Mes souvenirs (Massenet)/23

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 225-233).

CHAPITRE XXIII

EN PLEIN MOYEN ÂGE



Je venais d’être très souffrant à Paris ; j’avais éprouvé cette sensation que, de la vie à la mort, le chemin est d’une facilité si grande, la pente m’en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d’être revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres angoisses de la vie.

J’avais échappé aux pénibles froids de l’hiver ; nous étions au printemps et j’allais, dans ma vieille de meure d’Égreville, retrouver la nature, la grande consolatrice, dans son calme solitaire.

J’avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée de lettres, de brochures, rouleaux, que je n’avais pas encore ouverte. Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du chemin. J’avais donc décacheté quelques lettres ; je venais d’ouvrir un rouleau : « Oh ! non, fis-je, c’est assez ! » J’étais, en effet, tombé sur une pièce de théâtre...

Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi ? Moi qui voulais ne plus en faire ! J’avais donc rejeté l’importun. Tout en cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire, cependant, que j’en eusse.

Mon attention, superficielle et distraite d’abord, se précisa peu à peu, — je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien que je finis par ressentir une véritable surprise, — ce devint même, l’avouerai-je, de la stupéfaction !

— Quoi ! m’écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition muette de la Vierge !

Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j’avais habitués à me voir mettre à la scène Manon, Sapho, Thaïs et autres aimables dames ? C’est vrai ; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se serait montrée charitable au jongleur repentant !

À peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant l’œuvre d’un véritable poète, familiarisé avec l’archaïsme de la littérature du moyen âge. Aucun nom d’auteur ne figurait sur le manuscrit.

M’étant adressé à mon concierge pour connaître l’origine de ce mystérieux envoi, il me fit savoir que l’auteur lui avait laissé son nom et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler que si j’avais accepté d’écrire la musique de l’ouvrage.

Le titre de Jongleur de Notre-Dame, suivi de celui de « miracle en trois actes », me mit dans l’enchantement.

Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même moyen âge, l’ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper mon travail de l’atmosphère rêvée.

La partition terminée, c’était l’instant attendu pour en faire part à mon inconnu.

Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis.

On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L’auteur n’était autre que Maurice Léna, l’ami si dévoué que j’avais connu à Lyon, où il occupait une chaire de philosophie.

Ce bien cher Lena vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite gare, nous ne fîmes qu’un bond jusqu’à mon logis. Là, dans ma chambre, nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse, je m’en flatte, elle avait appartenu à l’illustre Diderot) les quatre cents pages d’orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du Jongleur de Notre-Dame.

À cette vue, Léna resta interdit. L’émotion la plus délicieuse l’étreignait...

Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L’inconnu, maintenant, se dressait devant nous. Où ? dans quel théâtre allions-nous être joués ?

La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union elle-même qui, dans la production, s’était faite entre nous, tout nous redisait notre bonheur ! Ce bonheur d’un moment qui vaut l’éternité !… comme l’a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur.

L’enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions dans notre ouvrage.

N’ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais satisfaire la curiosité de mon cher Léna d’entendre la musique de telle ou telle scène…

Nous nous promenions, vers l’heure des vêpres, dans le voisinage de la vieille et vénérable église ; de loin, on pouvait distinguer les accords de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. « Hein !… si je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d’ailleurs irréalisable dans cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d’entrer dans l’église aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité : si, dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de notre Jongleur de Notre-Dame ? Ne serait-ce pas un moment divin dont l’impression resterait à jamais gravée en nous ?… » Et nous poursuivîmes notre promenade ; l’ombre complaisante des grands arbres protégeait les chemins et les routes contre les morsures d’un soleil trop ardent.

Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes.

L’automne qui allait suivre, puis l’hiver, le printemps enfin de l’année suivante, devaient s’écouler sans que, d’aucune part, me vînt l’offre de jouer l’ouvrage.

Une visite, aussi inattendue qu’elle fut flatteuse, m’arriva quand j’y pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg.

J’aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre.

Raoul Gunsbourg m’apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le prince de Monaco m’avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au théâtre de Monte-Carlo.

Le Jongleur de Notre-Dame était prêt. Je l’offris. Il fut convenu que Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter l’œuvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction ; il nous fit l’honneur d’exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement. L’œuvre fut mise à l’étude, et les dernières répétitions en eurent lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg.

En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l’antipode de celle que nous quittions !

Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions enveloppés d’une autre atmosphère !… C’était le Midi, c’était la belle Provence ; c’était la Côte d’Azur qui s’annonçait ! C’était l’idéal même ! C’était, pour moi, l’Orient, aux portes presque de Paris !…

Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu’eurent de merveilleux ces jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par la flore des tropiques ?

Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle, révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses intérieures offertes à l’admiration, dès que l’on y avait pénétré.

En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n’avait point négligé, arrivant d’Italie, de s’arrêter en cet antique manoir de l’illustre famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes, ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté. Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous parlait aux yeux, ce qui allait à l’âme, c’était la haute intelligence, cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l’hote princier qui nous avait accueillis.

La première du Jongleur de Notre-Dame eut lieu à l’Opéra de Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes superbes MM. Renaud, de l’Opéra, et Maréchal, de l’Opéra-Comique.

Détail qui relève de la faveur qu’on voulut bien lui faire, c’est que l’ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison.

Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du Jongleur de Notre-Dame, au théâtre de l’Opéra-Comique, avec cette distribution idéale : Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard.

L’ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la centième, et je puis ajouter qu’au moment où j’écris ces lignes le Jongleur de Notre-Dame est au répertoire des grands théâtres d’Amérique depuis plusieurs années.

Une particularité intéressante à signaler, c’est que le rôle du Jongleur fut créé au Metropolitan House par Mary Garden, l’étincelante artiste admirée à Paris comme aux États-Unis !

Mes sentiments sont un peu effarés, je l’avoue, de voir ce moine jeter le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l’artiste, je m’incline et j’applaudis.

Ainsi que je l’ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme Carvalho m’avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant applaudie au Théâtre-Français, Grisélidis, d’Eugène Morand et Armand Silvestre, j’avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes voyages dans le Midi et au Cap d’Antibes. Ah ! cet hôtel du cap d’Antibes ! Séjour unique, séjour à nul autre pareil ! C’était l’ancienne propriété créée par Villemessant, qu’il avait baptisée si justement et si heureusement Villa Soleil, et qu’il destinait aux journalistes accablés par la misère et par l’âge.

Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d’eucalyptus, de myrtes et de lauriers. L’on en descend par des allées ombreuses, imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de la Côte d’Azur et de la Riviera, le long des côtes dentelées de l’Italie, s’en va promener ses vagues transparentes jusqu’à l’antique Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la Provence le salut lointain de la cité phocéenne.

Qu’elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée ! Que vous eussiez été heureux de m’y voir travaillant dans le calme et la paix, en pleine jouissance d’une santé parfaite !

Ayant parlé de Grisélidis, j’ajouterai que, possédant deux ouvrages libres, celui-ci et le Jongleur de Notre-Dame, mon éditeur en entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur Grisélidis. Ce fut le motif pour lequel, ainsi que je l’ai écrit plus haut, le Jongleur de Notre-Dame fut représenté à Monte-Carlo en 1902.

Grisélidis prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à l’Opéra-Comique, le 20 novembre 1901.

Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis ; il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène ; Fugère fut extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux dans celui d’Alain.

J’aimais beaucoup cette pièce. Tout m’en plaisait.

Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les croisades, l’aspect fantastique du diable vert, qu’on aurait dit échappé d’un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la délicieuse petite figure de l’enfant de Grisélidis ! Nous avions pour ce grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre même. Comme au second acte l’enfant, sur les genoux de Grisélidis, devait donner l’illusion de s’endormir, la petite artiste trouva seule le geste utile et compréhensible de loin pour le public : elle laissa tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. Ô la délicieuse petite cabotine !

Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et historique d’un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis fleuris du premier plan et l’antique et sombre castel à l’horizon !

Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille !

Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d’une façon si amusante ! Depuis un an déjà, il était souffrant et il m’écrivait : « Va-t-on me laisser mourir avant de voir Grisélidis à l’Opéra-Comique ?… » Il devait, hélas ! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d’artiste.

Alors que je travaillais à Grisélidis, un érudit tout féru de littérature du moyen âge, et qui s’intéressait aimablement à un sujet de cette époque, me confia un travail qu’il avait fait sur ce temps-là, travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti.

Je l’avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions réunis, Gérôme, l’auteur et moi, notre grand peintre, qui avait l’à-propos si rapide et si amusant, dit à l’auteur, qui attendait son opinion : « Ah ! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant hier ! » Et l’auteur de s’incliner, complètement satisfait.