Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/02

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Plon-Nourrit (p. 25-58).

CHAPITRE II

Je suis nommé premier secrétaire d’ambassade à Turin. — Journée du 15 mai 1848. — M. Bixio, chargé d’affaires de France, me laisse l’intérim. — Le roi Charles-Albert. — Son origine. — Les événements de 1821. — Règne de Charles-Félix. — L’expédition d’Espagne de 1823.


Le changement de régime ne me donna pas la pensée d’abandonner la carrière diplomatique : je suivis en cela l’exemple de mes amis La Tour d’Auvergne, Baudin, Talleyrand et Frédéric de Billing.

Je me mis à la disposition de M. de Lamartine qui était un des amis de ma mère, et de M. Bastide, ministre des affaires étrangères. J’avais un instant désiré accompagner à Madrid M. de Lesseps, qui venait d’être nommé ministre de France en Espagne. M. de Lesseps avait été consul à Barcelone tout jeune, lorsque mon oncle, le général de Reiset, y était gouverneur de la Catalogne. Il avait été comblé de faveurs, grâce à la bienveillance de mon oncle. M. de Lesseps ayant un cœur reconnaissant pensa à avoir près de lui un Reiset lorsqu’il fut nommé ambassadeur à Madrid ; je devais aller le retrouver.

Le sort en décida autrement. Le 10 mai, pendant que j’étais à monter la garde au poste de l’Hôtel de Ville, je reçus un billet de M. Cintrat, directeur de la direction politique, me priant de passer au ministère des Affaires étrangères. J’accourus et il m’apprit que je venais d’être nommé premier secrétaire d’ambassade à Turin, avec ordre de partir le 16 mai. MM. de Lamartine et Bastide m’avaient recommandé de prendre en poche, comme dernières instructions, le Moniteur de ce jour qui devait contenir le discours que Lamartine comptait prononcer sur les affaires d’Italie à la séance du 15 : « Assistez à la séance, m’avait dit M. Bastide ; il est bon que vous entendiez le discours de Lamartine avant votre départ pour l’Italie. »

J’étais donc à la Chambre lorsqu’elle fut envahie. J’assistai à cette fameuse séance dans une tribune où je faillis être étouffé par la foule. Un des plus exaltés était un collégien de quinze ans. Des gens du peuple, aux bras nus, armés de fusils, vociféraient des injures. Je ne pus m’échapper que vers quatre heures et demie en escaladant le petit mur du jardin qui donne sur le quai, à côté de la statue de Sully ; ce mur alors très bas a été surélevé depuis par mesure de sûreté. Je fis passer par le même chemin une jeune femme affolée qui me suppliait de la protéger. Elle leva son voile, je reconnus en elle la célèbre et charmante danseuse Carlotta Grisi, accompagnée d’une de ses amies. Je les conduisis sur la terrasse des Tuileries d’où l’on pouvait tout voir sans risquer d’être étouffé. Je rejoignis ensuite mon bataillon devant lequel passèrent à cheval Lamartine et Ledru-Rollin, venant de l’Hotel de Ville : ils furent accueillis par des vivats. Nous fûmes envoyés au Luxembourg où nous restâmes sous les armes toute la nuit.

Je partis le 24 mai pour Turin après avoir reçu les dernières instructions du ministère. Mme  de Lamartine me donna une lettre de recommandation pour une de ses amies qui habitait Turin, Mlle  Sophie de la Pierre. Je partis en malle-poste avec mon valet de chambre Auguste jusqu’à Chambéry. À partir de cette ville mon voyage devint plus difficile, la diligence n’allant que jusqu’à Saint-Jean de Maurienne. Je dus prendre une petite voiture et je passai le mont Cenis par un froid glacial.

J’étais attendu avec impatience par le chargé d’affaires de France, M. Bixio, qui brûlait du désir de quitter Turin pour occuper son siège à l’Assemblée nationale dont il était membre. Dès mon arrivée, il me présenta aux ministres sardes et à tout le corps diplomatique, m’annonçant son intention de partir le lendemain à quatre heures et demie du soir. En quelques heures il me mit autant que possible au courant des affaires de l’ambassade. Il me présenta à la marquise Rora, à Mme d’Adda, femme du chargé d’affaires de Lombardie, au marquis Pareto, ministre des Affaires étrangères, à Camille de Cavour, au comte Balbo, à MM. Castelli, Farini, les fondateurs célèbres du journal le Risorgimento.

Le lendemain ; 39 mai, je l’accompagnai à la malle-poste. Son fils Maurice Bixio, âgé de quatorze ans, dut le rejoindre en passant par Gènes et Marseille, tout fier de voyager seul. Le même jour, son secrétaire partait de son côté par la diligence. Très aimé à Turin, M. Bixio, qui était un homme de grand talent et qui avait le cœur le plus généreux, laissait en Piémont les plus vifs regrets. Il n’était pas du reste nouveau venu à Turin, car son frère y servait dans l’armée piémontaise aussi on ne fut pas étonné d’apprendre sa belle conduite pendant les journées de Juin.

Je n’en étais pas moins laissé seul brusquement dans une situation des plus difficiles. Le Piémont était aux dernières heures du règne de Charles-Albert qui, chef d’une branche cadette, avait pactisé dans sa jeunesse avec les partisans les plus avancés de l’indépendance de l’Italie. Le roi Victor-Amédée iii ayant laissé trois fils qui régnèrent sous les noms de Charles-Emmanuel IV, Victor-Emmanuel 1er et Charles-Félix ; on était loin de supposer que la branche régnante fût à la veille de s’éteindre. Charles-Albert descendait du prince Thomas de Savoie-Carignan qui, à la fin du règne de Louis XIII et pendant la minorité de Louis XIV, avait commandé avec succès des armées françaises.

Né à Turin le 2 octobre 1798, le prince de Carignan, qui paraissait alors très éloigné du trône, fut élevé avec une grande simplicité. Son père, le prince Charles-Emmanuel de Savoie-Carignan, qui avait épousé la princesse Marie de Saxe, étant mort à Chaillot, près de Paris, le 16 août 1800, il fut placé à Genève dans une pension très modeste. La sœur de M. Vaucher, chef de cette institution, s’était prise d’affection pour le petit prince abandonné. Comme on faisait dans ce pensionnat très mauvaise chère, elle faisait gagner à M. Charles (c’était ainsi qu’on désignait le futur roi de Sardaigne) une meilleure nourriture, à la condition qu’il porterait dans Genève les lettres qu’elle adressait à ses amis. « Dieu sait ce qu’elle me faisait porter, disait le roi Charles-Albert quand il racontait cette histoire. Je me suis bien douté plus tard que j’étais le messager des billets doux de la vieille mademoiselle Vaucher ; mais, comme elle me régalait en me donnant de bonnes choses à manger, je suis resté longtemps son fidèle commissionnaire. »

À ce pensionnat Vaucher Charles-Albert avait un camarade de lit qui eut occasion de venir à Turin pour organiser l’administration de l’éclairage au gaz dans la ville. Le roi prouva à son ancien condisciple qu’il ne l’avait pas oublié, en lui facilitant son entreprise.

Il n’avait que dix-neuf ans lorsqu’il épousa la princesse Marie-Thérèse de Toscane, archiduchesse d’Autriche, âgée elle-même de seize ans. C’est de ce mariage que naquirent le roi Victor-Emmanuel II et son frère le duc de Gênes, ainsi qu’une princesse morte en bas âge.

Au commencement de l’année 1821, Victor-Emmanuel 1er régnait depuis dix-neuf ans, lorsque des troubles de peu d’importance en apparence éclatèrent à Turin. Le prétexte était des plus futiles. Le 11 janvier 1821 un étudiant qui avait fait scandale au théâtre en sifflant une actrice fut arrêté par la police. Il fit appel à ses camarades qui le délivrèrent : il fallut faire intervenir les carabiniers royaux. Trois des individus arrêtés furent envoyés dans les forteresses de Fenestrelle, de Gavi et d’Ivrée.

Le lendemain, 12, les cours eurent lieu à l’Université qui comprenait un millier d’étudiants. Vers quatre heures du soir, à la sortie des classes, une centaine de jeunes gens se groupèrent et réclamèrent la mise en liberté de leurs camarades arrêtés la veille pour lesquels ils revendiquaient le privilège d’être jugés par le corps des professeurs. On leur enjoignit de se séparer. Le comte Balbo, ministre de l’intérieur, modéré, capable et populaire, vint en personne les engager à la soumission : rien n’y fit. Le comte de Revel, gouverneur de Turin, et le général comte de Venançon ne furent pas plus heureux. Ils prirent des mesures militaires pour assurer la tranquillité de la ville. Plusieurs compagnies du régiment des grenadiers de la garde furent placées sur la place du château ; les troupes furent consignées dans leurs quartiers respectifs. Les étudiants élevèrent alors une barricade sous les arcades qui sont devant la porte de l’Université, située dans la belle rue du Pô. Les troupes reçurent l’ordre d’enlever et de détruire la barricade. Lorsqu’elles s’ébranlèrent, elles furent reçues à coups de pierres et, dit-on aussi, par deux coups de pistolet. La barricade fut emportée à coups de sabre et de baïonnette ; une trentaine d’étudiants forent blessés et cinquante furent mis en état d’arrestation.

La population n’avait pris aucune part à l’émeute, mais die avait donné des signes de vive commisération lorsqu’elle avait vu passer les étudiants blessés ou emmenés prisonniers.

Un incident qui obligea le prince de Carignan à intervenir personnellement contribua à surexciter les esprits. Le prince, âgé de vingt-deux ans, avait été nommé chef du corps de l’artillerie. Un officier de ce corps, sans aucune nécessité, s’était joint, le sabre à la main, aux grenadiers qui avaient chargé cette poignée d’enfants. Huit ou neuf autres officiers appartenant à différents corps en avaient fait autant, prenant part, en amateurs, en dilettanti, à une répression jugée excessive.

La liste en fut dressée, affichée à toutes les portes. Le bruit se répandit que le stylet des carbonari les guettait.

Le corps des officiers d’artillerie, indigné de la conduite d’un de ses membres, se rendit chez le prince de Carignan, lui déclarant qu’ils démissionneraient en masse si l’officier coupable de cet excès d’ardeur n’était pas renvoyé. Le prince de Carignan le fit venir et l’invita à donner sa démission, ce qu’il fit.

Ces événements étaient suivis avec un intérêt tout particulier à la cour de France, le roi Louis XVIII et son frère le comte d’Artois ayant épousé deux princesses de Savoie, sœurs du roi Victor-Emmanuel Ier. Le marquis de la Tour du Pin Gouvernet était alors ambassadeur de France à Turin. Rendant compte de la situation au baron Pasquier, il lui écrivait le 18 février 1821 :

« Parmi les conséquences funestes que j’ai vu pouvoir résulter des derniers événements arrivés à Turin, je range au premier degré la situation difficile où se trouve placé le prince de Carignan. Ce prince de vingt-deux ans est excité à l’ambition par tout ce qui est le plus capable d’éblouir et par conséquent d’égarer une jeune tête. Il n’est pas possible de douter que les carbonari de toute l’Italie ne lui aient fait savoir qu’ils le regardaient comme appelé à être le libérateur les peuples ; et, pour prix de ce service, ils lui montrent l’Italie réunie sous son sceptre. J’ignore quelle est la force des principes de morale de ce prince, ni quelle est la force de sa raison pour résister à de si criminelles et dangereuses incitations, mais je suis persuadé qu’elles lui ont été offertes. »

L’Université fut fermée ; la classe de théologie renvoyée au séminaire et, dans chaque province, celles de physique et de philosophie. Turin ne conserva que la faculté de médecine et de chirurgie et la faculté de droit.

Plusieurs arrestations furent faites à la suite de la saisie de papiers contenus dans une voiture venant de Paris et notamment de lettres du prince de la Cisterne à divers personnages du Piémont. La police avait été bien informée, car des gendarmes avaient été placés aux six portes de Turin pour y guetter cette voiture et l’arrêter.

Le prince de la Cisterne, jeune homme de moins de trente ans, agissant sous l’influence de Mme  de Saluces, y dévoilait tout un plan de conspiration, nommant les personnes qu’il fallait employer, disant qu’il fallait gagner des colonels, que le général Guifflenga devait être réservé pour la guerre, mais que, trop indécis pour prendre un parti, il ne pouvait déterminer un mouvement à l’intérieur.

Parmi les personnages arrêtés figuraient le baron de Perron, plus tard ministre des Affaires étrangères et que j’ai vu mourant à Novare[1], officier français de famille piémontaise, fils du grand maître de la garde-robe du Roi ; le marquis de Prié et un employé de l’administration des postes.

Tous ces mouvements avaient pour mobile la haine des Autrichiens et la libération de la nation italienne de tout joug étranger. Ces mesures de rigueur n’empêchèrent pas l’insurrection militaire sur laquelle comptaient les meneurs. Elle éclata le 10 mars 1821 & Pignerol, à Fossano et à Alexandrie. La garnison de cette dernière ville, forte de trois régiments, deux d’infanterie et un de cavalerie, fit une manifestation réclamant une constitution, la guerre contre les Autrichiens, leur expulsion de l’Italie, la proclamation de l’indépendance italienne et l’agrandissement du royaume de Sardaigne. Deux régiments de cavalerie quittèrent leurs garnisons pour se joindre au mouvement qui gagnait de proche en proche dans l’armée.

La stupéfaction de Victor-Emmanuel Ier et de sa cour fut extrême. Quelques jours auparavant, le 5 mars, le roi avait passé à cheval, sur la place de Turin, la revue des régiments de la garde et de la garnison de Turin qui comprenait environ 5,000 hommes d’infanterie et de cavalerie. On répétait partout qu’il n’y avait pas de troupes plus fidèles, et Victor-Emmanuel Ier parlait avec complaisance de ses soldats. Le 18, il ne restait plus rien : roi, armée, monarchie, tout avait disparu.

Le roi songea un instant à faire appel au prince de Carignan et à l’envoyer à Alexandrie pour apaiser l’insurrection, en usant de l’influence qu’on lui supposait sur les insurgés. Celui-ci refusa, craignant d’être retenu, mis à la tête des révoltés et d’être obligé de marcher sur Milan.

L’octroi d’une constitution était à peu près décidé dans l’esprit du Roi ; on hésita longtemps entre la constitution espagnole et la constitution française. Pendant ce temps, les événements s’aggravèrent, et dans la nuit du 12 au 13 mars Victor-Emmanuel Ier, qui était personnellement aimé et respecté, se décida à abdiquer. Son successeur, le duc de Genevois, troisième fils de Victor-Amédée III, étant à Modène auprès du roi de Naples, son beau-père, qui avait quitté ses États où une armée autrichienne devait le rétablir quelques semaines plus tard, le roi nomma avant d’abdiquer le prince de Carignan régent du royaume avec tous les pouvoirs royaux. L’insurrection de quelques régiments, la fidélité incertaine de beaucoup d’autres, l’horreur de mettre aux prises ses propres troupes les unes contre les autres, la conviction qu’en acceptant une constitution quelconque malgré sa répugnance il ne verrait pas moins l’étranger envahir son pays, ont été les causes déterminantes de cette abdication.

Placé auprès du roi qu’il n’avait pas quitté un instant, contenant autant qu’il le pouvait les régiments en ne leur parlant que de fidélité et d’obéissance, le prince de Carignan, tout en conseillant d’accorder une constitution, avait fait de sincères efforts pour les ramener au devoir. Sa position n’en était pas moins des plus difficiles vis-à-vis du nouveau roi qui se trouvait à Modène sous la main des Autrichiens. Dans un entretien qu’il eut avec l’ambassadeur de France, il lui dit : « Il n’y a pas deux heures que j’ai dû céder aux instances du Roi, à la nécessité de conjurer les malheurs qui menacent le royaume ; je n’ai pas encore une seule idée, un seul projet formé. Ce que je puis vous dire, c’est que je vais opposer la constitution de France à celle d’Espagne qu’on demande à grands cris, vous le savez. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour la faire prévaloir. J’espère que vous me rendrez justice auprès de votre gouvernement et que ma conduite vous aura paru loyale et pure. Vous sentez aisément le prix qu’aurait pour moi l’intérêt de la France. »

La journée du 13 mars fut tumultueuse à Turin. Il s’agissait d’obtenir la constitution des Cortez et l’adoption de la cocarde tricolore italienne. Le prince de Carignan, fatigué physiquement, ne sut et ne put rien diriger ; sous la menace du bombardement de la ville par les troupes insurgées qui avaient la mèche allumée près des mortiers de la citadelle, il accepta la constitution espagnole, mais il parvint à conserver la cocarde piémontaise. Le marquis de Rhodes et le marquis d’Azeglio, hommes graves, respectés, haranguèrent les soldats, aidant puissamment le prince de Carignan à défendre les couleurs du pays. En même temps, dans les régiments les plus attachés au Roi, de nombreuses désertions se produisirent. En un seul jour, les régiments des gardes et d’Aoste perdirent un tiers de leur effectif.

Une armée autrichienne de 40,000 hommes continuait sa marche sur Naples et battait les miliciens napolitains commandés par le général Pepe. Milan et ses approches, toutes les villes de Lombardie étaient hérissées de canons. Le duc de Genevois, devenu roi de Sardaigne par l’abdication de son frère, restait à Modène, entouré des adversaires les plus décidés du mouvement italien.

Dans une situation si difficile le prince de Carignan avait non seulement accepté une constitution, mais composé un ministère dont les hommes marquants étaient M.  Dalpozzo, ministre de l’intérieur, auteur d’un travail sur les réformes à apporter dans la législation piémontaise ; le comte de Santa Rosa, ministre de la Guerre, et M.  de Gubernatis, ministre des Finances.

La guerre aux Autrichiens et leur expulsion de l’Italie étaient le but principal des meneurs. Leurs illusions étaient extrêmes. L’un d’eux disait à l’ambassadeur de France : « Ne nous envoyez pas d’hommes. L’Italie doit faire à elle seule sa destinée : il ne faut d’autre sang que le sien. Mais la France peut nous rendre des services de plus d’un genre. »

La réponse du nouveau roi Charles-Félix à la nouvelle de l’abdication de son frère fut comme une douche d’eau glacée pour cette exaltation des esprits. Il déclarait accepter la couronne à la condition qu’il lui fût suffisamment prouvé que l’abdication de Victor-Emmanuel Ier avait été libre et volontaire ; en vertu de ses pouvoirs royaux, il annulait tout ce qui avait été fait, en rendait toutes les autorités responsables, les chargeant de faire rentrer ses sujets dans le devoir. Il nommait en même temps le général Latour, commandant à Novare, généralissime de ses troupes. Le prince de Carignan fit partir immédiatement sa femme et son fils, puis il se déroba dans la nuit à la surveillance dont il était l’objet ; il se rendit à Novare, laissant une proclamation par laquelle il annonçait qu’en vertu des ordres du roi il cessait ses fonctions de régent et qu’il allait se placer sous les ordres du général Latour.

Les révoltés, avertis de sa défection, formèrent le projet de l’assassiner. La comtesse Masin de Montebello ayant appris le complot se hâta d’aller la nuit chez le comte de Sonnaz, écuyer du prince, pour l’en prévenir. Celui-ci réveillé en sursaut ne voulut pas la croire et la renvoya. Elle se rendit alors au palais Carignan et parla elle-même au prince qui se fit accompagner par une escorte de deux régiments de cavalerie et d’artillerie légère sur lesquels il comptait. Il passa ainsi sain et sauf au milieu des conjurés apostés pour accomplir leur projet.

Lors de son avènement au trône Charles-Albert n’oublia pas le service que lui avait rendu la comtesse Masin de Montebello. Pour assister aux bals et aux fêtes de la cour, il fallait justifier de trois degrés de noblesse dans les lignes paternelle et maternelle. La femme était tenue de faire les mêmes preuves que le mari. Charles-Albert en dispensa la comtesse Masin de Montebello.

Deux étendards restaient donc debout : à Alexandrie l’étendard fédéral italien, à Novare l’étendard royal. Chaque parti appelait à lui les réserves qui se rendaient en plus grand nombre à Alexandrie qu’à Novare. Les pouvoirs civils étaient exercés à Turin et à Alexandrie par une junte, à Gênes par une commission qui s’arrogeait le droit de réduire les droits sur les vins étrangers, le sel, le blé et autres grains. Les personnages les plus compromis : le marquis de Prié, le prince de la Cisterne, le duc de Vallombrosa prenaient leurs passeports et se réfugiaient à l’étranger. En Savoie et à Nice l’autorité royale était maintenue.

Sur ces entrefaites M.  de Mocenigo, ministre de Russie, réunit l’abbé Morentini, président de la junte de Turin ; M.  Dalpozzo, ministre de l’intérieur ; le commandant des carabiniers royaux et le marquis de Cavour, très influent dans le corps de ville, et leur fit la communication suivante :

« Voici l’état des troupes russes, prêtes à marcher. Lisez-le ; il y a cent mille hommes. — Voici leur ordre de marche : cinquante-six jours. Voulez-vous les arrêter ? Vous êtes les maîtres. Soumission pleine et entière sans conditions. Je vous garantis amnistie, institutions et point d’occupation étrangère. Mais si vous nous laissez arriver, nous n’épargnerons aucun de ceux qui nous auront fait résistance. »

Les personnages à qui il parlait comprirent la gravité de cet avertissement. L’abbé Morentini partit pour le communiquer à Alexandrie, chef-lieu et foyer de la révolte. Il échoua complètement dans cette mission. À son retour, M.  de Mocenigo partit, emportant seulement un acte de soumission, signé des membres de la junte de Turin. Il exigeait comme condition sine qua non la remise à la garde nationale, sur l’esprit conservateur de laquelle on pouvait compter, des deux citadelles d’Alexandrie et de Turin. La situation devenait chaque jour plus mauvaise. Le 1er avril, un régiment en vint aux mains sur la place de Turin avec les carabiniers royaux. Comme la place était pleine de monde, il y eut soixante blessés, tant militaires que bourgeois, et six ou huit tués.

Loin de se décourager, les troupes révoltées cherchaient à pratiquer des intelligences dans la petite armée royale de Novare qu’elles comptaient amener à elles. Le 8 avril, à la pointe du jour, cinq mille hommes de toutes armes s’avancèrent assez près des murs de Novare pour solliciter les troupes royales à la défection. Ils ignoraient que dans la nuit un régiment autrichien et un bataillon de Tyroliens avaient passé le Tessin et s’étaient portés sur Novare. Ils virent marcher à leur rencontre un régiment d’infanterie piémontaise, escorté de hulans. Les rebelles placés sur la chaussée avaient leur cavalerie en tête. Au premier mouvement que firent deux cents uhlans pour la charger, cette cavalerie fut prise de panique et s’enfuit à toute bride, écrasant sur sa route une douzaine de soldats d’infanterie de son parti. Les chefs de cette troupe étaient les principaux artisans de la révolte, — le marquis de Curaglio, le colonel de Saint-Michel, M.  de Lisio, M.  de Colegno qui avait provoqué la défection du corps de l’artillerie. Dans cette honteuse déroute ils firent d’une traite 20 lieues sans s’arrêter, abandonnant leurs soldats À dix heures du soir ils étaient à Turin, sollicitant de l’ambassade de France des passeports pour traverser la France.

Le 10 avril, l’avant-garde de l’armée royale entra, à Turin et occupa la citadelle. Le général Latour arriva peu après avec le reste de ses troupes ne s’élevant pas à plus de trois mille hommes, avec lesquels il se disposait à marcher sur Alexandrie qui, après la dispersion des cinq mille fugitifs de Novare, avait encore une garnison de trois mille hommes. La soumission de cette ville et de la ville de Gênes rendit inutile cette expédition. Alexandrie fut occupée par les Autrichiens et une commission militaire, dont les généraux comte de Venançon et comte de Sambuy faisaient partie, fut instituée pour juger les rebelles.

Le comte de Revel en fut nommé président, mais il fut bientôt remplacé par un ancien gouverneur d’Alexandrie. Tout annonçait les mesures les plus rigoureuses.

Dès les premiers jours, une quinzaine d’arrestations eurent lieu. Elles comprirent le général Lisio, gouverneur de Turin pour l’insurrection, dont le fils, un des chefs les plus actifs de la révolte, avait quitté le Piémont après la panique de Novare. Mais elles ne tardèrent pas à être bien plus nombreuses. La citadelle de Turin regorgeant de prisonniers, on les transféra au château de Fenestrelle où cent six cellules furent aménagées pour eux. Presque tous les chefs avaient pris la fuite et s’étaient réfugiés à l’étranger.

Quant au roi, Charles-Félix, il restait à Modène :

« Nous avons, disaient les Piémontais, un roi qui ne nous veut plus (Victor-Emmanuel), un roi qui ne nous veut pas (Charles-Félix), un roi dont on ne veut pas (le prince de Carignan). »

Les dispositions de Charles-Félix paraissaient fort peu conciliantes. Lorsqu’on lui annonça une députation de Turin, il répondit : « Je ne reçois pas de députations. Ces messieurs peuvent venir l’un après l’autre, je les recevrai. » Lorsque la députation de Gênes se présenta : « Sachez, dit-il, si c’est une soumission entière, absolue, sans condition quelconque, sinon, je ne la reçois pas. » — « Ce sont des enfants mutins, disait-il en parlant de ses peuples, dont il faut briser le caractère. » Et il répétait souvent : « C’est comme cela que je régnerai, ou point du tout. »

Le comte de Revel, ancien ministre de la Guerre, ministre de Sardaigne à Londres, gouverneur de Gênes, vice-roi de Sardaigne, qui était gouverneur militaire de Turin lors de l’abdication du roi Victor-Emmanuel, fut nommé lieutenant général du royaume avec les pouvoirs les plus étendus, — la clause de l’alter ego. Il s’était toujours montré opposé à toute concession. Il revenait du congrès de Laybach et du duché de Modène où résidait Charles-Félix. Il avait par conséquent une parfaite connaissance des vues et des intentions des souverains.

On annonçait l’occupation du Piémont par vingt-cinq mille Autrichiens qui devaient fournir à Turin une garnison de cinq mille hommes pour lesquels des logements étaient préparés. Le caractère du comte de Revel, entêté, dur et passionné, inspirait les craintes les plus vives. Il constituait à lui seul tout le gouvernement. À l’ambassadeur de France qui lui disait : « Vous serez notre ministre des Affaires étrangères, » il répondit : « Oh ! de département, jamais. » Il donna les Finances à M.  de Brignole, l’Intérieur à M.  Cholex, son ancien intendant général en Sardaigne. Les Affaires étrangères et la Guerre furent confiées à de simples secrétaires, sans nomination de ministres. Le général Latour reçut, comme récompense, le grand cordon de l’Annonciade, mais il dut retourner à son gouvernement de Novare.

Des démarches furent tentées près du roi Victor-Emmanuel pour le faire revenir sur son abdication : elles furent inutiles. Il la réitéra le 19 avril, disant que depuis quelque temps l’état de sa santé lui rendait très pénibles les fonctions de la royauté et que les circonstances ne pouvant qu’ajouter à ce fardeau il priait son frère de vouloir bien s’en charger à sa place. Toutes les hésitations du duc de Genevois durent cesser. Il était impossible de laisser plus longtemps la situation du royaume indéterminée. Le nouveau roi Charles-Félix notifia aux puissances son avènement et il reçut à Modène les ministres étrangers.

Les effectifs de l’armée furent considérablement réduits, tous les soldats qui le demandaient étaient renvoyés dans leurs foyers. De notables économies forent ainsi réalisées. La probité personnelle de l’abbé Morentini, président de la junte ; du ministre de la Guerre comte de Santa Dosa ; du ministre de l’intérieur Del Pozzo ; du ministre des Finances, de Gubernatis, avait empêché les dilapidations qui accompagnent habituellement les mouvements révolutionnaires. Le gaspillage n’avait pas dépassé le chiffre de 8 à 10 millions.

Le roi Charles-Félix ne revint dans sa capitale que le 19 octobre 1821, après une absence de six mois. Il avait rencontré auparavant son prédécesseur Victor-Emmanuel Ier à Lucques, où il s’était rendu pour le voir. Le prince de Carignan était sévèrement tenu à l’écart. Le roi Victor-Emmanuel avait refusé de recevoir même une lettre de lui. Il n’en était pas moins héritier de la couronne. Charles-Félix, d’une très faible santé, n’ayant aucune habitude du travail, pouvait disparaître d’un moment à l’autre. « On ne peut pas, écrivait le marquis de la Tour du Pin au baron Pasquier le 10 décembre 1821, si jeune encore, être pourvu d’une réputation pire que celle du prince de Carignan. L’expression ne sera pas trop forte si je dis qu’il est dans le royaume en horreur à tous les partis, les royalistes par le sentiment très naturel que leur a inspiré sa conduite, les révolutionnaires par l’abandon qu’ils trouvent qu’il a fait de leur cause, et les tièdes font concert avec les uns et les autres par la crainte de ne pas paraître partager la haine du roi pour lui. »

Il y avait certainement excès de sévérité dans cette réprobation unanime dont le marquis de la Tour du Pin était alors le témoin. La véritable physionomie de Charles-Albert a été tracée par le marquis Costa de Beauregard[2] dans les beaux livres qu’il a consacrés à l’histoire des époques les plus émouvantes de la vie de ce souverain :

« Pour ses familiers mêmes, Charles-Albert demeurait une énigme. Son regard sans cesse contredisait sa parole, sa parole démentait son sourire, son sourire déguisait sa pensée. Tout était complexe, indécis, fuyant dans ce prince toujours dissonant. »

Ainsi disgracié, il dut passer plusieurs années à la cour de son beau-père, le grand-duc de Toscane. Ce prince eut, dit-on, souvent occasion d’user d’indulgence vis-à-vis de lui, à cause de ses légèretés de conduite. La part qu’il avait prise au mouvement de 1821, ses idées libérales et la vie dissipée qu’il mena en Toscane avaient tellement indisposé contre lui le roi Charles-Félix et les empereurs d’Autriche et de Russie, qu’il fut sérieusement question de l’exclure de la succession au trône. Victor-Emmanuel Ier, frère et prédécesseur de Charles-Félix, avait eu, de son mariage avec Marie-Thérèse, archiduchesse d’Autriche, une fille qui avait épousé, le 30 juin 1812, le duc François IV de Modène. La loi salique aurait été abolie en Piémont et la duchesse de Modène aurait supplanté la branche de Savoie-Carignan. Il était également question d’obliger le prince de Carignan à renoncer à ses droits en faveur de son fils encore en bas âge.

Ces projets ne se réalisèrent pas. Ils furent vivement combattus par le comte de Waldburg.

Truchsess[3], ministre de Prusse à Turin, qui exerçait sur le roi Charles-Félix et sur ses collègues du corps diplomatique une grande et bonne influence.

L’ordre de succession ne fut pas modifié, mais le prince de Carignan dut donner des gages ; afin de se réhabiliter dans l’opinion des souverains de l’Europe, il partit pour l’Espagne où il servit comme volontaire dans l’armée commandée par le duc d’Angoulême. Il fit preuve pendant cette campagne d’une extrême bravoure. Un grenadier français du 6e régiment de la garde, le voyant s’exposer lors de la prise du Trocadéro, le tira à lui par son habit et le renversant lui dit : « Monseigneur, vous prenez ma place. — Camarade, répondit le prince de Carignan, il n’y a pas ici de Monseigneur ; je ne suis qu’un volontaire royal. » Et, se relevant, il continua à monter à l’assaut, s’aidant pour franchir l’escarpement de la hampe du drapeau du bataillon de la garde auprès duquel il se trouvait. Il traitait les soldats de la garde en camarades, en amis, leur exprimant sa joie d’avoir partagé leurs dangers et d’avoir été témoin de leur valeur. Aussi était-il très populaire parmi eux. Le lendemain de la prise du Trocadéro, jour fixé pour la revue que devait passer le duc d’Angoulême et pour la distribution des récompenses, les grenadiers du 6e régiment de la garde voulurent offrir au prince, en souvenir de sa vaillance, des épaulettes de grenadier, celles que portait celui qui avait été tué le premier en montant à l’assaut. Le prince de Carignan les reçut avec émotion et promit de porter ces épaulettes tous les ans le jour anniversaire de la prise du Trocadéro. Son nom fut inscrit sur les contrôles de la compagnie de grenadiers du 6e régiment.

Il escortait, ainsi que le duc d’Angoulême, le roi Ferdinand VII rentrant à Madrid qui s’était placé au fond de son carrosse, en manches de chemise, ayant la reine, une princesse de Saxe, à sa gauche, et trois dames sur le devant de la voiture. À l’arrivée au palais, le duc d’Angoulême, restant immobile, le prince de Carignan alla offrir son bras à la reine pour monter les escaliers. Celle-ci prenant à la lettre la règle d’étiquette espagnole : Ne touchez pas à la Reine, s’enfuit sans regarder le prince et courut prendre le bras de son royal époux.

Ferdinand VII remit au prince de Carignan l’ordre très envié de la Toison d’or. Mais une difficulté surgit. Le lendemain on porta au prince, suivant les usages de la cour d’Espagne, une note considérable pour l’acquittement des frais de chancellerie. Le prince de Carignan n’était pas riche. — « C’est trop fort, dit-il en riant, je me suis battu pour la cause du roi Ferdinand, mais je ne suis qu’un cadet et il m’est impossible d’accepter, à ce prix, les cadeaux de reconnaissance du roi d’Espagne. » L’affaire s’arrangea ; la chancellerie de la Toison d’or dut se résigner à ne pas percevoir les droits réclamés au nouveau dignitaire de l’Ordre.

Rentré peu à peu en grâce vis-à-vis du roi Charles-Félix, il occupait ses loisirs à des voyages et à des études historiques. Il écrivit un récit de la campagne d’Andalousie de 1823. Ayant découvert en 1829 à Palenzio des médailles, des coupes et des vases romains, il fit des recherches sur l’histoire de cette ville à laquelle il consacra une notice.

Il écrivit également une histoire des Vaudois, population très intéressante qui, au nombre de 22,000 âmes, s’étend dans les vallées de Luzerne, Perosa et Saint-Martin (province de Pignerol). Ce sont des protestants parlant la langue française, remontant bien avant Luther à Pietro Valdo, qui, au douzième siècle, organisa leur culte ; ils prétendent même, d’après leurs plus anciennes traditions, avoir conservé intacte la religion primitive, l’Évangile prêché par les apôtres, sans admettre ce que l’Église catholique y a ajouté depuis. Très dévoués et fidèles à leurs souverains dans les guerres et les révolutions, ils étaient traités par eux avec bienveillance. Mais depuis la Réforme les ducs de Savoie appliquèrent aux Vaudois des lois exceptionnelles, les privant de tous droits politiques, religieux et civils. Ils ne pouvaient, d’après d’anciens édits, parvenir à aucun emploi, ni rien posséder en dehors de leurs étroites limites territoriales.

En 1829, le prince de Carignan, désormais reconnu comme héritier présomptif de la couronne, fit un long séjour en Sardaigne. Il revint en visitant les côtes d’Afrique, passant devant Alger, Tunis et Tripoli et examinant les positions militaires des États barbaresques. En Sardaigne, il avait fait la connaissance du vicomte de Flumini, un des principaux feudataires de l’île qui avait été pendant cinq ans esclave du dey d’Alger. Il avait rapporté de sa captivité des observations médicales assez curieuses. Toutes les fois qu’un homme est malade, racontait-il, les Turcs lui ouvrent violemment la bouche et regardent ses dents. Si elles sont blanches, le mal n’est pas grave et on le fait travailler. Charles-Albert, très dur pour lui-même, avait pris note de cette observation. Quand il se sentait indisposé, il prenait un miroir ; si ses dents lui paraissaient suffisamment blanches, il surmontait sa souffrance et continuait son genre de vie habituel.

Le même vicomte de Flumini racontait qu’il avait été guéri de la goutte de la façon la plus étrange. Ce mal rendant sa captivité plus pénible encore, il résolut de s’évader. Arrêté par des janissaires, il reçut, sur l’ordre de son maître, cent cinquante coups de bâton sur la plante des pieds. La douleur fut atroce, mais la goutte avait disparu.

« Je travaille, beaucoup, disait à cette époque le prince de Carignan, vivant plus avec les temps anciens qu’avec les temps modernes. L’étude de l’histoire est, à mon avis, celle où l’on peut puiser les plus grandes et utiles leçons pour toutes les époques, en même temps qu’elle est d’un intérêt infini et toujours croissant. »

Il s’occupait de l’éducation de ses fils, Victor-Emmanuel, duc de Savoie, Ferdinand, duc de Gênes. En novembre 1829, Victor-Emmanuel, âgé de neuf ans, reçut l’uniforme de soldat du régiment de Royal-Piémont ; sur la proposition du prince de Carignan, le chevalier de Saluces fut nommé par le roi gouverneur de ces deux jeunes princes : « Tout me fait présumer, écrivait-il alors, les plus grands biens et avantages de la nouvelle éducation que mes enfants vont entreprendre. Ils sont eux-mêmes enchantés. »

Il prenait non moins de soin de l’éducation de son neveu Eugène de Carignan dont la grand’mère était d’une famille française qui n’avait pas rang à la cour. Il le retira du collège des Jésuites pour le placer au collège de la marine à Gênes, dirigé par le général de Châteauvieux : « Je n’ai pu encore obtenir de Sa Majesté qu’elle le reconnût, mais elle m’a donné à cet égard de bien bonnes espérances. En attendant il est élevé comme s’il était reconnu. Il est déjà embarqué et probablement en ce moment devant Tunis. » Cette reconnaissance n’eut lieu que lorsque Charles-Albert fut monté sur le trône. Comment croire alors que ce fut bien là le prince libéral en qui les partisans d’un changement de régime avaient placé leurs espérances ? Lorsque le trône de Charles X fut menacé, il écrivait : « Nous sommes dans l’espérance de voir les affaires de France prendre une meilleure direction. Mais il y a une telle légèreté et versatilité dans ce malheureux pays que l’on ne peut compter sur rien. Si le ministère est renversé et qu’une dernière et éclatante preuve de faiblesse soit donnée aux révolutionnaires, on ne peut s’attendre qu’aux plus grands malheurs. Les plus à plaindre sont les paisibles voisins comme nous, car il n’y a aucun doute que les libéraux pousseront aussitôt à la guerre. Ils nous l’ont bien prouvé sous le dernier ministère ; on ne peut se faire une idée de toutes les mauvaises affaires qu’ils nous ont suscitées dans nos ports de mer, dans nos villes frontières, de toutes les plaintes dénuées de fondement, de toutes les querelles qu’ils nous ont cherchées, alléguant à tout propos notre esprit autrichien. »

Charles-Félix lui avait rapporté de Naples, où il était allé rendre visite à son beau-père Ferdinand Ier, l’ordre du Saint-Janvier, et à la suite des événements de 1830, il l’avait nommé gouverneur de la Savoie, berceau de sa famille. On y redoutait alors une invasion de révolutionnaires français. Sous la direction occulte du prince de la Cisterne une troupe de mille cinq cents hommes environ s’était formée à Lyon. Le mouvement n’aboutit pas : « Je ne pus en cette occasion, écrivit le prince de Carignan, que montrer de la bonne volonté, car ces bandes de révolutionnaires ne se décidèrent pas à franchir la frontière. »

Malgré les adoucissements apportés à la situation du prince de Carignan à la cour, il ne porta jusqu’à son avènement au trône que le titre d’Altesse sérénissime, à l’exemple de ce qui s’était passé en France pour le duc d’Orléans pendant tout le règne de Louis XVIII. Charles-Félix avait toujours refusé de lui accorder le titre d’Altesse royale : « On est né Altesse royale, disait-il ; on ne le devient pas. » À l’époque de son mariage avec Marie-Thérèse de Toscane, il fut décidé qu’à la cour cette princesse porterait le titre d’Altesse royale et non d’Altesse impériale, quoiqu’elle fût archiduchesse d’Autriche, ce qui lui eût donné le pas sur les filles du roi Victor-Emmanuel Ier. Lorsqu’elle sortait en voiture avec son mari elle prenait la place de droite, la voiture se présentant au péristyle du palais Carignan, de manière à ce qu’elle se plaçât naturellement au fond de la voiture. Mais il arriva un jour que la voiture s’étant présentée en sens inverse, ne pensant qu’à l’étiquette et à ses droits, elle voulut forcer son mari à passer devant elle pour se mettre à sa gauche. Celui-ci se fâcha, la poussa brusquement et prit de force la place qu’elle ne voulait pas céder.

L’incident fut rapporté à Charles-Félix par Mme de Saluces, première dame de la princesse, qui racontait au roi tout ce qui se passait au palais Carignan, aigrissant quelquefois par ses propos les rapports des deux princes. Elle racontait aussi que, dans un moment d’emportement, Charles-Albert avait un jour tiré son sabre contre sa femme. On douta fort de ce récit qui fut regardé comme une invention de Mme de Saluces.

Toujours est-il que sous le règne de Charles-Félix le prince de Carignan avait à subir à la cour des humiliations de toute sorte. Quand il rencontrait un poste, on ne battait aux champs que si sa femme était avec lui. Quelquefois, par méprise, en le voyant sortir, on commençait à battre, mais dès qu’on s’apercevait qu’il était seul dans sa voiture, les tambours s’arrêtaient, ce qui le fâchait et l’humiliait fort.

Dans les derniers temps de la vie de Charles-Félix, la cour de Turin reçut la visite très pompeuse du vieux roi de Naples Ferdinand Ier, conduisant en Espagne sa fille Marie-Christine, mariée par procuration au roi Ferdinand VII, jeune et belle princesse de vingt-trois ans, déjà fort coquette. Il fallait au roi de Naples soixante-dix chevaux de poste à chaque relais pour sa suite. Son ministre des Finances l’accompagnait. Il annonçait qu’il dépenserait 25 millions pour ce voyage. La même année, l’impératrice Marie-Louise, duchesse de Parme, veuve depuis peu de son époux morganatique le comte Neipperg, était venue également à Turin.

  1. Voir plus bas page 322.
  2. Mis Costa de Beauregard, Charles-Albert.
  3. Les Waldburg-Truchsess sont une des plus anciennes et des plus illustres familles d’Allemagne. Conradin de Hohenstauffen avait pour écuyer un Waldburg-Truchsess, lorsqu’en 1266 il alla périr à Naples avec Frédéric d’Autriche. Tous ses partisans l’avaient abandonné ; Frédéric de Waldburg-Trachsess seul lui était resté fidèle. En montant sur l’échafaud Conradin remit à son écuyer sa bague sur laquelle étaient gravées des armoiries : « L’ancienne et puissante Maison de Souabe, lui dit-il, va s’éteindre en ma personne ; que vous et vos descendants en perpétuent les armes, comme souvenir de l’amitié et de la reconnaissance que je vous porte pour avoir affronté mille morts afin de me rester fidèle jusqu’à ce moment. » L’empereur confirma cette concession et depuis cette époque les Waldburg-Truchsess, devenus comtes, puis princes, ont toujours porté les armes des anciens ducs de Souabe.

    Très puissants en Souabe, les Waldburg-Truchsess avaient fini par étendre au quinzième siècle leur domination sur presque tout le Vorarlberg qui appartenait aux comtes de Tyrol. Le comte Sigismond avait emprunté des sommes considérables à Éberhard Ier de Waldburg et il lui avait engagé une grande partie de ses domaines. La guerre ne tarda pas à éclater entre eux. Le comte Sigismond de Tyrol commença en 1473 le siège du château de Sonnenberg, la plus importante forteresse des Waldburg dans le Vorarlberg. Ce siège qui dura plus d’un an se termina par un traité et Sigismond dut acheter 34,000 florins la place d’armes de Sonnenberg qui assurait la domination d’Éberhard de Waldburg dans tout le pays. Il s’était emparé d’une autre forteresse commandant l’entrée des vallées de Montavon et de Brandt, le burg de Rosenegg, dont les ruines existent encore en face de Bludenz. Le fief de Rosenegg, devenu propriété des comtes de Tyrol, puis des empereurs d’Autriche, a été donné par l’empereur Charles VI à Franz-Joseph de Gilm, gouverneur de Bludenz, avec l’obligation d’en porter le nom.