions à Dollard. Les poux de l’Histoire et les jeunes historiens, ceux-ci toujours enclins à la démolition, n’avaient pas encore entrepris de ronger le héros pour ensuite le jeter à bas de son socle. Je n’ai pas créé ce que l’on a appelé le « mythe » Dollard, mythe singulier qui, s’il fut véritablement un mythe, a surgi sur le cadavre du héros à peine refroidi. Tout au plus ai-je applaudi à la résurrection de cette page d’histoire, à sa mise en lumière. Puis, l’histoire me paraissant belle, l’une des plus belles de notre passé, spontanément je me suis employé à lui donner son plein relief et j’ai voulu en tirer quelques leçons au profit d’une génération qui, jusqu’alors, réservait son admiration aux politiciens. Un Irlandais, un M. J. C. Walsh, rédacteur au Herald, a donné la chiquenaude initiale, sans se priver de nous reprocher notre singulier oubli. Cela se passe en 1910 à l’approche du 250e anniversaire du fait d’armes. Un comité s’est aussitôt formé pour l’érection d’un monument au héros. Une première réunion publique a lieu sur la place d’Armes de Montréal, réunion émouvante où Bourassa est l’orateur principal. Mgr Bruchési, tenant à la main le premier et antique registre de Notre-Dame, y lit l’acte de décès des jeunes « Montréalistes » morts au Long-Sault, puis, d’une voix grave, laisse tomber sur la foule recueillie les noms des dix-sept sacrifiés. La foule sent quelque chose qui lui bat les tempes. Deux chercheurs émérites, E.-Z. Massicotte et Aegidius Fauteux, se mettent à l’œuvre. De leur collaboration naît un petit livre, Dollard des Ormeaux et ses compagnons, qui exhume tout ce que l’on connaît apparemment de pièces documentaires sur les héros et leur exploit de 1660. Mais personne ou de rares isolés se sont rendus aux lieux mêmes de l’exploit, ont tenté d’en repérer l’emplacement exact. Un Sulpicien, monsieur A. Guindon, poursuit cependant, à l’époque, d’intéressantes et patientes recherches. J’entreprends d’organiser le premier pèlerinage au Long-Sault, devenu aujourd’hui Carillon. De cette expédition je garde un inoubliable souvenir. D’autres pèlerinages vont suivre. L’Action française, pour sa part, réussit à mener là, à certains anniversaires du 24 mai, près d’un millier de personnes. Aucun de ces pèlerinages plus solennels ne m’a apporté d’aussi fortes émotions que ce premier du printemps de 1918. En ce temps-là, je ne puis parler de cet épisode de notre histoire sans y mettre, malgré moi, un accent de solennité. Le 17 mai 1918, j’écris donc dans L’Action française (II : 210-211) :

Hélas ! la grande solitude qui, au soir de la défaite, s’appesantit sur les cadavres et les ruines du petit fort, n’a pas encore été soulevée… À L’Action française, nous voulons que cet oubli prenne fin et que soit réparée cette trop longue indifférence. Les puissances de notre passé nous sont devenues trop nécessaires pour les laisser ainsi comme un capital abandonné… Rien qu’une éclatante manifestation pourrait réparer un peu ce coupable oubli de deux siècles. Les misères de ce temps ont commandé aux directeurs de L’Action Française de faire moins grand [nous étions encore en pleine guerre]. Ils iront tout de même en éclaireurs, faire la première battue vers cette lointaine histoire. Et il faudra qu’après eux les grandes foules se mettent en route vers le Long-Sault. Il faudra qu’un jour, sur ce carré de terre acheté et consacré, se dresse, face à l’Outaouais, la statue de Dollard. Et pourquoi ne le dirais-je pas ? Je vois venir le jour où, au pied de ce monument, pendant que se relèveront toutes les espérances, les jeunes gens du Canada français viendront prêter leur serment à la patrie.

Nous partîmes en auto, une cinquantaine d’amis et de curieux d’histoire. Il faisait un temps superbe, comme il peut s’en trouver quand il y a du soleil en fin de mai. J’ai gardé, dans un de mes albums, une petite photo qui me rappelle ce mémorable après-midi. L’Almanach de la Langue française de 1919 a recueilli tous ces souvenirs. Nous avions gravi le coteau qui domine Carillon, vis-à-vis l’emplacement présumé du fort historique. Un grand arbre nous y fournit l’ombrage voulu. À quelques arpents, l’Outaouais, grossi par les eaux du printemps, roule ses eaux grondantes comme il le faisait, sans doute, il y a deux siècles et demi. Les assistants s’étendent sur l’herbe ; très peu restent debout. J’ai apporté le volume de Faillon qui relate l’exploit. Adossé à l’arbre, face à l’histoire qui de soi-même paraît s’éveiller sous nos yeux avides, j’entreprends de lire, tout d’un trait, sans pause, les quelque vingt pages de l’historien. Graduellement l’émotion me prend à la gorge ; mon petit auditoire, je le sens, n’est pas moins ému. Quand j’ai fini, par l’hommage de Faillon aux glorieux sacrifiés, une longue minute de silence nous enveloppe tous. Personne ne se sent le goût de parler. Sans trop d’effort, il nous semble que des ombres enfin apaisées voltigent au-dessus de nos têtes. Certes, nous ne savons pas grand-chose ou trop peu de chose des mœurs et des mouvements des trépassés. Comme nous avons de la peine toutefois à ne pas les imaginer en voyage, de temps à autre, aux lieux où ces vivants ont un jour vécu. Cette impression, je l’ai fortement ressentie un autre jour de ma vie où je m’étais mis à la recherche de l’endroit précis où mon grand-père et ma grand-mère maternels avaient vécu les dernières années de leur vie. C’était à Saint-Lazare dans le rang Saint-Robert, aujourd’hui presque entièrement dépeuplé. J’y étais allé enfant de neuf ou dix ans, emmené par la grand-mère, pour l’aider à ramasser des mûres qu’elle venait vendre au village de Vaudreuil. Je gardais des souvenirs encore très précis de la petite maison blanchie à la chaux, du monticule où elle se dressait, du jardin potager à droite, de deux merisiers porteurs de petits fruits rouges, un de mes fruits favoris dans le temps. Quand j’y retournai plus de soixante ans plus tard, la maison était disparue ; il n’en restait plus qu’une excavation à demi envahie par l’herbe. Des deux merisiers, l’un n’avait plus laissé que sa souche ; l’autre était rompu à moitié ; la source mystérieuse au bas du monticule, où grand-mère m’envoyait chercher de l’eau, n’avait plus que la mine d’une petite mare stagnante. Voilà tout ce qui reste à l’homme de son enfance. Voilà aussi trop souvent ce qui reste des disparus. Mais il m’avait aussi semblé, ce jour-là, qu’alertés par mon pèlerinage, les fantômes de mes chers vieux volaient au-dessus de ma tête.

Je retournerai bien des fois au Long-Sault pour y accompagner touristes ou pèlerins. Aucun de ces voyages, je le répète, ne m’a fait oublier cet après-midi du 24 mai 1918. Ce jour-là, j’eus conscience d’une évocation si prenante que l’histoire m’apparut véritablement comme une résurrection possible.

Vacances à Vaudreuil

Je n’oublie point que j’ai intitulé ce chapitre de Mémoires : « Travaux et vacances de ce temps-là ». Avant de venir à cette seconde partie du chapitre, j’ai d’abord voulu rappeler en quelle fiévreuse activité ces quelques semaines de repos ou de demi-repos auront l’heur de s’insérer. Jusque vers 1912, sauf celles de 1910 que je vais passer aux États-Unis, à Central Falls, R.I., faire du ministère, mes vacances s’écoulent paisiblement dans la douce atmosphère de la maison paternelle des Chenaux de Vaudreuil, au milieu des paysages qui me sont chers. J’ai passé là toutes mes vacances d’écolier, reprenant avec tant de bonheur, mes habitudes de fils d’habitant. On m’eût payé cher pour aller flâner au village ou sur les grèves. Aussitôt arrivé à la maison, le premier soir des vacances et les premiers bonjours échangés, ma première question est celle-ci : « Où sont mes souliers de bœuf ? » Dès ce premier soir, je reprends mes habits de travail et je pars faire l’inspection de la ferme, renouer connaissance avec les bêtes, jeter un coup d’œil sur les champs. Le lendemain, avec mon frère aîné, nous expédions quelques-uns de ces menus travaux qui prennent place entre les semences et les foins : sarclage, renchaussage de patates et de blé d’Inde, réparations de clôtures dans les pacages. C’est l’occasion pour moi de me faire raconter la petite histoire de la famille, de la parenté, de la paroisse, pendant mon absence. Puis l’heure vient de la fenaison et des récoltes. À cette heure de ma jeunesse, j’ai l’âme passablement bucolique. Pour moi chaque pièce des terres paternelles a son histoire, porte ses souvenirs, en particulier ceux des vacances passées : effluves de mon enfance que les haies fleuries, les arbres, le vent me jettent au visage. Entre 1890 et 1900, les travaux des champs sont durs ; il y faut les deux mois de l’été. Tout se fait à la fourche et à force de bras. Parfois, j’en conviens, je me sens las et même excédé de fatigue. Mais un seul après-midi dans le vent chaud qui gonfle et sèche nos chemises, un retour à la maison, par un beau soir, les jambes pendantes au bord de la charrette, les yeux sur la pastorale dorée par le couchant, rien que cela me fait tout oublier.

Devenu séminariste, ces joies prennent fin. N’enlève pas alors qui veut sa soutane. Le port en est de rigueur. On peut l’enlever pour le bain à la grande eau. Et encore, sans être vu… Mais l’eussé-je enlevée, même pour travailler aux champs, aider mes parents, que les voisins, intrigués, scandalisés, n’auraient pas manqué de se dire : « Tiens, le garçon à Chose a défroqué ! » Mais comment travailler au grand soleil, charger son « voyage » de foin ou de javelles avec une soutane noire bien fermée au col ? Et surtout, au risque de déchirer son vêtement ou de le rendre inserviable, alors que le coût d’une soutane absorbe plus de la moitié du salaire annuel d’un séminariste : son $40 ? J’ai dû renoncer à mes travaux coutumiers et organiser autrement mes vacances. J’en profite pour apaiser ma fringale de lecture, fringale qui, parmi les occupations accaparantes du collège, reste toujours insatisfaite. Que d’heures merveilleuses j’ai passées, par exemple, sur la petite pointe de terre qui, en face de la maison paternelle, s’avance sur la rivière ! Nous sommes au temps où le rang des Chenaux, encore peu envahi par la villégiature, garde le calme des fonds de campagne. À peine y voit-on défiler un jour ou l’autre, la voiture d’un étranger. L’herbe pousse entre les traces des roues et la piste centrale des chevaux. En ce temps-là, de quoi sont faites mes lectures ? Je me souviens, en particulier, de vacances où, pour m’affermir en mon ministère d’éducateur, j’analyse et j’annote, au chapitre et à la page, L’Éducation de la volonté de Jules Payot, et, pour corriger les thèses de cet agnostique, l’Art d’arriver au vrai de Balmès et Le Prix de la vie d’Ollé-Laprune. Je me prépare aussi de mon mieux à mon enseignement. Je lis de l’histoire, de la littérature, des ouvrages de pédagogie ; je garde toujours bonne place à ce que j’appelle la moelle des lions, les livres forts, ceux qui obligent à colleter avec eux, et qui, en obligeant à penser, à réfléchir, initient à ce grand art. Professeur de littérature, hélas, dès ma dernière année de Grand Séminaire, je nourris le dessein, surtout après mon retour d’Europe, de lire, en suivant certain ordre chronologique, ou les œuvres des diverses écoles ou époques classiques, ou l’essentiel au moins des grands chefs-d’œuvre, ceux qu’un homme de culture ne saurait ignorer. Je lis aussi, ma bibliothèque en témoigne, les histoires littéraires, les œuvres des critiques. En outre, et je crois l’avoir dit, je me suis persuadé que, si la littérature est un art, elle est d’abord, comme tout art, une technique et qu’il existe une technique de la phrase française. C’est pour ce motif que j’ai tant lu et tant pioché des ouvrages comme L’Art de la prose de Lanson, L’Art des vers de Dorchain, L’Explication française de Rudler et autres essais du même genre. J’ambitionne de m’assimiler toutes les ressources de ce merveilleux instrument de penser, de parler et d’écrire qu’est le parler de France. Cocteau a dit, il est vrai, que « le métier, c’est ce qui ne s’apprend pas ». Je n’en crois rien. Une autre sorte de lectures accapare mes heures de vacances. Je cherche des livres pour mes dirigés. J’ai dit la considérable influence que j’attribuais à certains de ces livres dans la formation des collégiens. Je cherche à découvrir ces maîtres livres d’élévation morale et même chrétienne. J’eusse voulu découvrir surtout une grande, une belle histoire du Christ. Cette quête remontait à mon temps d’écolier. Un fait n’avait pas cessé de m’étonner. Nos maîtres réussissaient à nous donner des images assez nettes des grands personnages de l’histoire : un César, un Cicéron, un Louis XIV, un Napoléon. Mais le Maître par excellence, quelle image imprécise, floue, il gardait dans nos esprits de jeunes gens ! Cette image, collégien, j’avais essayé de l’atteindre, de la saisir dans l’Évangile que je lisais assidûment, mais sans trop de succès. À la lecture des Livres saints, il faut une initiation qui nous manquait. Nos communions, l’Eucharistie nous révélaient le Maître divin avec plus de clarté. Cette image vivante, historique du Christ, j’avais cru la trouver dans la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de cet homme de foi si vive que fut Louis Veuillot. Je ne l’y trouvai point. Heureux moi-même et heureux mes petits collégiens, si j’avais pu leur mettre sous les yeux, en ce temps-là, Jésus en son temps de Daniel-Rops, livre unique, irremplaçable, qui m’a pleinement satisfait si l’on peut se satisfaire ici-bas dans cette investigation de l’Infini. Certains jours de plus beau temps, je prends une canne, et, mon livre sous le bras, je me dirige vers la « terre du bois » laquelle, enfants et même grandis, nous a toujours attirés par je ne sais quel mystère. Je vais m’asseoir au pied d’une colline légère que nous avions baptisée la « Petite maison », en souvenir d’une habitation qui s’y trouvait jadis. Là, à quelques pas de la grève, j’ai devant moi la baie de Vaudreuil, avec au fond, le clocher de l’église ; en arrière de moi, la forêt jusqu’au lac des Deux-Montagnes ; et, à ma droite, un pacage sous les ormes géants. Je m’assieds sur l’herbe, adossé à un orme qui s’y trouve encore. Quel lieu propice à la rêverie et à la méditation ! En ces heures d’après-midi et de soleil de juillet et d’août, la rivière ruisselle d’une lumière presque aveuglante. Poussée par le vent d’ouest, la vague chante sur les galets. Que d’autres heures se sont écoulées là dont le souvenir, encore aujourd’hui, m’enchante. Le soir, lorsque je m’arrache à ma lecture, que de fois je rêve de rebâtir, pour mon usage, la « Petite maison », tellement je me sens enveloppé par le charme de sa butte et de son paysage. Je rentre à la maison vers les cinq heures et demie. Ma mère me fait souper avant les autres. Chaque soir, après six heures, elle le sait, je prends la route du village à vingt arpents environ. Cette pauvre maman entreprend, durant les vacances, de « m’engraisser », comme elle disait. Je pèse alors le poids énorme de 116 livres. Tous les soirs, pour me redonner du poids, elle me prépare ou me fait préparer par ma jeune sœur Valentine, des œufs à la crème. L’estomac bien d’aplomb, je pars donc pour le village. C’est ma promenade régulière. Je vais porter et chercher mon courrier. J’y vais surtout pour ma visite au Saint-Sacrement, exercice de dévotion dont je n’ai jamais pu me passer. Et ces églises de campagne, à demi désertes, sont si dévotieuses, si attachantes, le soir, à l’heure de l’Angélus. Je retrouve là le souvenir de mes petits collégiens, de mes dirigés. Il fait si bon, à quelques pas du tabernacle, parler de ces chers adolescents ou jeunes hommes au Dieu à qui j’en ai confié la garde.

Vacances à Central Falls

Des années vinrent pourtant où je dus, bien à contrecœur, changer le lieu de mes vacances. Pour joindre les deux bouts, nos parents avaient décidé d’ouvrir la maison à la villégiature, à des pensionnaires de la ville. Je me sentais moins chez moi. La « petite pointe à la lecture » ne m’appartenait plus à moi seul. Il me fallut chercher ailleurs. Aux vacances de 1910, je l’ai rappelé plus haut, j’allai passer quelques semaines à Central Falls, R.I., au presbytère de M. l’abbé Laliberté. Mon ancien et cher compagnon de Valleyfield, l’abbé Jean-Marie Phaneuf y était alors vicaire. Ce fut mon premier contact avec les Franco-Américains. On parlait encore français en Nouvelle-Angleterre, même si ce français commençait à s’abâtardir. Les curés s’intéressaient fort à la survivance française ; la plupart des chefs laïques ne se montraient pas moins vigilants. Mais surtout quels braves gens j’ai rencontrés à Central Falls, petite ville qui était devenue, de par la tendance de nos compatriotes à tout baptiser chrétiennement : Saint-Trelle ! J’eus l’occasion de faire du ministère sacerdotal ; je prêchai une retraite aux Dames de Sainte-Anne, une autre aux Enfants de Marie. Je m’y laissai prendre facilement, la grande misère des prêtres de collège m’ayant toujours paru l’abstention forcée de beaucoup trop de nos fonctions de prêtres.

Vacances au lac McGregor

Les années suivantes, je ne me rappelle plus en quelle année au juste, je prends une autre direction. Quelle Providence m’a de nouveau conduit au lac McGregor où le Scolasticat des Oblats d’Ottawa avait sa maison de vacances, La Blanche ? Encore une invitation du « Petit Père Villeneuve », qui en était alors vice-supérieur. En ses lettres de 1915 et de 1916, je note avec quelle insistance il me presse de prendre le chemin de « ses montagnes ». C’est de là qu’il m’écrit, par exemple, le 7 juillet 1915, trois semaines avant notre départ pour notre voyage en Acadie :

Les scolastiques, ici, à la campagne où je suis arrivé hier soir, partagent mon désir [celui de vous voir]. De sorte que si vous pouviez dire un bonsoir poli à votre homme de Labelle, vous seriez à Ottawa dès dimanche soir ou lundi matin, et l’on vous transportera en aéroplane, s’il le faut, dans nos montagnes qui n’ont de beauté que leur naturel sauvage, mais où Alceste lui-même serait heureux de vivre. Ainsi donc, vous m’écrivez tout de suite, et l’on avisera à vous recevoir à point. Le R. P. Supérieur sera à Ottawa, si je n’y suis point moi-même, et il sera heureux de vous diriger vers notre lac, où je vous recevrai dès l’abord.

Et nous causerons de notre voyage en Acadie…

J’ai dû retourner, ai-je écrit, à La Blanche en 1916 et probablement en 1917. Une carte du même et qui est apparemment de 1917 contient ces lignes aimables :

Me voici déjà à m’ennuyer de La Blanche et de vous une heure à peine après mon arrivée… En tout cas j’aime à vous dire entre nous combien il [le R. P. Provincial] est heureux que vous soyez avec nous et que vous ayez presque l’air d’en être content…

Dans mon roman L’Appel de la Race, j’ai évoqué quelque peu le paysage et mes souvenirs du lac McGregor. C’est aux abords de la Maison des Oblats qu’un soir s’aventurait la famille Lantagnac, en villégiature dans la région. Les airs de fanfare entendus sur le lac par cette famille de mon roman, airs de chansons folkloriques, air du Ô Canada, ce sont bien là des concerts que j’y ai maintes fois entendus, répercutés par les grandes orgues des montagnes. Les belles vacances que j’ai passées là, vacances mêlées de travail et de distractions, comme je les ai toujours aimées ! On m’avait assigné pour résidence, une petite et ancienne maison de colon, située presque au bord du lac. Les scolastiques l’avaient baptisée d’un beau nom : le Château Saint-Ange. D’un seul étage, à toit incliné, blanchie à la chaux, elle contenait quatre petites pièces. J’en occupais deux : l’une comme chambre à coucher, l’autre comme cabinet de travail. Je me trouvais à bonne distance de la maison centrale des scolastiques érigée au haut de la butte. Le jour, je pouvais travailler sans le moindre dérangement ; le soir, je m’endormais en écoutant la chanson monotone et mélancolique des bois-pourris qui avaient élu domicile dans les arbres voisins, chanson, comme l’on sait, d’un rythme infatigable, se prolongeant des heures durant. Au lac McGregor, les pique-niques forment la principale attraction des vacances. Et voici ce que l’on appelle un pique-nique. On y peut aller deux et trois fois la semaine si le beau temps s’y prête. Dès la veille au soir, un écriteau assigne le canot où chacun prendra place et chaque canot porte un nom ; l’un par exemple s’appelle le Mazenod. Donc, le matin, lever à cinq heures ; méditation, messe à la chapelle. La messe aussitôt finie, départ des éclaireurs qui prennent les devants, s’en vont par-delà le lac préparer le déjeuner. La masse des scolastiques, accompagnés de leur supérieur, ne tarde pas à se mettre en route. Chacun se dirige vers le canot qui lui a été assigné. On part en silence ; on continue méditation et actions de grâces. On parcourt un mille sur le lac en direction d’une montagne dont j’ai oublié le nom. Chaque canot porte d’ordinaire sept avironneurs. Le Père Villeneuve, moi-même, nous prenons l’aviron à genoux comme les autres, dans la légère embarcation, et avec quel plaisir j’avironne dans le calme et la fraîcheur du matin, sur l’eau plus resplendissante qu’un miroir. Arrivés au pied de la montagne, on procède à l’escalade, au portage. Toujours en silence, deux scolastiques empoignent le canot et se le renversent sur la tête ; d’autres se chargent des provisions ; j’ai pour mon lot la brassée des avirons. Et, d’un pas leste, la petite caravane s’ébranle vers le sommet. La montagne peut avoir quatre à cinq cents pieds d’altitude. Nous cheminons à travers un étroit sentier, entre arbres et rochers. Excellent exercice pour aider la prière et aiguiser l’appétit. La descente de la montagne accomplie, les canots tombent dans un autre lac. À un demi-mille environ, une fumée s’élève au bord d’une île parmi les conifères. C’est le feu des éclaireurs, partis préparer le déjeuner. L’arrivée à l’Île met fin au silence de la flottille. Des hourras aussi francs qu’intéressés saluent les marmitons très affairés autour de leurs foyers où achèvent de bouillir ces incomparables mets de pique-nique que sont, pour les estomacs jeunes, les beans traditionnelles. Le déjeuner se prend par petits groupes, souvent animé de chansons. Puis, c’est le lavage de la vaisselle ; quelques autres minutes de silence pour la lecture d’un chapitre de l’Évangile. Et, victuailles et vaisselle ramassées, les canots se remettent en marche. Nous naviguions, sans autre arrêt qu’un portage ou deux, dix milles, quinze milles, certains jours davantage, jusqu’au terme fixé pour la promenade et le dîner. Au dîner, même rite qu’au déjeuner. Avant et après, ceux qui sont libres ont loisir de s’adonner à leur sport favori : excursion dans la montagne, pêche, lecture. Vers trois ou quatre heures de l’après-midi, un appel sonne le retour. Les canots se remettent à la file. Des chansons rythment les coups d’aviron. Quelques minutes sont encore accordées au silence, pour un court rappel de la méditation du matin, pour la récitation du chapelet. Vers quatre heures, à une couple de milles d’ordinaire de La Blanche, l’on aborde à une plage de sable : lieu du bain et du souper. Vers sept heures, signal du dernier départ. Nouvelle ascension de la montagne, dernier portage, retour au lac McGregor. Nous débouchons à La Blanche, à la brunante, au chant de :

L’ombre s’étend…
La prière est le chant du soir !

Ces soirs-là, après avoir avironné, parcouru à pied ou en portage près d’une vingtaine de milles, un homme dormait bien au Château Saint-Ange, la tête pleine des vivifiantes images d’une nature neuve, presque inviolée, à cette époque, le cœur plein de joies saines, joies solides en cette compagnie de jeunes religieux, âmes aussi saines, aussi fraîches que la nature où ils s’ébattaient.

Le moindre charme de ces pique-niques et de toutes ces vacances n’était pas de me ménager la compagnie plus fréquente du « Petit Père Villeneuve », ainsi que nous persistions à l’appeler. C’est alors surtout, autant que dans mon voyage d’Acadie, que j’appris à le connaître et que notre amitié s’en trouva fortifiée. C’est pendant ces années-là qu’il m’écrivait des choses comme celles-ci : « Tout cela m’attache à vous, et je ne pouvais point ne point le dire. » Presque toujours ensemble, aux haltes des excursions en canot, assis côte à côte dans l’herbe sous les arbres, que de lectures commentées nous avons faites, que de causeries nous avons prolongées ! J’appris à admirer la piété du « Petit Père », piété simple, vive, presque celle d’un enfant. C’était un grand religieux. Presque ingénu parfois en ses admirations, ses étonnements, il est loin de se douter, à ce moment de sa vie, du haut destin qui l’attend. Pourtant aujourd’hui que je le revois à distance, j’admire comme il s’entraînait à l’exercice de l’autorité, à ce mélange d’énergie, de souplesse et de finesse qui ferait son commandement d’acceptation si facile sans jamais l’affaiblir. Très studieux, même les jours de congé, il apporte toujours un livre avec soi. Et les jours où l’on reste à la maison, il passe presque tout son temps, enfermé en sa cellule, plongé en quelque ouvrage de théologie, de philosophie ou de spiritualité. J’admire aussi son ouverture d’esprit. Ancien élève du Mont-Saint-Louis de Montréal, il n’a pas suivi un cours régulier d’enseignement secondaire ; il n’a pu compléter ses études qu’au Noviciat des Oblats. Plus tard, devenu cardinal, il me dira :

— Ces bons Frères des Écoles chrétiennes me réclament volontiers comme une de leurs gloires, un produit de leur formation scientifique. Ils oublient qu’il m’a fallu, plus tard, dans ma communauté, compléter cette formation scientifique, par la culture classique.

Toute forme de connaissance, toute littérature, tout art l’intéresse. Il est encore à cet âge où, tout en se plongeant dans sa spécialité, l’homme se laisse emporter par sa curiosité intellectuelle, voudrait goûter à tous les fruits de l’esprit, se flatte d’amasser des clartés de tout. À La Blanche, vers les quatre heures de l’après-midi, selon ma vieille habitude, j’interromps mon travail. Je quitte mon Château Saint-Ange pour quelques minutes de détente. Souvent je vais m’asseoir avec un livre de lecture plus facile, sur une petite éminence, à quelques pas, d’où sous les arbres l’on domine le lac. Il vient parfois m’y rejoindre. Je me souviens d’un après-midi où j’ai, entre les mains, Mireille de Mistral. Ce sont plusieurs chants du poème qu’il me faut lui lire d’affilée tant cette poésie, si proche de la nature et si humaine, le séduit. Il m’emprunte même le livre pour le lire en entier.

Les Rapaillages

C’est un peu à ce compagnon de travail, je crois bien, que je dois d’avoir écrit Les Rapaillages, ou du moins, d’en avoir fait un petit livre. J’avais déjà publié deux de ces contes dans une revue alors réputée pour sa tenue intellectuelle : le Bulletin du Parler français. Avais-je jamais pensé à en écrire d’autres et à les mettre en volume ? J’en doute. C’est le Père Villeneuve qui déclencha en moi cette veine. Ceci se passe en nos vacances de 1915. Les jours où il n’y a point excursion dans les lacs et les montagnes, le soir, après souper, les ecclésiastiques se jettent par petits groupes de deux à trois dans les canots et avironnent sur la nappe d’eau en face de la maison. Leur fanfare — ils se sont donné un corps de fanfare — prend place dans une large barque carrée et jette aux échos des environs ses airs favoris. Puis, la brunante venue, un rappel fait se grouper tous les canots autour de la barque. Et la soirée s’achève en veillée de famille. On raconte des histoires. On me fait causer. Un jour le Père Villeneuve me dit :

— Apportez donc ce soir l’un ou l’autre de vos contes. Les scolastiques ne les connaissent point. Vous les leur lirez.

Je lis un premier conte. Il me fait, sur-le-champ, cette invitation :

— Pourquoi n’en écririez-vous pas d’autres dont nous aurions la primeur ?

Invitation qui devient pour moi tentation. Au Château Saint-Ange j’ajourne d’autres travaux. Et pour le plaisir du Père Villeneuve et de mes jeunes amis les scolastiques, je me fais conteur. Quotidiennement, je parviens à bâtir un conte, souvenirs d’enfance qui ne demandaient qu’à voir le jour. Et c’est ainsi que j’écris : « Quand nous marchions au catéchisme… », « L’Ancien temps », « L’Herbe écartante », « Le Dernier voyage » et peut-être « Le Blé ». « Le Dernier voyage » surtout obtient grand succès. Un scolastique, remué par ses souvenirs d’enfance, pleure tout de bon. À l’automne, avec ces écrits de vacances ajoutés à deux ou trois déjà publiés et à une couple d’autres gardés en portefeuille, j’ai de quoi composer un petit volume. Il paraît en 1916. Mon permis d’imprimer, qui est de Mgr Bruchési, est daté du 24 juin de cette année-là. On m’a parfois demandé : Était-ce une autobiographie ? une tranche de votre enfance ? J’ai cru répondre : oui et non. Tout n’est pas historique, même si le fond est généralement vrai. J’avoue y avoir mêlé quelque peu de fiction. J’ai prêté parfois à ma grand-mère des actes, des gestes, des souvenirs qui se rapportent plutôt à ma mère et vice versa. Ce qui reste vrai, authentique, c’est le fonds de sentiments qui s’y expriment, c’est la couleur des souvenirs et des jours qui furent ceux de mon enfance, telle du moins que ce temps lointain me revient encore aujourd’hui avec son charme, sa poésie. Les thèmes des Rapaillages sont d’ailleurs purement accessoires. Ils m’ont servi à faire revivre une époque, un milieu où grandit, il y avait alors quarante ans, un petit campagnard de Vaudreuil. Ce privilège fut le mien d’avoir vécu les premières années de ma vie au moment précis où s’ébauchait une profonde évolution de la vie rurale. Ma naissance me situe à cheval sur deux époques. J’ai connu l’époque de la vie ancienne, celle où la vie campagnarde n’avait guère bougé depuis cent ans et plus. J’ai connu le temps de la faucille, de la faux et du flot (fléau), du soulier de bœuf et du chapeau de paille tressé à la maison ; j’ai connu le temps de la petite et de la grande charrette, des épluchettes de blé d’Inde ; j’ai connu les vieux et les vieilles qui ne savaient ni lire ni écrire, mais d’une personnalité si originale, si pittoresque et capables de raisonner d’une manière si juste. J’ai connu cette époque en voie de finir où l’on n’était pas riche, où l’on peinait dur, où l’on économisait à la cenne, où l’on avait ses infortunes et ses deuils, mais où le fond de l’âme, âme de croyants, restait serein et presque naturellement joyeux. Et j’ai connu aussi une autre époque, celle des environs de 1890 où la villégiature commence d’envahir mon petit patelin, où la campagne s’essaie à l’urbanisation, où l’agriculture se mécanise ; où la faucheuse, la moissonneuse remplacent la faucille, la faux, le javellier, où le moteur à chevaux[NdÉ 1] (horse power) qu’on appelait hasse-port, fait remiser le fléau. La subite évolution m’a peut-être embelli le passé, comme on s’éprend de tout ce qui meurt. Mais mes souvenirs ne me trompent point : dès mon jeune âge, j’ai aimé, passionnément aimé toutes ces choses qui s’en allaient. Et ce n’est pas sans mélancolie que je les ai inhumées dans ma mémoire. Comment alors s’étonner qu’un de ces jours elles en soient sorties avec un halo au reflet de légende et de fiction ? Dois-je en outre le confesser ? Ces sortes d’écrits répondaient chez moi à un besoin d’évasion. Ce ne sera qu’à force de discipline que j’arriverai à tenir en laisse et à tuer en moi le rêveur. Souvent alors, pour me soulager de tâches trop austères, je cède à l’inclination de muser, de caresser le rêve. Jeune, je m’essaie à faire des vers, manie où heureusement j’ai le bon esprit de ne point persévérer ; plus tard je me mettrai à écrire des contes ; des contes, je passerai au roman jusqu’à ce qu’enfin l’Histoire, l’exigeante Histoire, avec ses lois rigoureuses, son ascétisme austère, me conquière définitivement et jusqu’à me suffire.

J’ai donné pour titre, au petit volume : Les Rapaillages. Dans mon dernier conte, j’ai dit pourquoi. C’était vraiment des souvenirs « rapaillés ». Et, de toutes les souvenances de mon jeune âge, ce fauchage que j’évoque aux abords des bois, à la rencontre des champs et de la forêt, entre deux mystères, compte vraiment parmi celles qui m’ont fait le plus rêver et qui m’ont le plus enchanté. Quel accueil ferait le public à mes Rapaillages ? Ils risquaient d’avoir mauvaise presse. Les urbains n’ont jamais rien compris aux choses de la campagne. Œuvre de littérature régionaliste, nulle étiquette ne pouvait plus mal servir mon petit bouquin, publié en édition de poche. Le titre à lui seul, par sa senteur de fenaison, sa saveur bucolique, évoquait le produit frelaté, vieilli, hors d’usage. Dans un certain milieu de nos intellectuels, on ne sait au juste ce qui s’appelle régionalisme et l’on eût été bien empêché d’en donner une définition exacte. Il n’importe. L’on enveloppe dans le même mépris, ou ce qui était pis, dans la même indifférence, tout ce qui, en littérature ou en art, exhale une saveur canadienne, une atmosphère de terroir. L’essentiel, pour paraître entendu, à la page, passer pour un homme de talent, est alors de ne pas être de chez soi, de se refuser à peindre, à raconter les choses, les hommes de chez soi. Consigne suprême : viser à l’universel. Et l’on court après l’universel, et comme de raison après le chef-d’œuvre, comme si l’on pouvait atteindre l’un et l’autre en se dépouillant de son originalité foncière, et comme si une littérature canadienne-française pût exister sans Canadiens français. Je l’ai dit et je le dirai tant de fois : le suprême malheur des Canadiens français, et dans tous les ordres, politique, économique, intellectuel, c’est qu’il n’y a pas de Canadiens français. Un goût existe pourtant vers 1920 pour les choses de chez nous, un goût largement répandu et pas seulement dans les couches populaires et parmi les semi-illettrés. Au vrai, même parmi les « urbains » de la première génération, lequel de nos professionnels ou de nos collets blancs n’avait pas usé, enfant, quelques paires de souliers de beu ? M. Adjutor Rivard, à qui j’avais envoyé, pour le Bulletin du Parler français, « Les Adieux de la Grise », me demandait un autre conte. Et il m’écrivait (25 mars 1915) : « J’ai reçu votre lettre du 21 mars avec votre nouveau conte canadien-français, intitulé “Le vieux livre de messe”. La lecture de ce nouveau conte m’a tout simplement charmé. Je suis certain que les lecteurs de notre revue le goûteront comme ils ont goûté le premier. Nous avons reçu, au sujet de votre conte : “La Grise”, les plus grands éloges. » Adjutor Rivard venait de publier ou allait publier, lui-même, quelques recueils de la même littérature. Entre ses contes et les miens, je noterai peut-être cette différence que M. Rivard faisait œuvre plus impersonnelle. Il décrivait surtout des mœurs et des personnages d’une époque révolue. Pour ma part, je me raconte plutôt moi-même ; j’évoque des souvenirs de mon jeune âge, des scènes que j’ai vécues. L’un de mes contes me vaudra le seul autographe que je possède de Georges Pelletier. Directeur du Nationaliste, il m’écrit, sous le pseudonyme de Pierre Labrosse dont il use alors souvent, le 24 février 1915 :

Le Directeur du Nationaliste sollicite de M. l’abbé Groulx la permission de reproduire dans son journal le conte qu’il a donné récemment au Bulletin du Parler français

M. Héroux (5 juillet 1915), me demande pour l’Almanach de la Langue française que se proposent de publier « nos amis de la Ligue des droits du français », si je ne trouverais pas le moyen de « leur céder l’un des contes de Lionel Montal ». (J’avais signé de ce pseudonyme mes premiers contes envoyés au Bulletin du Parler français.)

Que dirait, à l’apparition du petit volume, la critique officielle ou réputée telle ? Que dirait le public ? Je n’ai pas conservé de dossier sur mes Rapaillages. Ma correspondance y peut pourtant suppléer. Je cite quelques témoignages qui feront voir quel intérêt l’on prenait tout de même aux manifestations de l’affreux régionalisme. Voici un élève finissant au Séminaire de Québec, Narcisse Furois, qui, au cours d’une longue lettre sur Les Rapaillages, lettre qui est une véritable dissertation, glisse ces quelques lignes :

Est-ce que je m’abuse ? Mais il me semble que les jeunes ont pris beaucoup d’intérêt à la lecture de votre ouvrage. Tous ceux qui ont dans le cœur un amour sincère pour les choses de « chez nous » — et ils sont nombreux — ont éprouvé en lisant ces récits dans lesquels circule un large souffle de vie canadienne, une bien vive jouissance… Tels sont mes sentiments sur cette mosaïque de croquis champêtres que sont Les Rapaillages. Je vous prie d’y voir autre chose qu’une vaine déclamation ou qu’un engouement passager et sans fondement.

L’abbé Émile Chartier, en promenade chez des amis, m’écrit qu’il a fait pleurer ses hôtes en leur lisant l’un des petits contes : « À l’homme de cœur et d’esprit qui a si bien décrit le livre d’heures de sa grand’mère, honneur et gloire soit rendus à jamais et toujours ! Où diable trouves-tu le temps de ruminer et de coucher de pareilles choses ? J’ai fait pleurer à cette lecture une famille de 10 personnes » (lettre du 13 mai 1915). Un esprit fin, délicat, l’abbé Georges Courchesne (futur archevêque de Rimouski), alors professeur au Séminaire de Nicolet, me dédie ce jugement (13 septembre 1916) :

Non, je ne vais pas vous dire tout le bien que je pense des Rapaillages. Il faut tout de même constater que tout y est : choses observées, notations exactes, idéalisation, moralités discrètes, poésie sincère. J’en ai lu des pièces entières a des confrères très positifs, lourds à remuer par conséquent. Eh bien ! mon cher, ils ont applaudi. Cela fera du bien, ou c’est inutile de mettre du cœur et de l’esprit à pleines pages.

Comme je suis un ami désagréable et que vous voulez bien m’aimer de même, je m’en vais vous dire quelque chose de fâcheux pour vous prouver ma tendresse (Hein !, allez-vous rebicheter). Il me paraît que à part les exposés strictement historiques où vous êtes chez vous, c’est en ce genre-ci que vous excellez. En lisant Croisade d’adolescents j’ai eu du malaise et me suis demandé pourquoi sans être capable de me répondre. Cette fois je dis tout le temps : « C’est ça, bon ! non, mais c’est-y ça un peu ! Cet innocent-là en a-t-il de l’esprit un peu. Il faudra lire ceci à mes gars, et cela encore, etc. » C’est de la critique d’instinct, vous me direz. Je ne suis pas assez fin pour en faire d’autre. Mais je serais bien surpris si nos critiques du métier ne vous disaient pas que vous avez là une voie, une veine à exploiter encore. Il ne se peut pas que vous ayez tout rapaillé d’un coup.

Il m’avait déjà écrit (5 mai 1915) à Valleyfield :

Il y a un nommé Lionel Montal qui écrit bien : dites-lui ça de ma part et des gens de par ici. Celui qui a signé « Les Adieux de la Grise » connaît également son affaire, dites-lui ça.

Je n’ai pas le temps de chercher les textes ou jugements des critiques de métier. Il s’en est publié sans doute. Je puis produire ici le jugement de deux d’entre eux : celui de l’abbé Camille Roy, alors régent de nos lettres, et celui d’Olivar Asselin. L’abbé a peut-être confié quelque article à une revue. Je n’en sais rien. Mais j’ai de lui une lettre qu’on voudra lire (15 septembre 1916) :

Cher Monsieur Groulx,

Merci pour votre cordial hommage d’auteur. Les Rapaillages me sont arrivés tout chargés des souvenirs et des parfums rustiques que vous avez trouvés le long des routes de chez nous. Déjà j’avais goûté leur saveur ; je les relirai avec plaisir. Vous avez bien fait de recueillir en volume ces pages un peu dispersées où vous aviez mis votre cœur de fervent Canadien. Permettez-moi de vous féliciter de cette œuvre de bonne inspiration et de bonne facture ; je lui souhaite tout le succès que notre public ne manquera pas de lui faire.

Olivar Asselin s’expliqua sur Les Rapaillages, dans sa conférence mise en brochure : L’Œuvre de l’abbé Groulx, conférence sur laquelle j’aurai à revenir. Il fallait s’y attendre, et c’était de justice, il porta, sur les petits contes, un jugement partagé plus que nuancé. Il avait trop d’esprit et trop de bon sens pour condamner a priori une œuvre parce que régionaliste. Il disait donc :

La vente d’une vieille jument qu’on aime, la fête d’écoliers donnée au bénéfice de l’école nationale, les vieux parents qui s’attachent aux vieilles choses en dépit de la jeunesse, la croix des chemins, la marche au catéchisme, la coupe du blé, le livre de messe familial, le galopin qui s’égare pour avoir marché sur « l’herbe écartante », le tricot de grand’mère, le dernier « voyage de foin » : des scènes et des souvenirs comme ceux-là, on ne dira jamais assez combien il en faudrait pour reconstituer dans son essence la vie d’une race… Pratiqué dans une vue patriotique, ce genre littéraire offre un autre danger auquel M. Groulx n’a pas échappé, qui est de porter aux admirations convenues…

Pour Asselin, j’aurais brossé un portrait trop stéréotypé et trop admiratif du paysan canadien, trop uniformément attaché à la terre et trop scrupuleusement honnête. Il raillait un peu mes types de l’Ancien temps, types pourtant croqués sur le vif, dans une visite à leur maisonnette à La Blanche. Le critique faisait toutefois cette concession :

Il y a de très belles pages dans le recueil, ne fût-ce que Le Dernier voyage, d’une observation tout à fait juste et d’une émotion poignante. Je ne crois pas que la louange doive aller plus loin… Sa plus belle littérature régionaliste, l’abbé Groulx l’a produite au fil de la plume, tout naturellement, quand son travail d’historien le mettait en contact avec le tréfonds de l’âme nationale.

Je ne suis pas loin de donner raison à Asselin pour l’ensemble de ce jugement. Tout au plus me défendrai-je d’avoir écrit Les Rapaillages « dans une vue patriotique ». On l’aura lu plus haut : je ne songeais qu’à me délasser, qu’à m’évader du travail quotidien jugé parfois lourd. Et je cédais aussi, sans doute, à ce besoin de rêverie et de retour sur son passé qui sont au fond de tout homme.

Je ne citerai plus qu’un seul témoignage et qui démontrera peut-être que, même imparfaite, la littérature régionaliste peut plaire aux gens de toute classe. Ce témoignage est du cardinal Bégin. J’avais connu à Rome, pendant ma vie d’étudiant, au Collège canadien où il était en visite, cet homme si simple, si paternel. Souvent le soir, à l’heure de la récréation, groupés quelques-uns autour de lui, il nous racontait, avec sa parfaite bonhomie, les impressions, les incidents de sa journée dans Rome, ses visites aux grands personnages, ses audiences du Saint-Père. Je m’étais permis de lui envoyer en hommage un exemplaire des Rapaillages. Il daignait me répondre de sa propre main :

Québec, 8 octobre 1916

Cher monsieur l’abbé.

Vous avez eu la bienveillance de me faire hommage d’un exemplaire de vos Rapaillages. Je les ai lus et tout d’un trait, sans pouvoir stopper. Ils sont délicieux, parfaits, exquis. Il n’est guère possible de peindre d’une manière plus exacte et plus aimable les coutumes, les mœurs, le langage de nos braves gens de la campagne. C’est tout comme chez nous. Cette lecture a été pour moi un régal, une vraie jouissance. Recevez mes cordiales félicitations.

Veuillez agréer, cher monsieur l’abbé, l’expression de ma sincère gratitude et de mes sentiments les plus dévoués en N.S.

L. N. card. Bégin,
arch. de Québec.
En feuilletant de nouveau ma correspondance, je trouve deux autres lettres qui m’avaient échappé. La première est de Louis Lalande, s.j., qui m’écrit de Woonsocket, É.-U. (22 septembre 1916) :

Mon cher abbé,

Votre livre m’a suivi en voyage, et ça été un charmant compagnon… Il a fait revivre, pour moi comme pour tous ceux qui ont eu le bonheur de le lire, des volées de souvenirs délicieux ! Oh ! que c’est donc un bon petit livre ! Un livre évocateur de choses, et des choses qu’on aime le plus revoir et regoûter.

Et pour les ressusciter, vous avez ressuscité tous les mots qui leur conviennent ; qui les peignent ; qui les font sonner aux oreilles et au cœur comme ils sonnaient autrefois. C’est bien un livre à vous et à nous ; un livre qui n’a rien de livresque — ce qui n’est pas de tous les jours comme vous savez. Vous avez bien saisi la meilleure façon de raconter l’histoire ; mais je ne savais pas que vous aviez si bien saisi celle de dire les vieilles choses et les vieilles scènes canadiennes. Je vous applaudis et vous félicite cordialement. Oui, je crois que c’est difficile d’attraper un cheval. Mais attraper, comme vous, ce genre-là, c’est bien davantage !…

La seconde lettre est du poète Albert Lozeau (10 oct. 1916) :

Mon cher abbé,

[…] J’ai lu avec infiniment d’intérêt Les Rapaillages. Je vous félicite du succès mérité que remporte votre œuvre de tout premier ordre… Je serais très heureux de faire votre connaissance. Je demeure à deux pas du presbytère.

Dans les Études, septembre 1921, le Père Louis de Mondadon, s.j., accordait quelques mots aimables à Rapaillages et à Chez nos Ancêtres :

Vous n’imaginez pas quel charme exhale ce recueil de rapaillages… Ah ! que nous connaissons peu et mal nos frères d’outremer ! Ces pages exquises nous aideront à les aimer comme vraiment nôtres (cité par L’Action française, VI : 633, 634).

Le poète Gustave Zidler, qui alors, inonde de ses poèmes le Parler français de Québec, m’y dédie dans le numéro de janvier 1917, une lettre ouverte de trois pages. Pour ce poète d’un jugement facile, Les Rapaillages sont « un pur chef-d’œuvre ».

J’ai cité à la file ces jugements et témoignages parfois trop élogieux, non pour le plaisir de me servir à moi-même, après tant d’années, des fleurs parfaitement fanées. Mais j’écris des Mémoires. Il sera peut-être bon, pour ceux qui, un jour ou l’autre, s’égareront en ces pages, de savoir ce que furent les courants de pensée d’une époque et quels débats, par exemple, pouvait soulever, en ce temps-là, une œuvre de littérature régionaliste. Les Canadiens français auront mis du temps à retrouver leur âme et à rentrer chez eux comme des fils entrent tout naturellement dans la maison des aïeux, sans la trouver ni trop vieille, ni démodée, ni sentant le moisi.

En dépit de ces dédains de nos grands esprits, le petit livre ne laissa pas d’aller son chemin. Ces succès de vente, je ne l’ignore point, n’avalisent pas la valeur d’une œuvre. Mais ô caprice du goût, ô caprice de l’opinion ! Le petit livre d’inspiration régionaliste brûlera toutes les étapes. Dès le premier tirage, il faut aller jusqu’à 8,000 exemplaires. En 1919, L’Action française lance deux éditions dont l’une de luxe, avec illustrations de l’artiste Franchère, et, pour ce coup, fixe le tirage à 25,000 exemplaires. Louis Dupire écrit dans la revue, à propos de la même œuvre (III : 274-275) :

C’est un événement littéraire d’une haute signification que la popularité extraordinaire de ce petit volume qui se distingue surtout par l’ardeur de son régionalisme, par la ferveur de son culte pour ceux qui ont fait la patrie ce qu’elle est…

La réédition des Rapaillages arrive à son heure, répond à un besoin. Le moment n’est plus où l’on voulait faire des lettres canadiennes une pâle imitation des ouvrages étrangers, une plante anémiée et sans racine… Et c’est parce que Les Rapaillages marquent une réaction contre l’extranéité de notre littérature, parce qu’ils puisent leur inspiration dans le sol, qu’ils plongent « dans l’humus des grands érables morts » qu’un tel succès les a accueillis.

Depuis lors, faut-il le dire et que les critiques se voilent la face, les éditions n’ont cessé de se succéder, en divers formats, diversement illustrées. Il y a longtemps que le cinquantième mille est dépassé. Certes, l’auteur ne se fait pas la moindre illusion. Il sait que les romans d’Eugène Sue, de Georges Ohnet connurent d’innombrables éditions avant de sombrer dans l’oubli profond. Je dédie simplement ce cas des Rapaillages à ceux qui ont le goût de réfléchir sur les hasards de la mode et des engouements populaires.

Vacances à Saint-Donat

Mes vacances au lac McGregor ne pouvaient durer chaque année que deux ou trois semaines. En dépit de l’extrême bienveillance des Pères oblats, il m’était difficile de m’imposer chez eux pour toute la durée de l’été. Où irais-je le reste du temps, non pour me reposer, puisque je n’avais guère l’habitude du repos complet et qu’au reste, j’employais de plus en plus les mois d’été à la préparation immédiate de mes cours d’histoire ? Mais il me fallait tout de même quitter la ville, séjourner quelque part, changer de lieu, si je ne pouvais cesser de besogner. Un médecin de mes amis, qui me soigne alors gratuitement et qui exige même la « confession » mensuelle chez lui, se met en tête de me prescrire des vacances d’une certaine espèce. Ma santé paraît se refaire peu à peu, mais la besogne m’écrase. Et plus que la besogne, les à-côtés que les bons amis ne se gênent guère d’imposer à ceux qui ne savent dire non. Déjà mes travaux d’histoire me débordent sans mesure. Mais combien de discours, de conférences, d’articles, aurai-je ajoutés à mon travail professionnel pour être agréable à celui-ci et à celui-là qui, au surplus, n’étaient pas toujours obligés de savoir l’inopportunité d’autres sollicitations ? Mon médecin désire donc m’éloigner de la ville, et le plus possible. C’est le temps où l’air des montagnes — en l’espèce, les Laurentides — possède, croit-on, une vertu spécifique pour le soulagement des fatigues cérébrales. Le Dr Charles Saint-Pierre me prescrit donc le séjour dans le nord de Montréal pendant les mois d’été. Mais comment m’arranger ce séjour ? La Providence y pourvoit le plus gracieusement du monde. Au presbytère de Saint-Jean-Baptiste où je loge, de 1915 à 1917 ou presque, j’ai rencontré l’abbé Noël Fauteux, le futur Père Benoît, capucin, ancien de Sainte-Thérèse, avec qui, au temps de la Croisade d’adolescents, j’avais entretenu quelques relations épistolaires. Pour certaines raisons, l’abbé Fauteux désire se déposséder de sa maison de campagne à Saint-Donat de Montcalm. Il m’invite à l’aller voir. Je m’y rends aux vacances de 1917, fin de juillet. Je ne cache pas l’éblouissement que j’éprouve lorsque, après une marche d’un mille à travers un sentier de forêt, je débouche tout à coup au promontoire et à la petite éclaircie où se dresse le « camp » de l’abbé Fauteux. J’arrivais là par un beau soleil d’après-midi qui mettait des étincelles dans les brindilles des épinettes, des sapins et des pins. Puis, ce promontoire qui fonçait dans le lac — le grand lac Archambault — ; puis, à travers le rocher, cette descente en forme d’étroite ruelle où le soleil s’abaissait lentement. Je regardai autour de moi : une maison modeste en planches et madriers, des vérandas, un balcon en bois rude. Mais surtout, je suis frappé, ravi par l’isolement du lieu : une solitude qui sépare de tout aspect, de tout vestige de civilisation, qui oblige à un plongeon, à une claustration, dirai-je, dans la nature sylvestre. Et quelle nature, magnifique, solennelle, par l’ampleur de son lac, — quarante-cinq milles de circonférence, — solennelle par l’altitude de ses montagnes, — quelques-unes des plus hautes cimes des Laurentides, — montagnes encore boisées et dont les crêtes sauvages, restées intouchées, se donnent l’air d’évoquer je ne sais quel passé millénaire. Je me dis : comme il ferait bon travailler, rêver ici ! Une maison au milieu d’arbres, d’une forêt d’arbres ! Ces puissants végétaux, sortis de terre pour psalmodier sous le soleil leurs chants d’orgue, ont toujours exercé sur moi un envoûtement presque sacré. L’abbé Fauteux me cède sa propriété à des conditions on ne peut plus abordables, à ma modeste bourse. Je deviens propriétaire d’un morceau de la terre de chez nous. Joie nouvelle pour moi, joie vive. Tant il est vrai qu’il n’est pas indifférent à l’homme de sentir sous ses pieds un petit carré de sol bien à soi, un morceau de terre devenu fraternel. Un problème me reste à résoudre : comment tenir, faire aller cette maison ? Je n’ai personne, dans ma famille, qui soit libre et qui puisse se charger de la chose. Mes parents gardent encore la direction de leur ferme. Au surplus, il me faut compter avec mes finances de ce temps-là. Tout s’arrange en quelques jours. Précisément vers ce même temps, l’abbé Lucien Pineault, camarade de Grand Séminaire et du Collège canadien, cherche pour sa famille, un lieu de vacances à la campagne. Je lui fais une proposition : « J’achète le camp Fauteux ; j’en reste propriétaire ; je vous y installe et vous m’y acceptez à titre de pensionnaire. » L’abbé et sa famille acceptent. Et c’est ainsi que dès août 1917, je prends possession de ce qui va devenir, en souvenir de Champlain, L’Abitation. Pendant vingt-deux ans, j’irai passer les mois de juillet et d’août en ce coin de Saint-Donat avec une famille qui très tôt est devenue un peu la mienne. Vers 1932, mes vieux parents, ayant fait cession de leurs terres à deux de leurs fils, sont heureux de s’en venir avec moi. La famille Pineault qui s’établit à quelques arpents plus loin, devient mon deuxième voisin. En ces premiers temps, à Saint-Donat, nous étions loin du village et de la plus proche habitation. Vers le nord, personne, si ce n’est presque à un mille et demi. De l’autre côté, vers l’est ou le sud, personne non plus d’habituellement présent, sauf à deux milles, les Pères du Saint-Sacrement et leurs scolastiques. Mais le charme du lieu fait oublier bien des inconvénients. À quelque cinquante pas de la maison, sur une élévation parmi les sapins, se dresse ma petite chapelle. Chaque matin, c’est une joie indéfiniment renouvelée d’y dire la messe, toutes portes ouvertes, et, aux Dominus vobiscum, d’embrasser un paysage de nature vierge où semble flotter l’Esprit de Dieu.

Visiteurs à Saint-Donat

Nous étions isolés et nous ne l’étions pas. Les scolastiques de la Congrégation du Saint-Sacrement ont tôt appris le chemin de L’Abitation. Que de bonnes et joyeuses conversations j’aurai avec ces jeunes gens, enthousiastes, intelligents, passionnés de savoir et de culture ! Encore sous la tutelle de leurs Pères Français de France, mais élèves, pour quelques-uns, de collèges québecois, ils se sentent remués par les courants d’idées qui travaillent les milieux de jeunesse. Ils ambitionnent de se rapprocher de leur pays, de « nos gens », de s’adapter à leur milieu. C’est dire le tour et le ton que peuvent prendre nos longues causeries. Nous abordons tous les thèmes : théologie, philosophie, histoire, littérature, éducation, ascétisme religieux, et voire politique. Presque tous les jours, en route pour une excursion dans les lacs d’en haut, par-delà La Pembina, leurs chaloupes ou canots ne doublent jamais mon promontoire sans chanter l’Ô Canada. C’est le salut de règle au solitaire de L’Abitation. Une fois de plus la Providence m’a fait la grâce de rencontrer une merveilleuse jeunesse. Aujourd’hui ces jeunes scolastiques sont devenus, pour un bon nombre, les chefs de leur communauté. Ils veulent bien me dire, dans nos rares rencontres, le souvenir charmant qu’ils ont gardé de ces jours d’autrefois. Ils ne savent peut-être pas quel réconfort me fut à moi-même le contact de leur ardente et pure jeunesse.

D’autres visiteurs sont venus à L’Abitation. Le plus fidèle, le plus régulier, aura été l’abbé Jean-Marie Phaneuf, mon vieux camarade et ami du Collège de Valleyfield. À Valleyfield, nous avons travaillé et peiné ensemble. Je me suis épris très tôt de ce compagnon d’âme si loyal et si parfaitement sacerdotal. Confident sûr qui m’admettait à ce même rôle envers lui. Pendant quelques années, la distance nous sépara sans affaiblir notre amitié. Puis il arriva qu’il devint curé de Dorion, et quelques années après, curé de Vaudreuil, ma paroisse natale. Pendant de nombreuses années, il sera le chauffeur complaisant qui nous amènera en auto à Saint-Donat. L’abbé raffole de ce coin de villégiature. L’Abitation exerce sur lui une influence magique. Aussitôt arrivé chez moi, ce perpétuel valétudinaire oubliera ses soucis et ses bobos. La nature vierge lui rendra une santé vierge.

Un jour m’arrive à L’Abitation un visiteur destiné à un singulier destin. Il sera un jour mon archevêque : nul autre que Mgr Joseph Charbonneau, alors simple grand vicaire du diocèse d’Ottawa, et supérieur du Petit et Grand Séminaire de la capitale. Il est accompagné de son ami, l’abbé Onésime Lalonde, curé de la Cathédrale, en la capitale canadienne, et de l’abbé Edmour Hébert, compagnon du presbytère du Mile End, cicérone du groupe en l’occasion. Je connais peu alors ce Mgr Charbonneau. J’ai entendu parler du personnage, de façon plutôt défavorable, par Mgr J.-Alfred Myrand, curé de Sainte-Anne d’Ottawa, et par son parent, le Père Charles Charlebois, o.m.i., directeur du journal Le Droit, animateur de l’Association d’Éducation de l’Ontario, chef derrière le rideau, mais chef, inspirateur incontestable de la résistance au Règlement XVII. Je sais que l’abbé Charbonneau, vicaire capitulaire après le décès de Mgr Gauthier, archevêque d’Ottawa, et alors très populaire dans le clergé de son diocèse, a perdu, en peu de temps, presque tout ce prestige. Il passe pour avoir tenu, dans la lutte scolaire, un rôle équivoque, frayant trop ouvertement avec la minorité irlandaise et avec la clique des politiciens bleus qui ne pardonnent pas au Père Charlebois, au Droit et à l’Association d’Éducation, leurs méthodes de combat contre le gouvernement conservateur de Toronto. Comme quoi la politique a toujours divisé lamentablement les Canadiens français, l’esprit de parti l’emportant, dans les jugements et la conduite de fort braves gens, sur les plus graves intérêts nationaux et même religieux. Que vient faire à L’Abitation, le grand vicaire d’Ottawa ? Pourquoi ce long voyage à Saint-Donat ? Ceci se passe, autant que je me souviens, avant 1930, vers 1928 ou 29, à ce qu’il semble. Le Règlement XVII est virtuellement abrogé. Il reste, pour les Canadiens français de l’Ontario et pour l’Association d’Éducation, à s’entendre et à négocier avec Toronto, un modus vivendi. Donc, je suis là, en face de mes visiteurs, et j’attends que le chat sorte du sac. La chose ne tarde pas. Un mois ou deux plus tard, pendant une longue heure, dans sa chambre du Grand Séminaire d’Ottawa, Mgr Charbonneau me servira plus longuement et très passionnément sa thèse. À L’Abitation, ce jour-là, il se contente de me l’esquisser, mais de façon assez nette. L’heure de la bataille, selon lui, est passée. C’est l’heure des négociations. Il ne nie pas le mérite des lutteurs. Mais la lutte finie, leur devoir est de s’effacer dans l’intérêt de la Cause. D’ailleurs la décision du gouvernement torontois est formelle : il ne négociera pas avec les hommes qui lui ont fait une guerre sans merci. Ainsi parle le grand vicaire. Mais que puis-je faire en l’aventure ? Et pourquoi me vient-on porter ces confidences ? Mon visiteur s’en explique franchement. Il me tient à peu près ces propos : « Vous avez de l’autorité auprès de nos amis du Droit et de l’Association d’Éducation. Vous vous êtes mêlé à nos luttes. Dans l’intérêt de la Cause, nous vous prierions de ne pas nous nuire et même d’intervenir auprès des hommes que vous savez, pour les amener à se désister. »

J’invoque aussitôt ma répugnance à me mêler d’affaires qui relèvent avant tout de nos amis d’Ottawa. Je mets en doute l’opportunité de risquer ma petite influence dans un débat où je ne vois pas très clair. Le grand vicaire me reproche trop de modestie et reprend son plaidoyer avec plus de vigueur. Dès lors, j’aperçois la pénible bataille en train de s’engager. Bataille douloureuse, lamentable s’il en fut. Guerre sans pitié, menée à coups d’insinuations et d’accusations perfides, comme toute guerre fratricide. Guerre qui devait jeter les uns contre les autres d’anciens compagnons d’armes. Le plus ardent à demander l’expulsion du Père Charlebois du journal Le Droit sera le Père Georges Simard, o.m.i, celui-là même qui, dans L’Action française, sous le pseudonyme d’Aurèle Gauthier, m’avait fait la chronique de la lutte ontarienne et qui, pendant longtemps, passera, à bon marché, il est vrai, pour un chef d’école à l’Université d’Ottawa. La bataille aboutira à faire expulser du Droit l’éminent religieux qui avait dirigé le journal aux heures les plus critiques. On chassera, de même, de la Commission scolaire, l’homme courageux qui, à un certain moment, pour sauver la situation, avait pris le risque de la prison, Samuel Genest. Une équipe de politiciens se va substituer à l’équipe des lutteurs.

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Jusqu’où, en pareille occasion et pour des motifs politiques, peuvent se laisser entraîner même de fort braves gens ? Deux incidents me l’ont appris. J’ai dit assez mon estime et ma gratitude pour mon ancien directeur de conscience : l’abbé Sylvio Corbeil. Je n’ai pas à y revenir. Passé au diocèse d’Ottawa, il y est devenu, un peu avant l’époque où nous sommes, principal de l’École Normale de Hull. À chacun de mes voyages aux Archives d’Ottawa, je me fais un devoir de l’aller saluer. Il m’invite d’ordinaire à souper avec lui. J’arrive à l’École pendant la lecture spirituelle qu’il préside. Selon sa consigne, j’entre l’attendre sans façon dans son cabinet de travail. Un soir que j’examine sa bibliothèque, la curiosité, une curiosité d’auteur bien pardonnable, m’entraîne vers le rayon de mes livres dont je lui fais toujours hommage. À ce sujet, je me suis souvent payé une maligne curiosité : m’enquérir si l’heureux bénéficiaire de ces « hommages » — « hommage » d’ordinaire « cordial » — a au moins pris la peine de trancher le livre. J’en ai tant vu, sur les quais de Paris, de ces hommages d’auteurs, même canadiens, adressés à des académiciens, avec les plus chaudes dédicaces, et restés aussi vierges, aussi intouchés qu’à la sortie de l’imprimeur. Je me souviens même d’y avoir acheté, pour cinq sous, et non tranché, l’un des ouvrages de M. Adjutor Rivard, pour lequel, sans doute, notre compatriote avait reçu un accusé de réception des plus chaleureux. Donc j’arrive à ce rayon de mes livres, dans la bibliothèque de mon vieil ami. J’y aperçois mon dernier-né : Dix ans d’Action française. Il est tranché. Mon vieux professeur, me dis-je, me fait donc cette amitié de me lire. Mais je constate que le livre a été expurgé. Il y manque tout un cahier ou tranche. Je regarde à la table des matières : le feuillet enlevé, et selon toute apparence enlevé violemment, n’est autre que mon discours à l’honorable sénateur Belcourt, président de l’Association canadienne-française d’Éducation de l’Ontario. Le 24 mai 1924, nous avions décerné à M. Belcourt, pour la première et unique fois, le « Grand Prix d’Action française ». Et l’on avait confié au directeur de L’Action française de prononcer l’allocution de circonstance, c’est-à-dire l’éloge du chef de la minorité franco-ontarienne. Or il se trouvait que le sénateur, avocat des principales causes de l’Association portées devant les tribunaux, était un franc libéral, grand ami, dans le passé, de sir Wilfrid Laurier. Et il se trouvait aussi que ce cher abbé Corbeil, si loyal, si désintéressé et qui, je le sais, m’aimait beaucoup, n’avait pu se dépouiller de son vieil esprit partisan. Bleu de la vieille école, il n’avait pu supporter ce panégyrique du sénateur rouge. De là son geste expurgatoire contre mon innocent bouquin.

J’ai parlé d’un autre incident. Le voici. Il se présente quelques années plus tard. Des amis, qui ont gardé mauvais souvenir des luttes récentes, veulent tout de même payer leur dette de gratitude au vieux lutteur, Samuel Genest, l’ancien président de la Commission scolaire catholique d’Ottawa, maintenant terrassé par la maladie autant que par l’épreuve. On décide de lui offrir, au cours d’un banquet au Château Laurier, son profil coulé dans le bronze. Je suis de passage à Ottawa. Je dois prendre la parole avec plusieurs autres au banquet. Pendant la journée, pas moins de quatre téléphones m’arrivent, de la part d’ecclésiastiques qui me conjurent de ne pas paraître au Château Laurier. La cérémonie, me disait-on, serait un fiasco. Je devais éviter de m’y compromettre. Dans la matinée, les élèves des écoles catholiques de la capitale ont été priés de se réunir en grand nombre dans un soubassement d’église ou d’école. Ils y exprimeront leur gratitude à l’ancien président de la Commission scolaire. La clique a résolu d’empêcher la manifestation. Menace de renvoi est faite aux maîtres et maîtresses d’école qui oseront y participer. Par bonheur on passe outre à la menace. La cérémonie du matin revêt un caractère émouvant. Le soir, la salle du Château Laurier s’emplit. L’archevêque, Mgr Forbes, est présent et parle fort opportunément. Il y a là aussi des représentants du monde politique. Je suis voisin d’Armand LaVergne, infirme qui ne se tient debout qu’avec des béquilles. LaVergne parle avec émotion et son esprit coutumier. La mesquinerie ne triomphe pas toujours.

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L’Abitation se vit honorée d’autres visiteurs qui m’ont laissé plus agréable souvenir. Un été, l’abbé Philippe Perrier, dont je suis alors le pensionnaire à son presbytère, vient passer une semaine avec nous. Comme tous les hommes de solide complexion morale, l’air des vacances n’est pas fait pour le changer. Il se montre tel qu’il a été partout, en tout temps : jovial, grave, sérieux, aimant à badiner comme à causer gravement, muni, cela va de soi, de provisions pour lecture. Mon vieil ami de collège, Alfred Langlois, devenu évêque de Valleyfield, après avoir été évêque auxiliaire à Québec, nous fait aussi l’honneur d’une visite. Ce nous est une nouvelle occasion de remuer bien des souvenirs. Et que de problèmes sans doute, nous avons abordés, explorés ! Charmant causeur, mon vieux camarade est aussi de ceux qui savent écouter. Il y a plaisir à brasser avec lui toutes sortes d’idées. Esprit cultivé, sérieux, ouvert, tous les débats l’intéressent. Il écoute avec l’humble attention des hommes qui cherchent la lumière pour agir. Homme des plus estimables, plein de cœur, plein de générosité, à qui il n’aura manqué qu’un peu plus d’assurance et d’esprit de décision pour être un grand homme d’action et un grand évêque.

Un autre jour, en 1932, je pense, nous voyons arriver à l’Abitation, le plus illustre assurément de nos visiteurs, l’ancien « Petit Père Villeneuve », hier évêque de Gravelbourg, aujourd’hui archevêque de Québec et futur cardinal. Il est accompagné de Mgr Courchesne, évêque de Rimouski et des abbés Cyrille Gagnon et Wilfrid Lebon du diocèse de Québec. L’on devine ce que furent ces deux ou trois jours alors vécus par notre petit aréopage. L’Archevêque de Québec est resté l’homme simple, l’ami cordial que j’ai connu à Ottawa et au lac McGregor. L’ami Courchesne n’a rien perdu de son tour d’esprit pittoresque, si fin, si original. Un soir que tout le monde a gagné sa chambre, le cher évêque m’attrape par la manche : « Attends un peu ; l’on n’est pas pour aller se coucher par un soir pareil. » Je l’entraîne vers un rocher qui donne sur le lac, à l’est de la maison. Il est presque minuit. Une superbe lune monte silencieusement dans le ciel clair. Devant ce paysage inspirateur comme un grand poème, nous avons passé là je ne sais combien d’heures. La nuit était fraîche comme un peu toutes les nuits des Laurentides. Assis sur le roc mal recouvert de brindilles de sapins, les pieds recroquevillés sous nos soutanes, nous n’arrivions pas à les empêcher de geler. La conversation n’allait pas moins son train. L’ami Courchesne était en veine de confidences. Problèmes de son diocèse, de son clergé, de ses paroisses neuves, de son Petit et de son Grand Séminaire, problèmes nationaux, tout y passa. Une fois de plus, je découvris ce magnifique esprit et ce grand cœur. L’Archevêque de Rimouski mourait cardiaque, prématurément. Il était de ces riches natures qui portent en elles beaucoup plus grand qu’elles ne peuvent porter. Leurs aspirations les débordent et les tuent.

Avec mon ancien camarade de Rome et de Fribourg, l’abbé Lebon, chacune de nos rencontres nous fait retrouver facilement la chaleur de notre constante amitié. Je connais moins l’abbé Cyrille Gagnon que je sais pourtant de la « famille » de mes hôtes. Jours restés bénis dans ma mémoire. Je ne sais comment la conversation s’aiguille un moment vers l’enseignement classique et vers les réformes opportunes. J’ai, sur le sujet, avec l’Archevêque de Québec, un long entretien sur un coin de la galerie. Je lui développe un projet de réforme qui m’a toujours été cher : projet d’une réforme à trois paliers qui, à mon sens, eût résolu les problèmes les plus criants. D’abord, recrutement, dès le collège, des futurs éducateurs, puisqu’il s’agit d’un ministère très spécial, et que l’Église, au Canada français, tient, dans l’enseignement à tous les degrés, un rôle exceptionnel ; deuxièmement, au Grand Séminaire, attention continue, accordée par les évêques, à ces sujets destinés aux collèges : retraites spéciales pour eux, lectures spirituelles spéciales de temps à autre, cercle pédagogique, invitation de spécialistes à ce cercle, le tout en vue d’orienter les études théologiques et la formation ascétique de ces jeunes gens vers leurs tâches futures ; troisièmement, fondation pour ces aspirants-éducateurs, d’une École normale supérieure, école obligatoire pour tous, même pour les maîtres de discipline ; puis, pour les plus brillants, et pour achever leur spécialisation déjà commencée à l’Université canadienne, un séjour de deux ou trois ans dans une université européenne. L’Archevêque prend des notes, me demande même un mémoire sur la question, mémoire que je lui fais parvenir. Il entend se servir de ce mémoire pour des conférences qu’il doit prononcer au Collège de Lévis, à Sainte-Anne-de-la-Pocatière, une autre plus tard à huis clos, lors d’un congrès d’enseignement secondaire à Joliette. Il est tellement pris par la gravité et l’opportunité de cette réforme qu’il en vient même à projeter un grand séminaire spécial pour la formation des prêtres-éducateurs. À Joliette, si j’ai été bien informé, il déclare courageusement aux congressistes : « Dans le passé, vous n’avez pas été des coupables ; vous avez été des victimes. Et dans cette responsabilité, vos évêques prennent leur part. » Embarqué, en 1900, dans l’enseignement, avec une impréparation totale, j’ai tellement insisté, devant l’Archevêque, sur cette inconcevable misère où l’on a jeté tant de jeunes victimes. Hélas, cette réforme, bien des fois comme on le verra, j’aurai occasion de l’exposer, de la prôner, pour n’obtenir qu’un succès fort partiel !

Ébauche d’ Au Cap Blomidon

La plus grande partie de ces jours de visite, l’Archevêque et ses compagnons ont voulu l’employer en une distraction moins austère. J’ébauche alors mon deuxième roman, Au Cap Blomidon, dont une partie de l’action se déroule à Saint-Donat, mais l’action principale au pays acadien. L’Archevêque n’a de cesse que je ne lui aie lu cette ébauche. C’est tout notre voyage en Acadie, notre voyage de 1915, que le roman fait revivre. Je n’ai jamais accordé beaucoup d’importance à ces œuvres d’ « évasion » qui n’ont guère joué dans ma vie que le rôle de distractions. Il ne m’est pas indifférent toutefois que ces sortes de travaux aient pu distraire quelques bonnes âmes.

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Ainsi passaient les jours à Saint-Donat. Non pas néanmoins en réceptions ou visites continuelles. J’ai tout de suite organisé mon travail. En ce temps-là, je fais mes recherches aux Archives pendant les vacances de Pâques, de Noël, pendant les dernières semaines de mai et les premières de juin, aussitôt les cours finis à l’Université. À Saint-Donat, je mets en œuvre ma documentation. C’est là que j’esquisse La Naissance d’une Race, Lendemains de conquête, Vers l’émancipation et quelques-uns des ouvrages qui suivirent. Je me suis fait aménager, dans un coin de ma véranda, une retraite en forme de solarium. Je m’y réfugie pour travailler, dans le silence parfait, la vue bornée très proche, par un rideau de jeunes sapins et de jeunes épinettes qui, les jours de grand soleil, m’envoient le robuste parfum de leur résine. Certains après-midi, quand les moustiques ne se font pas trop importuns, je m’installe, de préférence, au grand air, dans un endroit merveilleux et solitaire, à trente pieds de ma chapelle. En ce lieu, au bord du roc, sous l’ombre épaisse, au plus haut de mon promontoire, j’éprouve le charme de n’apercevoir aucun signe, aucune forme de civilisation. Rien que le versant de la haute montagne à deux milles, montagne de forte futaie qu’on eût dit vierge ; rien aussi que les eaux du lac dont le clapotis lèche, de sa musique monotone, le galet d’en bas. Milieu inspirateur qui ne laisse place à aucune distraction de l’esprit, qui oblige plutôt à se concentrer malgré soi sur le document ou la page blanche. Je n’interromps mon travail de chaque jour que pour une excursion hebdomadaire vers les rivières et les lacs des environs avec mes jeunes compagnons du côté de l’est. C’est ainsi que, bien des fois, j’explore la poétique et charmante rivière La Pembina que je me suis essayé à décrire au début de Au Cap Blomidon. Nous allons à la pêche à la truite, aux framboises, aux bleuets. Un jour, avec trois scolastiques du Saint-Sacrement, je remonte, pour une excursion de pêche, la petite rivière La Michelle, jusqu’à sept milles de son embouchure, en pleine forêt. Chaussé de grosses bottes lacées, chargé de ma carabine, de mes lignes, d’un sac de voyage, je parcours, dans la journée, les quatorze milles, aller et retour, sans fatigue apparente. En route, près d’un grand champ de bleuets, nous apercevons, encore fraîches, des traces d’ours : ce qui nous fait courir dans les veines une légère inquiétude et nous donne, en même temps, je ne sais quel frisson délicieux. Pour un peu nous nous serions crus d’authentiques coureurs de bois. Et je crois bien qu’il en survivait en moi quelques hérédités. Eussé-je débuté plus jeune dans la carrière d’historien et mieux fourni de finances, avec quelle joie, à l’exemple de Parkman, j’aurais entrepris le long voyage aux Pays d’en haut et même sur le Mississipi ! Pour mieux décrire l’histoire des explorations françaises et pour en connaître les routes, avec quel entrain et quel charme, accompagné d’un compagnon ou deux, j’eusse pris le canot et l’aviron et vécu quelque temps la vie des anciens voyageurs ! Rêve, hélas, qui avec bien d’autres, a pris le chemin de mes illusions perdues.

Ébauche de L’Appel de la Race

C’est encore pendant mes vacances de 1921 que, dix ans avant Au Cap Blomidon, j’entreprends la rédaction de mon premier roman, celui qui fera, à son apparition, tant parler de lui : L’Appel de la Race. Devrais-je me donner la peine d’écrire l’historique de ces ouvrages qui, après tout, furent d’assez petites choses et qui ont survécu je ne sais trop comment ? Mais enfin, j’écris ces Mémoires pour m’occuper, me délasser. Glanons encore des souvenirs. L’idée d’un roman à écrire m’est venue, un de ces jours, brusquement, sans préméditation, comme une de ces idées obsédantes qui ne laissent plus de cesse que vous ne vous en soyez délivré. L’idée m’assaille un de ces matins, dois-je l’avouer hélas, à l’église, alors que sur la banquette, j’écoute distraitement un sermon. En quelques instants, toute la trame, toute l’affabulation s’organise dans mon esprit. Je me sens en ébullition. La messe dite, je monte à ma chambre. Et aussi vite que ma plume peut courir sur le papier, j’écris le plan du roman, en lignes fiévreuses. J’ai l’impression de manier de la lave brûlante. On a voulu y voir un roman à clé. À l’origine, je ne vois rien de tel. Je ne vois que cet incurable besoin d’évasion, dont j’ai maintes fois parlé, besoin de m’écarter de la tâche trop austère, comme l’homme de la route rocailleuse et trop ensoleillée se laisse entraîner vers un sentier sous-bois, dans l’ombre accueillante. C’est le même besoin qui, aux vacances de 1921, m’invite à reprendre ma brève affabulation pour lui donner chair et sang, corps et vie. Cinq ans auparavant, c’est par manière de passetemps et pour récréer de jeunes scolastiques que j’ai écrit maints chapitres des Rapaillages. À Saint-Donat, c’est aussi pour me divertir et pour amuser la famille de mes hôtes de vacances que je commence à écrire L’Appel de la Race. À ce moment-là, l’abbé Lucien Pineault se trouve à L’Abitation. Je ne suis pas fâché de lui soumettre certains chapitres. Pour mon héros, Jules de Lantagnac, se posent d’assez graves cas de conscience.

Je ne touche point à mes matinées qui restent réservées à mes travaux d’histoire. L’après-midi ira au roman. Pour me trouver en parfaite tranquillité, je m’enferme dans ma chapelle, portes ouvertes, face au grandiose paysage. Et chaque jour, j’écris un chapitre. Le soir, tout notre petit monde réuni, je lis ce que j’ai ébauché. Et la discussion s’engage, souvent vive, chaude, sur tel ou tel détail, telle manière de faire parler ou de présenter mes personnages, sur la thèse de fond. Sur ce dernier point, l’abbé Pineault y va de toutes ses armes de théologien. Je défends la thèse de mon mieux, ne cédant que pied à pied où des nuances me paraissent s’imposer. Ah ! les belles soirées vécues ensemble sur la véranda, jusqu’à la nuit tombante, tandis qu’au loin, au fond des baies sauvages, et comme pour ajouter à quelques scènes tragiques du roman, s’élève parfois, pareil à l’appel d’un homme égaré dans la montagne, le cri plaintif, presque désespéré du huard. D’autres soirs, quand le vent de la baie de l’Ours — vent du nord — souffle trop cinglant, la lecture a lieu dans la grande salle de la maison, autour du poêle à deux ponts, vieille relique que nous avions conservée, et qui, par ses yeux rouges, semble plonger dans le monde des rêves et du folklore.

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D’autres souvenirs sur Saint-Donat pourraient ici trouver place. L’air des montagnes fut-il si nécessaire à mon travail et à ma santé que le soutenait mon médecin ? J’y ai vécu, en tout cas, des jours de calme, de repos vivifiant, et j’ai dit dans quel paysage enchanteur. J’ai réussi à m’y recomposer une partie de ma vie d’ancien fils d’habitant. Chaque année, vers la mi-mai, je monte à L’Abitation pour une courte huitaine, me rendre compte de l’hivernement de la maison, m’adonner à quelques parties de pêche aux alentours du promontoire, faire mon jardin. J’en viendrai à manger, au cours de l’été, mes pommes de terre, ma rhubarbe, ma laitue, mes oignons, mes carottes, mes haricots, etc., et on le pense bien, d’une succulence incomparable. J’ai même commencé à fleurir un petit parterre de quelques fleurs vivaces. À mon voyage de la mi-mai, je trouve la végétation encore en bourgeons. Les hautes herbes se sont effondrées sous les neiges. Il m’est donné de pouvoir mieux admirer mes merisiers géants, mes épinettes au tronc si droit qui projettent dans le ciel leurs pointes audacieuses. L’été, pour nous donner la pleine sensation d’une nature neuve, le soir, les lièvres viennent brouter le gazon autour de la maison, à quelques pas de nous ; des perdrix souvent s’égarent dans nos sentiers ; nous apprivoisons des écureuils ; ils apprennent à manger dans le creux de nos mains ; ils répondent même à notre appel. Plusieurs années, j’emporte une douzaine de poussins, accompagnés d’une mère poule. Ils sont destinés à nous fournir, au cours des vacances, de la viande choisie. Mais surtout, derrière leur haut enclos en broche, par leur caquetage, leurs cocoricos de débutants, ces poussins me donnent si bien l’illusion d’une basse-cour.

Noëlla Émond

Pendant quelque temps, après que je me serai séparé de la famille Pineault, j’emmène avec nous une de mes nièces, Noëlla Émond, enfant de huit ans qui, pendant huit années consécutives, reviendra passer ses vacances à Saint-Donat. Très intelligente, très gaie, elle sera le serin de la maison. Autant que je le puis, je m’occupe à lui développer l’esprit, à la faire lire. Et une fois de plus je constate comme il est relativement facile d’inspirer à une enfant encore jeune, le goût de la lecture et même de la lecture sérieuse. Pendant ses vacances, Noëlla lira une traduction française de L’Iliade et de L’Odyssée. Elle y prendra intérêt et plaisir. Elle raffole des Fables de La Fontaine que je lui lis avec la mimique d’un grand-père. Le soir, quand tous travaux finis, nous nous retrouvions ensemble, je l’entends encore qui me dit, de son ton avide : « Est-ce qu’on lit ce soir ? » En ces soirées de lecture, je lui fais goûter du Molière, du Corneille, Le Cid, Horace, du Racine, Andromaque, et même quelques lettres, parmi les plus pittoresques, de Mme de Sévigné. Pourtant Noëlla n’est qu’une enfant. Pour l’amuser, la distraire, dès notre arrivée, nous capturons un levraut. Au dit levraut, je construis une petite cabane dûment grillagée et baptisée par Noëlla du nom de « Villa de Jeannot ». Et quel plaisir ce sera pour l’enfant de nourrir son lièvre de lait, d’herbes choisies et de fruits sauvages ! L’automne et la fin des vacances venus, le levraut devenu lièvre pourra étaler une mine, un poil soyeux à donner envie à tous ses congénères des Laurentides. Parmi les autres bêtes qui fréquentent les alentours, il y a, semble-t-il, des ours qui, la nuit, rendent visite à notre champ de framboises tout proche ; il y a le putois qui, de temps à autre, nous parfume généreusement ; il y a même le porc-épic. À L’Abitation, au temps de la famille Pineault, on se plaît volontiers à rappeler ce que l’on appelle « la nuit du porc-épic ». Une nuit, un ta-ta-ta sur la véranda : réveil en sursaut. Le ta-ta-ta se déplace d’une porte à l’autre et n’a de cesse. Qui, à pareille heure, en ce plein bois, peut bien ainsi frapper à nos deux portes ? D’en haut, on crie : « Qui est là ? Qui va là ? » Point de réponse. Une nuit d’encre. Le premier, sans rien allumer, je descends voir, sur la pointe des pieds. L’abbé Lucien, qui me croit toujours en ma chambre, descend à son tour. Depuis une minute, le nez collé à une fenêtre, je fouille l’obscurité. Sur la véranda une masse noire me paraît bouger. Tout à coup, une poigne serrée me saisit les bras et j’entends une voix tremblante qui m’apostrophe : « Que faites-vous ici, mon ami ? »… Émoi, stupeur, dans toutes les chambres de la maison. Le malfaiteur est découvert, appréhendé. Hélas, le malfaiteur, bientôt reconnu par le cher abbé Pineault, n’est autre que le maître de céans. Et le maraudeur n’est autre, lui, qu’un paisible porc-épic, fort occupé à gruger la véranda où la veille une sorbetière en opération a largement répandu de l’eau salée. Et les ta-ta-ta ? Rien d’autre que les battements de la queue de l’animal sur le bois à chaque coup de dents. N’importe, ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de se faire prendre pour un voleur et de se faire arrêter dans son propre chez-soi. Dans la chronique de L’Abitation, l’incident du porc-épic, grossi, enjolivé, engraissé, devint légendaire.


Note de l’éditeur
  1. L’auteur veut sans doute parler du moteur à combustion interne dont la puissance est mesurée en chevaux-vapeur.