Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/08

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Plon-Nourrit (p. 201-230).

CHAPITRE VIII

La Révolution à Vienne. – Réunion des Chambres sardes. – Présidence de Gioberti. – Attitude de la Savoie. – Assassinat de Rossi. – Ministère Gioberti.


Un événement imprévu sembla devoir favoriser ces aspirations. Pour la seconde fois une insurrection éclata à Vienne et l’empereur Ferdinand fut forcé de quitter sa capitale, puis d’abdiquer. Le trésor impérial était à sec. Il n’avait pas encaissé depuis six mois plus de 45 millions de florins, alors que l’armée autrichienne coûtait sur le pied de paix 5 millions par mois et 8 millions sur le pied de guerre. Radetzki était laissé sans argent pour payer et entretenir son armée. L’inflexible feld-maréchal ne se laissa pas troubler. Il rançonna à outrance la Lombardie et poussa à l’extrême ses exigences. Après avoir retenu tout le parc de Peschiera, dont la restitution avait été promise par l’armistice, il persista à en conserver la moitié malgré les ordres de son propre gouvernement, sous prétexte que l’escadre sarde était restée à Ancône au lieu de se rendre à la Spezzia, que la forteresse d’Osopa n’était pas évacuée et que la Sardaigne avait encore des troupes dans le duché de Modène.

Ces faits ayant été contestés par le ministère sarde, le général Hess, chef d’état-major de Radetzki, fit une réponse d’une insolence calculée. Il refusa de traiter avec d’autres personnages que le ministre de la guerre du roi de Sardaigne à la parole duquel il pouvait croire, mais il déclara ne pouvoir se fier à un gouvernement sans foi ni loi, qui avait attaqué l’armée autrichienne au mépris du droit des gens et des traités. Il maintenait d’ailleurs les exigences de Radetzki pour la restitution du parc de Peschiera.

Un instant, la guerre fut imminente. Une réplique des plus vives avait été préparée par le gouvernement sarde : il fallut tous les efforts des ministres de France et d’Angleterre pour en empêcher l’envoi. Le roi passa une grande revue de la garde nationale de Turin qui l’accueillit avec enthousiasme, ainsi que la population. « Avec une pareille population, dit-il en revenant à son palais, je puis encore rentrer à Milan. » Deux jours après, le 11 octobre, une revue de douze régiments et de huit escadrons, bien reconstitués, donna lieu aux mêmes démonstrations.

Après le défilé, le peuple se précipita vers le roi, l’entoura et le salua des vivats les plus chaleureux. Au cours de cette ovation, une association lombarde s’avança près de Charles-Albert et lui remit une pétition lui exposant la triste situation des pays occupés par l’armée autrichienne. Charles-Albert répondit qu’il avait tiré l’épée pour la délivrance de l’Italie et qu’il ne la remettrait dans le fourreau que lorsque cette délivrance serait accomplie. — Le général Perrone, ministre des affaires étrangères, s’efforçait en vain de faire prévaloir des conseils de prudence. « Il y a une insurrection à Vienne, mais il n’y en a pas eu dans l’armée autrichienne, disait-il, elle est aujourd’hui ce qu’elle était il y a quinze jours, et je profiterais plus volontiers d’une révolte de régiments à Milan que d’une révolution politique à Vienne. »

Au grand déplaisir de Charles-Albert, le ministère s’opposa à ce qu’il conservât le commandement de l’armée qui fut confié au général Bava, avec le général Scharnowski comme chef d’état-major. Soixante mille hommes étaient échelonnés de Tortone à Novare avec cent quatre bouches à feu, mais de l’aveu du général Scharnowski cette armée était hors d’état d’entrer en campagne pendant l’hiver. Elle n’avait aucune réserve en chevaux : tous les chevaux en état de marcher étaient dans le rang, ce qui restait au dépôt ne pouvait faire aucun service. Les services administratifs n’étaient pas organisés ; il n’existait aucun matériel de campement, pas même des couvertures. L’état-major et l’administration étaient constitués d’une manière déplorable. Les réserves n’avaient qu’un simulacre d’organisation.

L’armée fut massée sur le Tessin : trente mille hommes furent réunis entre Casal et Alexandrie. L’escadre fut envoyée devant Venise.

En même temps, le parti avancé l’emportait à Turin aux élections. Le comte de Revel, ministre des finances, était battu par M. Radice, candidat de l’opposition la plus exaltée, et le ministère se voyait forcé de remplacer l’ambassadeur de Sardaigne à Paris, M. de Brignole, suspect parce qu’il avait rempli les mêmes fonctions sous le ministère della Margherita.

La réunion des Chambres eut lieu dans ces conjonctures si critiques. Gioberti fut nommé président à l’unanimité : le candidat du ministère pour la vice-présidence l’emporta à la majorité d’une voix. Le discours de M. Brofferio fut aussi impolitique que possible, agressif à l’égard du général Cavaignac, hostile pour la France et pour l’Angleterre. Ses paroles étaient applaudies avec fureur par le public des galeries ; il fut reconduit en triomphe à son domicile après la séance.

Le ministère obtint cependant, à la séance du 22 octobre, un vote de confiance. Attaqué quelques jours après sur la question de la médiation, il obtint dix-sept voix de majorité. Mais sa défense fut déplorable. Au lieu de déclarer qu’il s’était formé sur l’acceptation de la médiation, qu’elle avait sauvé le pays et qu’il se faisait honneur de lui avoir rendu ce service, il ergota misérablement sur des citations de dépêches prouvant que le précédent ministère s’était mis, le 4 août, aux genoux de l’Angleterre et qu’aujourd’hui ses membres, faisant partie de l’opposition, insultaient grossièrement cette puissance après avoir mendié son secours.

À la suite de cette discussion les journaux furent d’accord pour dire : Tout le monde repousse aujourd’hui la responsabilité de cette malheureuse intervention. La vérité était qu’il y a toujours plus ou moins de parade dans les actions comme dans les discours des Italiens. Ils ont peur de ne pas faire d’effet, et ils sacrifient tout à cela.

Dans ses conversations avec les ministres de France et d’Angleterre, le général Perrone se montrait plus raisonnable.

« Je comprends très bien, disait-il, le but de vos deux gouvernements et j’y adhère complètement. Lors même que j’espérerais terminer l’affaire du nord de l’Italie au profit de l’Italie par la guerre, je préférerais la terminer par la paix. Je crois qu’en ce moment on pourrait chasser Radetzki de la Lombardie ; je ne le dis qu’à vous, car si je le disais au conseil, il voudrait la guerre. Mais si nous revenions sur le Mincio les folies recommenceraient et nous serions exposés, même vainqueurs et peut-être parce que nous serions vainqueurs, à ne pouvoir organiser une administration dans le pays conquis. Si, au contraire, nous parvenions à obtenir les bases de la médiation par la paix, nous serions maîtres de la position, nous pourrions dominer les extravagants et les ambitieux et imposer l’ordre au nord de la péninsule. Le reste suivrait facilement. Voilà pourquoi je désirerais, non pas entraîner la France et l’Angleterre dans une guerre, mais persuader à la France et à l’Angleterre d’imposer la paix. Vous n’avez qu’un seul moyen de rendre la paix de l’Europe possible et durable. Dites : on ne se battra pas. Les énergumènes italiens n’attaqueront pas l’Autriche, mais l’Autriche doit comprendre qu’elle ne peut faire de l’Italie une seconde Pologne. On lui fait sa part : il faut qu’elle la prenne et qu’elle fasse le sacrifice de l’autre à la paix de l’Europe. La vraie question, c’est l’intérêt de l’ordre et de la paix en Italie, et aujourd’hui que les affaires de la Toscane menacent l’une et l’autre, il faut en finir à tout prix. Je ne veux pas la guerre plus que vous, je résisterai tant que je pourrai, mais je ne puis vous répondre de rien. Je suis entouré de fous et de peureux. Je puis être entraîné demain malgré ce que je vous dis aujourd’hui. Mon devoir est de vous en avertir. Laisser le pouvoir à une minorité qui n’a d’autre but que de compromettre l’Italie et l’Europe, au hasard d’un avenir dont rien ne leur est connu que la satisfaction de leur ambition, serait un acte honteux et lâche que mon dévouement pour le roi et le pays ne me permet pas d’accomplir. Si j’étais mieux soutenu j’agirais plus franchement et plus énergiquement. Mais je ne crois pas être coupable de faiblesse en montrant que je puis être obligé de céder, car je ne ferai la guerre que pour la diriger de manière à ne pas exposer l’armée à une destruction certaine, et je ne la déclarerai que pour ne pas compromettre les destinées du Piémont et de l’Italie par une révolution.

« Mais que voulez-vous que je fasse, quand je vois mes collègues eux-mêmes prêts à sacrifier M. de Revel pour avoir signé seul la médiation et lorsque quatre membres importants de l’opposition qui me promettent de me soutenir, de m’approuver en tout, refusent de venir à moi pour conserver une popularité de deux liards ? Le cabinet vient de se compléter en prenant le colonel Alphonse de la Marmora pour ministre de la guerre et M. Torelli, Lombard, pour ministre du commerce. On vous dira que c’est l’indice de tendances belliqueuses : ne le croyez pas. Ces messieurs ont exactement la même opinion que moi ; nous nous sommes entendus d’avance. Le général Dabormida restera au ministère bénévolement pour diriger les détails, mais il ne pouvait plus supporter les grossières attaques de l’opposition, ne voulant pas, pour se justifier, compromettre d’autres personnages. Il a voulu absolument s’en aller, cependant le cabinet reste homogène : il résistera tant qu’il le pourra. »

Cette question de la médiation amenait des débats de plus en plus aigres dans les Chambres piémontaises. Les anciens ministres soutenaient avoir demandé un subside français, mais n’avoir jamais demandé la médiation ni de la France ni de l’Angleterre.

M. de Cavour, qui était bien loin d’avoir encore la prépondérance qu’il a obtenue depuis, fit en vain observer que c’était une querelle de mots. « On a prié, dit-il, les puissances de s’interposer entre nous et l’ennemi quand il nous menaçait et que nous ne pouvions lui résister. Quant à la demande de subside, qui veut dire celle d’une armée auxiliaire, peut-on demander à une nation comme la France d’intervenir dans une question qui peut devenir européenne comme simple auxiliaire et dans une situation secondaire ? Si on voulait l’aide de la France, il n’y avait qu’un moyen de l’obtenir, c’était de demander l’intervention avec toutes ses conséquences. »

Ces paroles étaient le bon sens même. Cependant le ministère admit que ses prédécesseurs avaient demandé un secours et non pas une intervention. Néanmoins il recula devant l’acte de faiblesse qu’on voulait lui imposer. Il refusa d’abandonner M. de Revel, dont la mise en accusation était réclamée pour avoir signé l’acceptation de la médiation. Le ministre des affaires étrangères revendiqua la responsabilité des actes de son collègue.

La crainte de la proclamation de la République par une insurrection obsédait les membres du ministère. Ils étaient d’autant plus inquiets que l’ouverture de l’Université devait amener, le 4 novembre, à Turin, mille cinq cents étudiants, armée toute prête à seconder dans la capitale les mouvements des provinces. À Gênes, les émeutes se renouvelaient à chaque instant. On était inquiet de la Savoie, menacée d’une invasion de républicains de Suisse et de France, qui venaient y former une légion étrangère. Dans cette province, berceau de la monarchie, les regards se portaient surtout du côté de la France. Les soldats savoisiens qui formaient la partie la plus vigoureuse de l’armée sarde étaient las de courir les risques de la guerre pour le compte des brigades méridionales qu’on ne pouvait jamais décider à se battre. Si l’honneur militaire ne les avait retenus, ils auraient déclaré depuis longtemps ne plus vouloir combattre pour une cause qui ne les intéressait en rien.

La Savoie refusait également de payer l’impôt forcé. À la séance du 29 octobre 1848 un député savoisien fit à la tribune la déclaration suivante :

« La Savoie n’est nullement intéressée dans la guerre actuelle. Elle l’a soutenue par honneur et par fidélité dans la dernière campagne, mais elle ne peut pas faire de nouveaux sacrifices qu’elle croit inutiles et, si on lui en demandait qu’elle ne pût faire, on la pousserait à jeter ses regards d’un autre côté. »

Un autre député, M. Chenal, fut plus explicite encore. Il dit que si la réunion de la Lombardie et du Piémont avait lieu, la Savoie devrait devenir française.

L’armée elle-même éprouvait une grande lassitude. Le régiment de Casal ayant reçu l’ordre de se rendre d’Alexandrie à Voghera refusa de marcher, disant qu’il voulait bien se battre pour défendre ses foyers contre les Autrichiens, mais qu’il ne voulait pas les attaquer de nouveau. Le régiment finit par obéir ; il y eut de nombreuses désertions sur lesquelles on ferma les yeux. À Novare, un régiment d’infanterie résista ouvertement à des ordres donnés par le duc de Gênes. Les soldats, trop nombreux pour leurs cadres, pour le casernement et les fournitures, n’étaient ni instruits, ni logés, ni couverts. Ils étaient établis sur de la paille dans des locaux malsains, sans capotes et avec une couverture pour trois.

Des insurrections fomentées par Mazzini se produisirent dans la Valteline et sur les bords des lacs Majeur et de Côme : elles furent rapidement étouffées par les Autrichiens.

Luino, occupé par deux mille insurgés et défendu par deux pièces de canon, fut enlevé le 2 novembre par cinq compagnies d’infanterie et un escadron qui ne perdirent pas un seul homme. Les défenseurs de Luino s’enfuirent sur un bateau à vapeur autrichien dont ils s’étaient emparés.

Radetzki transporta son quartier général à Landriano, entre Milan, Pavie et Lodi, pour surveiller les mouvements des Piémontais sur le Pô et sur le Tessin.

Les fortifications de Peschiera, Vérone et Mantoue furent améliorées : ces places furent pourvues de vivres pour six mois. Malgré les fougueux discours prononcés au Parlement et l’effervescence de quelques villes, la supériorité de l’armée autrichienne, l’insuffisance de l’armée piémontaise, l’indifférence, la répugnance même du peuple pour la guerre, eussent dû engager le gouvernement sarde à attendre et à s’en remettre aux négociations du soin de mettre fin à une situation désespérée. Il obéissait aux injonctions de l’opposition dont le député Ricci, ancien ministre, exprimait en ces termes les sentiments secrets : « Notre situation n’est pas tenable ; nos finances ne peuvent entretenir notre armées notre état politique ne peut résister à l’agitation qui le mine ; la guerre seule peut nous tirer de cette situation. Si nous sommes vainqueurs, l’Italie sera indépendante et nous pourrons dominer l’anarchie. Si nous sommes battus, il sera prouvé que l’Italie ne peut se délivrer elle-même et cette conviction de l’impuissance de ses efforts lui rendra la tranquillité. »

Sur ce beau raisonnement on allait aux abîmes d’un cœur léger. Cependant à certaines heures, à la tribune même de la Chambre, des avertissements sérieux semblaient une revanche du bon sens.

« Vous demandez, dit un jour le général Perrone, ce que la France a fait pour vous ; elle a réuni l’armée des Alpes, qui a été une menace incessante contre l’ennemi, à l’heure même où vous repoussiez le concours de cette armée dont l’existence seule a arrêté les Autrichiens sur les bords du Tessin par la crainte de l’amener en Italie. Maintenant que vous avez devant vous une armée triple en nombre qui peut dénoncer l’armistice dans un délai de huit jours, la France, en vous garantissant la ligne du Tessin, vous donne des frontières invulnérables. Cela vaut mieux que si elle vous bâtissait sur ces frontières deux forteresses comme Vérone et Mantoue. Vous considérez la médiation comme rien : fort bien ! mais au moins soyez reconnaissants pour le passé, comptez-la pour quelque chose dans le présent tant que vous n’êtes pas prêts ; et quant à l’avenir, examinez la situation de l’armée et l’état moral du peuple pour savoir si vous êtes en état de vous passer de la médiation et de combattre seuls un colosse comme l’Autriche. Quant à l’armée, nos rapports vous prouvent qu’elle n’est pas en état de combattre seule l’armée autrichienne ; et pour ce qui concerne le peuple, tout nous prouve qu’il n’est point Italien comme l’entendent les penseurs de notre pays : il est Piémontais et soumis aux traditions qui le régissent depuis des siècles ; il obéit aux nécessités de la guerre quand son gouvernement auquel il a foi le lui commande, mais vous ne lui ferez jamais comprendre qu’un Lombard est son frère et son compatriote, et sa bonne volonté envers lui n’ira jamais plus loin que de faire tout ce qu’on lui commandera pour la guerre, et encore ne faudrait-il pas que cela allât trop loin. Telle est la situation du peuple, du vrai peuple, celui des campagnes et de la plupart des villes, du peuple, en un mot, qui travaille, car je n’appelle pas peuple quelques fainéants des grandes villes qui applaudissent et crient sur les places publiques et dans les tribunes. Vous savez bien vous-mêmes que ce n’est pas le vrai peuple.

« Quant aux autres peuples italiens, on peut dire tout ce qu’on veut, mais ce que je puis vous dire d’une manière certaine, c’est que nous nous sommes adressés à leurs gouvernements et qu’il nous a été répondu, par celui de Toscane, qu’il ne pouvait pas nous donner un homme, et par celui de Rome, qu’il ne voulait pas faire la guerre. — Vous avez vu ce qu’étaient les insurrections lombardes. — Tenez donc pour certain que vous n’avez que l’armée piémontaise pour force, le trésor piémontais comme moyen et opposez-les à l’armée autrichienne pour avoir les vraies données de la question. »

Un député ayant osé répondre à ce courageux discours qu’il fallait parler haut à la France et la sommer de tenir ses promesses, le général Perrone répliqua qu’il mesurait ses paroles à la hauteur de sa taille et qu’il connaissait trop bien la France pour lui parler un autre langage que celui qui convient à son importance parmi les nations, au rang relatif du Piémont et à la reconnaissance qu’il devait à la France.

Chose remarquable ! cette rude franchise ne nuisait pas au crédit du ministre qui flattait si peu les passions populaires. L’opposition lui fit des ouvertures pour sacrifier deux ou trois de ses collègues et pour réorganiser le cabinet sous sa présidence. L’auteur de cette intrigue était l’abbé Gioberti, qui voulait prendre pour lui le ministère des Affaires étrangères, écarter M. de Revel, Merlo et Pinelli qu’il déclarait impopulaires et les remplacer par des députés de son parti. Le général Perrone repoussa cette proposition comme une lâcheté. Il déclara à la tribune que le ministère était homogène et se retirerait tout entier, que pas un de ses membres n’entrerait dans une combinaison nouvelle. L’ordre du jour de blâme présenté par une commission qui avait été chargée d’une enquête sur les actes du ministère fut rejeté à une très grande majorité, à laquelle s’unit la partie la plus saine et la plus réfléchie de l’opposition. Ce résultat inattendu consterna Gioberti et ses amis, d’autant plus que la population de Turin manifesta au cours de ce débat une indifférence absolue.

Gioberti n’eut pas plus de succès pour son projet de constitution italienne qui donnait au Pape la présidence de la confédération et qui avait valu à l’abbé Rosmini le chapeau de cardinal. Le ministère n’eut pas de peine à démontrer qu’une ligue italienne, constituée sur les bases de ce projet et au moyen d’une constituante, pouvait convenir à une République, mais était inacceptable pour les partisans de la monarchie constitutionnelle et de l’autonomie de chacun des États. Comme il n’y avait pas à la Chambre vingt républicains, la discussion sur ce terrain ne pouvait être ni longue, ni douteuse.

Il y aurait eu d’ailleurs un danger évident à réunir à Rome, où la faiblesse du gouvernement était extrême, une assemblée élue dans tous les États de l’Italie à une époque d’agitation et de trouble. Le projet du ministère sarde était d’envoyer de simples commissaires à Rome pour régler en commun la part de chaque État dans un contingent destiné à assurer l’indépendance nationale, la sécurité des gouvernements constitutionnels et à établir un système économique et législatif uniforme. L’Italie se serait composée de quatre monarchies fédérées, — l’Italie du nord, la Toscane, les États Romains, le royaume de Naples. Dans ce but le gouvernement sarde ménageait les autres souverains. Il repoussait toute pensée d’accepter le trône de Sicile pour le duc de Gênes, réservant cette question pour faciliter un accord avec le roi de Naples. S’il parvenait à le décider à s’unir au Piémont pour organiser le système de fédération qu’il croyait réalisable et pour expulser l’Autriche du nord de l’Italie, il renoncerait ouvertement et définitivement à la Sicile.

Mais l’Autriche ne paraissait pas disposée à se laisser évincer sans résistance. Le gouvernement impérial était rentré à Vienne et Radetzki traitait le royaume lombardo-vénitien en pays vaincu. Il venait d’y frapper d’un impôt extraordinaire énorme toutes les personnes qui avaient fait partie du gouvernement et de l’administration pendant la guerre, sans tenir compte des clauses de l’armistice et d’une amnistie accordée par l’Empereur.

« J’ai déterminé, disait-il dans une proclamation du 11 novembre 1848, qu’une contribution extraordinaire soit frappée sur :

« 1° Les membres des gouvernements provisoires passés ;

« 2° Ceux qui ont fait partie des divers comités ;

« 3° Ceux qui se sont mis à la tête de la Révolution ou qui y ont concouru de leur propre action ou par leurs moyens pécuniaires ou intellectuels.

« La part proportionnelle de cette contribution sera indiquée par la signification qui sera faite au domicile qu’ils ont encore ou qu’ils avaient le 18 mars dernier ; elle devra être payée à la caisse de guerre dans le délai de six semaines.

« Ce terme expiré, les biens du taxé seront mis sous séquestre jusqu’à ce que, soit avec les revenus, soit avec le produit de la vente desdits biens, la contribution infligée ait été payée. Et pour atteindre ce résultat seront saisis tous les biens que chaque taxé possédait à l’époque du 18 mars dernier, sans aucun égard aux ventes et aux hypothèques qui auraient eu lieu depuis lors. »

Dans une première liste figuraient cent quatre-vingt-neuf taxés pour des sommes exorbitantes : M. Ala Panzoni, 600,000 francs ; le comte Annoni, 500,000 francs ; le comte Archiuti, 500,000 francs ; les comtes Vitulien, René et Frédéric Borromeo, 1,400,000 francs ; la princesse Belgiojoso, 800,000 francs ; la famille Litta, 1,490,000 francs ; la famille Taverna, 500,000 francs[1].

Radetzki agissait ainsi pour entretenir son armée qui, étant de 120,000 hommes, coûtait 120,000 francs par jour. Les plus beaux palais de Milan étaient livrés à une soldatesque brutale qui y satisfaisait tous ses caprices, tandis que des casernes saines, bien aérées, bien aménagées, restaient complètement vides. Dans le magnifique palais du comte Borroméo on avait établi un hôpital : on faisait la soupe entre les colonnes de marbre, et les murs étaient garnis de clous pour suspendre les effets des soldats. Avec la régularité méthodique de la discipline autrichienne, ces clous devaient être plantés en ligne droite. Si sur cette ligne droite il se rencontrait des tableaux, les clous y étaient plantés impitoyablement.

Le passage en Lombardie de foins réunis à Gênes pour le service de l’armée autrichienne ayant été interdit par le gouvernement sarde, Radetzki fit cesser toute communication entre Milan et le Piémont. La poste n’arrivait plus que par des estafettes.

Il semblait y avoir parti pris de pousser les Italiens à bout. La gazette officielle de Milan publiait un arrêt de mort prononcé contre cinq individus, dont deux avaient été trouvés porteurs de poignards et trois étaient suspects d’en avoir porté et de les avoir jetés. Cet arrêt sanguinaire avait été exécuté.

C’était rendre très difficiles les efforts faits par les puissances médiatrices pour maintenir la paix. Les pays occupés par les Autrichiens et ceux de leurs habitants qui avaient émigré témoignaient d’une exaspération croissante. Le nouveau ministre de la guerre, Alphonse de la Marmora, travaillait activement et avec intelligence à reconstituer l’armée pour la reprise des hostilités. Il avait formé une division de réserve de quatre régiments à trois bataillons chacun. Il pouvait mettre en ligne soixante-douze mille hommes répartis de Novare à Plaisance, avec une réserve de vingt-cinq à trente mille hommes dans les places.

Pour donner à l’armée les officiers et les sous-officiers qui lui manquaient, il avait créé un bataillon d’instruction. Jusque-là il n’y avait pas eu d’école militaire dans le Piémont : on y devenait officier par la faveur de la cour. Le ministre de la Marmora décida que les deux tiers des vacances seraient réservés aux sous-officiers, l’autre tiers appartenant au bataillon d’instruction auquel les places devaient être attribuées suivant les résultats d’un concours.

L’armée autrichienne avait cent mille hommes d’infanterie, six à sept mille chevaux et sept mille hommes d’armes spéciales, divisés en six corps. L’un de ces corps était retenu devant Venise, un autre occupait Milan et un troisième Plaisance et les duchés. Il fallait en outre laisser une garnison dans les places fortes. Depuis le commencement de la guerre, les Autrichiens avaient perdu vingt mille hommes par le feu, les maladies, les réformes et les désertions. L’hiver s’annonçait très menaçant, les envois d’argent et de matériel ayant cessé. Le gouvernement sarde prenait chaque jour une attitude plus belliqueuse, annonçant qu’il prendrait sur le port de Trieste une revanche des exactions commises par Radetzki en Lombardie et des saisies de bateaux opérées autour de Venise. La réfection du matériel épuisait d’ailleurs les dernières ressources du Piémont que ses embarras financiers contraignaient à ne pas retarder la guerre. Il n’y avait plus que trente-cinq millions extraordinaires à dépenser et cela ne pouvait pas conduire au delà de la fin de janvier 1849. L’occupation de Venise et des duchés devait être, dans la pensée du ministère, la première opération à effectuer.

Il était poussé par une autre raison : l’intérêt dynastique. La République avait été vaincue à Gènes et les réfugiés suisses avaient échoué dans toutes leurs entreprises. Mais la Ligue italienne n’était pas dissoute : ses tendances républicaines étaient notoires. Le roi craignait qu’en cas d’affranchissement, la Lombardie, abandonnée par lui, se constituât en République. Il y avait d’ailleurs un autre prétendant : le prince de Leuchtenberg, fils du prince Eugène, qui avait laissé comme vice-roi d’Italie des souvenirs sympathiques à la population milanaise. Il avait lancé un manifeste qui fut déféré aux tribunaux. Ce fut le premier procès fait à la presse depuis la promulgation du statut. On l’avait laissée libre tant qu’il ne s’était agi que d’attaques contre l’ordre social, mais le ministère se réveilla bien vite quand il vit les prétentions du Piémont sur la Lombardie menacées d’une compétition.

C’est à ce moment qu’arriva à Turin la sinistre nouvelle de l’assassinat de Rossi. Il n’excita point en Italie l’indignation qu’il causa en France lorsqu’on vit à Rome un ministère accepter la succession d’un assassinat, et des hommes, jusqu’alors investis de l’estime publique, prendre la responsabilité d’un acte aussi odieux. Dans ce pays l’esprit de haine ne recule pas devant de pareils moyens, l’assassinat politique, n’inspire pas d’horreur. On le pratique comme moyen, on l’admire comme principe lorsqu’il sert la cause pour laquelle on se passionne. Ceux qui admettaient que Rossi était un traître trouvaient tout naturel qu’on s’en débarrassât par l’assassinat. Les plus modérés ne disaient rien, les autres applaudissaient, fêtaient l’assassinat, et son exemple était devenu un type à l’usage de tous les fanatiques et une menace usuelle contre tous les ministres. Le farà come a Rossi devint une expression stéréotypée dans la bouche et dans les écrits de tous les exaltés.

À Livourne et ailleurs, les chants et les cris qui avaient béni la main de l’assassin trouvèrent de l’écho. À Turin même où le caractère national a plus de générosité et de courage, il y eut des apologies publiques de l’assassinat et des encouragements à suivre l’exemple des Romains. Une troupe de deux cents personnes, composée surtout de réfugiés lombards et modenais, se porta tumultueusement sous les fenêtres du ministère. Le général Perrone descendit dans la rue et se mêla aux groupes sans être reconnu pour juger par lui-même du caractère de l’attroupement. Il entendit les cris de : « Mort au ministère rétrograde ! Vive la lanterne ! Vive le meurtrier de Rossi ! À bas la France et l’Angleterre ! La guerre ! La guerre ! »

Le général alla chercher d’abord un commissaire de police et la garde nationale à qui il confia la défense du ministère » puis un escadron de dragons qui dispersa cette foule : on fit une quinzaine d’arrestâtions.

Le lendemain, les tribunes de la Chambre des députés furent évacuées sur l’ordre du Président. La garde nationale, chargée de l’exécution de cet ordre, n’éprouva aucune résistance. M. Pinelli, ministre de l’intérieur, déclara avec beaucoup de calme qu’il savait que les anarchistes avaient partout les mêmes sentiments et que les cris de : Mort au ministère ! se liaient par l’intention à l’assassinat de Rome ; il ajouta qu’il avait reçu des lettres, accompagnées de menaces, ne laissant aucun doute à cet égard, mais qu’il méprisait cette arme des lâches et qu’il accomplirait son devoir jusqu’au bout. Le ministère soutenait alors devant la Chambre un projet de loi qui soulevait une véritable tempête : c’était une loi de police contre les réfugiés des diverses parties de l’Italie, en vertu de laquelle ils devaient être obligés de donner une caution et pouvaient être arrêtés et conduits dans des dépôts s’ils ne remplissaient pas cette obligation. Devant les menaces de la foule quelques députés de la majorité ministérielle faiblissaient. La majorité n’était plus que de soixante-neuf voix contre cinquante-huit.

Le cabinet tendait d’ailleurs à se désagréger. Le comte de Revel, l’homme le plus capable et le plus honnête qu’ait eu le Piémont pour l’administration de ses finances, avait donné sa démission. On avait été à la veille de le remplacer, ainsi qu’un de ses collègues, M. Merlo, par MM. de Ricci et Gioya, lorsque au cours même de ces pourparlers, alors que tout semblait conclu, M. de Ricci se laissa entraîner à donner sa signature au bas d’une protestation d’une extrême violence contre le ministère, lui reprochant d’avoir refusé le secours aimé de la France, grossier mensonge que M. Ricci couvrait de son nom à l’heure même où il acceptait d’entrer dans ce ministère qu’il accusait de trahison. Quelques jours après, M. Boncompagni, ministre de l’instruction publique, donnait à son tour sa démission sur une pétition des étudiants réclamant le droit d’association et renvoyée au ministre malgré lui. On contestait au général de Perrone sa qualité de Piémontais parce qu’il avait autrefois pris du service en France. Ces attaques incessantes fatiguaient le ministère ; le peu d’appui qu’il trouvait dans la majorité finit par le déterminer à se retirer. Sa situation était d’ailleurs des plus anormales. Ministère de la médiation, ayant l’obligation de la défendre contre toutes les attaques, il préparait la guerre à laquelle il était résolu. Ayant fait cette concession au parti avancé, il était fatalement menacé et entraîné par lui. — Pour résister à la guerre, disait-il, nous serions forcés de nous appuyer sur la réaction et nous ne le voulons pas.

Aussi, le 4 décembre, le cabinet donna-t-il sa démission collective qui fut acceptée par le Roi et annoncée aux Chambres. Charles-Albert avait eu d’abord l’intention de le reconstituer sous la présidence de Massimo d’Azeglio, ardent patriote mais ennemi convaincu des folies révolutionnaires. Esprit aimable, romancier, artiste, soldat, c’était un honnête homme dans toute la force du terme. Il était, avec le comte Balbo, un des plus illustres représentants de la fraction de la noblesse piémontaise qui avait épousé la cause italienne. Dans ses romans il s’était efforcé de relever le sentiment national et surtout la valeur militaire. Dans d’autres écrits (I Casi di Romagna), en se faisant l’avocat des malheureuses populations de la Romagne, il avait augmenté leur attachement pour le Piémont.

Grièvement blessé à la défense de Vicence, il s’était retiré à Florence d’où il fut appelé à Turin. Il y reconnut bien vite l’impossibilité de gouverner comme il le jugeait nécessaire. « Effectivement, écrivait-il à un ami, j’étais venu à Turin, appelé par le roi pour former le cabinet ; je suis venu, mais pour décliner cet honneur. Je n’aurais pas voulu faire la guerre à l’Autriche et encore moins faire la paix et la signer. Outre cela, l’opposition, ayant les perturbateurs de Gênes à ses gages, aurait rendu tout ministère impossible, le sien excepté. Il faut que les exaltés fassent leur temps ; il faut que le pays les voie à la besogne, les connaisse et s’en lasse. C’est ce qui commence à arriver. Les ministères démocratiques de Rome, Florence et Turin sont l’expression et l’ouvrage de la jeune Italie. C’est un fait connu de tout le monde, excepté de l’abbé Gioberti qui croit mener et qui est mené. Les républicains ont réussi, en flattant sa vanité, à s’en faire un instrument et à se couvrir de son nom et de sa réputation. Mais comme, d’un côté, l’inexpérience et l’incapacité politiques de Gioberti sont immenses et que, de l’autre, l’absurdité des théories de la jeune Italie saute aux yeux de tout le monde une fois qu’on veut les traduire en pratique, il en résulte que le ministère actuel (celui que présidait Gioberti, à défaut de Massimo d’Azeglio) a très peu de chance de pouvoir se soutenir longtemps, même avec une Chambre de sa couleur ; car l’Europe et les faits sont là pour leur donner de fameux démenti ».

Sur le refus de Massimo d’Azeglio, Charles-Albert s’était décidé à appeler Gioberti qui aspirait au ministère et qui guettait l’occasion d’y entrer.

Dès le commencement de la crise il s’était abouché avec le ministre de l’intérieur Pinelli ; il lui avait exposé les dangers de la situation, l’accroissement qu’ils pouvaient prendre si le roi ne le faisait pas venir et ne le consultait pas sur la formation d’un cabinet. M. Pinelli lui avait répondu qu’il ne s’opposait pas à ce que le roi l’appelât, qu’il n’avait reçu aucun ordre à ce sujet, mais que, s’il voulait faire une demande d’audience au roi, il se chargerait de la faire parvenir. C’était pousser un peu loin l’audace d’un côté et l’abnégation de l’autre, car on n’a jamais entendu parler dans le monde constitutionnel d’un chef de l’opposition qui s’offre à un souverain pour former un cabinet, et d’un ministre surtout qui le présente, tandis qu’un autre est chargé par ce souverain de cette formation.

L’initiative de Gioberti fut couronnée de succès. Il fut reçu par le roi ; il lui représenta qu’il courait le plus grand danger s’il ne lui confiait la formation d’un ministère d’opposition, lui offrant par dévouement de s’en charger à une seule condition, c’est que le programme du ministère serait l’indépendance de l’Italie entière jusqu’à l’Izonzo. Cependant, pour rassurer Charles-Albert, il lui déclara qu’il était contraire à la Constituante telle que la voulaient les gouvernements démocratiques de Rome et de Florence et qu’il n’y consentirait pas.

Le roi répondit qu’il attendait M. d’Azeglio, qu’il essayerait de former sous sa présidence un ministère de conciliation, mais que, s’il ne réussissait pas, il aviserait.

C’est ainsi que quelques jours après, le 16 décembre, le ministère était constitué sous la présidence de Gioberti, président du conseil et ministre des affaires étrangères. Ricci avait les Finances ; le portefeuille de la guerre était confié au général de Sonnaz qui, au mois d’octobre, avait faibli devant l’émeute de Gènes ; Ratazzi avait la Justice ; Buffa, le Commerce et l’Agriculture ; Sineo, avocat et un des membres les plus verbeux de l’opposition, l’intérieur ; Tecchio, habitant de Vicence, réfugié à Turin et employé du ministère de l’intérieur sous Pinelli, reçut le portefeuille des Travaux publics, pour services rendus à Gioberti.

C’était il vero ministerio democratico, disaient le nouveau président du conseil et ses amis. Ils promirent à Charles-Albert de lui donner la satisfaction de ressaisir le commandement de l’armée. Le général Bava venait de publier sur la dernière guerre une brochure qui rendait son maintien impossible.

Un avocat de Gênes, nommé Pellegrini, avait été condamné à la prison pour sa participation aux émeutes. Il fut élu député et mis en liberté sur la réclamation de l’opposition, entre la démission du ministère sortant et la constitution du ministère Gioberti. Il en profita pour se livrer, à la Chambre, à des attaques très vives au sujet des événements de Gênes, disant que la troupe ne demandait qu’à fraterniser avec le peuple, qu’elle avait été consignée et que les soldats avaient été enivrés pour les empêcher de se prononcer. Pinelli lui répondit avec beaucoup d’éloquence, clôturant dignement par l’éclat de ce débat l’administration qu’il avait dirigée.

  1. Giacometti, la Question italienne.