Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/07
CHAPITRE VII
Charles-Albert, resté à Alexandrie à la tête de son armée, constitua un nouveau cabinet. Le comte Alfieri, président du conseil, avait été au mois de février précédent, ainsi que le comte de Revel, un de ses conseillers pour la promulgation d’une constitution. Homme d’une grande droiture, sincèrement constitutionnel, attaché de cœur à la monarchie il avait pris comme ministre des Finances le comte de Revel, ancien ministre, administrateur habile, ayant beaucoup d’ascendant sur le roi. Le ministre des affaires étrangères était le comte Perrone, connu en France où il avait été aide de camp du maréchal Gérard sous le nom de général Perron. Il avait été choisi non seulement pour sa droiture et pour sa capacité, mais pour servir de trait d’union avec la France dont on espérait le concours. Le ministre de la guerre fut le général Franzini, chef d’état-major de l’armée commandée par le roi.
Cette dernière nomination fut mal accueillie. On accusait le roi et ses généraux d’avoir causé les échecs de l’armée par leur incapacité militaire, et le général Franzini avait fait devant les Chambres une apologie maladroite des opérations dont il était en partie responsable. Il fut d’ailleurs remplacé au bout de quelques jours par le général Dabormida, de l’arme de l’artillerie.
M. Pinelli, ministre de l’intérieur, était un avocat, député conservateur, regardé comme ferme et capable.
Deux circonstances remarquables ressortaient de la composition de ce ministère : il ne contenait que des Piémontais, tandis que le précédent était composé de Lombards, de Vénitiens et d’habitants des duchés, et il ne comptait dans son sein aucun représentant de ce que l’on appelait alors la coterie génoise. Il débutait ainsi par un divorce complet avec l’idée de l’unité italienne, et il se séparait du parti démocratique à tendances républicaines de la coterie génoise dont le marquis Pareto, ministre des affaires étrangères du cabinet précédent, était le chef.
Le nouveau ministère rejetait sur ses prédécesseurs la responsabilité de l’armistice et il acceptait la médiation anglo-française.
Dans la situation difficile où se trouvait le royaume, les luttes de personnes venaient tout aggraver. Le marquis Pareto, fort mécontent d’avoir été évincé, excitait la population remuante de Gênes. Le ministère renversé profitait des pouvoirs administratifs qu’on lui avait laissés jusqu’à la constitution définitive du cabinet pour faire insérer dans la Gazette officielle une protestation contre la manière dont la guerre avait été conduite, et il avait tenté en même temps d’organiser à Turin une manifestation en sa faveur. Deux cents personnes, précédées d’un drapeau, étaient allées sous la fenêtre des ministres sortants en poussant des vivats, démonstration ridicule qui se termina par un discours prononcé du balcon d’une auberge par l’abbé Gioberti, discours salué par de rares et maigres applaudissements.
C’est à ce moment que mon nouveau chef, M. de Bois-le-Comte, fut appelé par dépêche télégraphique de Naples à Turin.
Je n’ai eu qu’à me louer de mes rapports avec M. de Bois-le-Comte, et avec toute son honorable famille.
Parti de Naples le 8 août, M. de Bois-le-Comte arriva à Turin le 18, en passant par Rome et Florence.
À Rome, il avait été reçu avec effusion par le Pape Pie IX qui à ce moment plaçait tout son espoir dans la France, « sa seule ressource après la Providence, disait-il. Quand les Français qui passent par ici viennent me voir, cela prouve à ce peuple ingrat qui m’abandonne qu’il me reste quelques amis encore dans ce monde. »
Les Autrichiens avaient envahi la Romagne et, malgré les protestations du Pape, ils avaient tenté d’occuper Bologne : la population avait pris les armes et les avait repoussés. Cette invasion désolait Pie IX : « Ils ont voulu me compromettre, dit-il à M. de Bois-le-Comte, et cependant Dieu sait si j’ai jamais eu la pensée de leur sacrifier les intérêts de mon peuple. J’ai vu avec douleur qu’un parti extravagant les injuriait à chaque instant, en les flétrissant du nom de barbares et en étendant cette qualification aux Allemands qui constituent une nation aussi éclairée et aussi respectable que la nation italienne. On peut combattre un ennemi, mais on ne doit pas l’insulter, et moi à qui la religion ordonne de traiter tous les hommes et tous les peuples comme des frères, on a voulu que je partageasse ou que j’écoutasse ces sentiments contre une nation catholique qui n’a jamais fait de mal à mon peuple. Mon cœur répugnait à lui déclarer la guerre, non que je pensasse que la guerre fût interdite à un Pape ; comme souverain temporel il peut et doit la faire, mais dans des cas très graves seulement, et lorsque l’intérêt de son peuple compromis l’exige. Or, le peuple que Dieu m’a confié n’avait qu’un intérêt indirect dans la guerre. J’ai permis les enrôlements, les envois de volontaires, j’ai prescrit la défense du territoire, mais le parti qui veut à tout prix semer la discorde et qui, tout en compromettant le peuple par ses clameurs dans les journaux et à la tribune, se garde bien de servir lui-même la cause pour laquelle il plaide, ce parti a poussé d’une part les Autrichiens à la vengeance, de l’autre mon malheureux peuple à la résistance, et cette résistance, sans artillerie, sans armée, sans moyens de rendre la défense possible, va amener d’affreuses représailles. Mon cœur saigne en pensant que dans ce moment peut-être on bombarde Bologne, et que le sang coule sans que je puisse l’empêcher. Je n’espère plus que dans la France ; son respect pour la religion dans les dernières crises qu’elle a subies a été ma plus douce consolation. Elle a dans son sein des hommes sages, fermes et vraiment éclairés qui savent dominer les brouillons et conduire le peuple dans les voies que la Providence a tracées. Mais ici on ne sait que crier, clabauder dans les rues, dans les journaux, dans les assemblées pour se faire valoir et pour faire triompher son égoïsme. La France seule peut m’aider, dominer ces mauvaises passions, mais je ne demande pas son appui pour retirer au peuple les institutions que je lui ai données, bien au contraire ; car c’est pour l’en faire jouir avec sécurité, avec calme, et empêcher que l’exercice n’en soit compromis par ceux qui veulent égarer ce malheureux peuple. Ces institutions, je les ai données, je les ai jurées et je ne demande qu’une seule chose, c’est qu’elles fassent son bonheur. On s’est jeté dans des utopies, on a rêvé l’unité de l’Italie et on l’a perdue. C’est le ministre Mamiani qui a lancé ce malheureux pays dans cette déplorable politique ; au lieu de s’appuyer sur la France, il l’a insultée et il m’a compromis vis-à-vis de ce peuple pour lequel j’ai tout fait et qui ne me paie que d’ingratitude. »
« Ah ! s’écria Pie IX en terminant cet entretien, rempli de chaleur, d’entrainement et d’éloquence, pardonnez à mon émotion : je ne puis la dominer. Jamais Pape ni Souverain n’a été plus malheureux que moi. »
À Rome, à Florence, à Gênes, le mot d’ordre était de réclamer l’intervention de la France. Les démonstrations en ce sens étaient dirigées à Rome par M. Sterbini, qui dans le journal la Patria et à la tribune, s’était fait remarquer peu de temps auparavant en prodiguant à la France les soupçons injurieux et les insultes.
Dans les villes l’effervescence était entretenue par les réfugiés venus de la Romagne, de Parme et de Modène. Les paysans toscans, heureux de la douce existence matérielle qu’ils s’étaient faite, ne demandaient qu’à en jouir paisiblement et ils étaient aussi calmes et aussi pleins de sécurité, l’Autrichien étant à leurs portes et les journaux, les tribunes et les places publiques retentissant de clameurs, que lorsque le régime despotique leur donnait toute garantie de la conservation de cette tranquillité.
Turin était calme, un peu abattu de la défaite de son roi qu’il avait un moment égalé à Napoléon, mais rien dans la physionomie de cette ville, ni dans celle des campagnes du Piémont, n’indiquait une participation populaire au sentiment de la situation grave dans laquelle se trouvait le pays. À Turin les registres ouverts pour la mobilisation de la garde nationale donnèrent quarante-quatre noms ; à Gênes on ne put aller que jusqu’à vingt-trois. Ces chiffres formèrent le bilan du dévouement de la nation à la cause sacrée de l’indépendance italienne.
Dès son arrivée, M. de Bois-le-Comte fut reçu par Charles-Albert. Il le trouva triste, abattu, malade. Il l’était réellement, car dans une lettre datée d’Alexandrie le 9 septembre 1848, il disait : « J’ai encore été assez souffrant depuis ma dernière lettre, et il m’en est resté une augmentation de ma maladie de foie assez sensible, mais pourtant je puis, grâce à Dieu, faire mes affaires. »
Toute sa conversation ne fut que la répétition d’une allocution qu’il avait récemment adressée aux Génois : « Nous n’avons point été battus, nous emportons même des trophées, tandis que les Autrichiens n’en ont pas. Tout le monde nous a abandonnés, le roi de Naples d’abord, puis le Pape dont l’influence nous a manqué au moment où nous y comptions le plus, les Modenais et les Lombards qui n’ont rien fait pendant quatre mois pour s’organiser et qui nous ont laissés sans munitions, sans vivres. L’armée réduite à ses propres forces, manquant de tout, n’a pu résister à des forces doubles. J’ai dû abandonner la partie pour ne pas tout compromettre et recourir à la générosité de la France. «
Les critiques les plus graves étaient alors dirigées contre Charles-Albert. Au début des hostilités, l’armée sarde se composait de sept contingents de dix mille hommes chacun, dont trois sous les drapeaux, deux en congé et deux en réserve, formant une armée de soixante-dix mille hommes. Trente mille ayant à peu près trente mois de service se trouvaient réunis, seize mille pouvaient rejoindre dans un délai d’un mois et quatorze mille en deux ou trois mois. Cette armée comptait à peu près cinquante-quatre mille hommes d’infanterie, deux à trois mille de cavalerie. Elle n’avait pu atteler à grand’peine que cent bouches à feu. Ses auxiliaires volontaires, troupes toscanes et papales, etc., ne comprenaient guère que de l’infanterie. Son grand défaut était de manquer de cavalerie et d’artillerie et de n’avoir qu’un petit nombre de soldats instruits.
Avec de pareilles troupes, en présence de l’armée autrichienne bien organisée, ayant la proportion normale de troupes de chaque arme et pouvant se compléter de toutes les forces de la monarchie, la raison commandait de profiter de la démoralisation causée par l’insurrection de Milan et par les événements de Vienne et de pousser à fond une attaque avant que les Autrichiens eussent reçu des renforts.
Ce n’est pas le parti qu’avait pris Charles-Albert. Dès le 8 avril, il avait forcé le passage du Mincio ; et, au lieu de profiter de sa victoire, il s’était mis à assiéger Peschiera jusqu’au 20 mai, puis il avait erré de Vérone à Mantoue jusqu’au 24 juillet, étendant son armée de Rivoli à Goïto sur une longueur de près de 20 lieues, en présence d’un ennemi redoutable appuyé sur deux places fortes et recevant chaque jour de nouveaux renforts.
On reprochait à Charles-Albert son manque d’énergie ; on contestait injustement sa capacité militaire. Il avait envoyé ou laissé envoyer des agents faisant dans toute l’Italie de la propagande en sa faveur, sans avoir assez de résolution pour gouverner de fait les populations dont il convoitait l’annexion à la Sardaigne et sans savoir en prendre la direction politique et militaire. Ambitieux et indécis, il s’était laissé enivrer par les fumées de la vanité. On le comparait à Napoléon, et il avait fini par incarner en lui les exagérations ridicules de la fanfaronnade nationale. Après la prise de Peschiera il s’était cru roi d’Italie : il avait repoussé l’appui de la France comme une insulte et un danger, la laissant outrager et l’outrageant lui-même dans des notes qui protestaient contre la formation de l’armée des Alpes sur la frontière. Dès le commencement de la guerre le marquis Pareto annonçait à sir Abercromby qu’il avait demandé au gouvernement français de tenir l’armée des Alpes éloignée de la frontière pour qu’il ne pût venir à l’esprit de personne que la France voulût s’entremettre de quelque manière dans les affaires italiennes. « Nous tenons absolument, ajoutait-il, à ce que l’on sache que l’Italie fara da se. »
Les causes de la perte de Charles-Albert avaient été dans ses hésitations après quelques jours de campagne heureuse, dans la mauvaise composition de son armée, dans le double but politique et militaire qu’il s’était proposé, — chasser les Autrichiens du nord de l’Italie et en conquérir moralement le sud. Il avait inquiété et détaché ainsi de lui les souverains dont le concours lui était nécessaire.
La grande légèreté d’esprit des Italiens les faisait passer promptement de la confiance la plus exagérée au découragement le plus complet, de l’exaltation à l’indifférence. Le paysan lombard notamment, fatigué de la guerre, avait été pris de peur lors du retour offensif des Autrichiens. Le comte de Revel disait à M. de Bois-le-Comte que les paysans lombards laissaient mourir de faim les soldats piémontais et gardaient leurs provisions pour les soldats autrichiens, — ce qui explique le mot du prince de Schwarzenberg : « Que parle-t-on de haine contre les Autrichiens ? Notre marche à travers la Lombardie n’a été qu’un triomphe continuel pour nous. »
Les difficultés qu’entraînait l’offre de médiation de la France et de l’Angleterre étaient des plus graves. M. de Bois-le-Comte et sir Abercromby avaient cru pouvoir répondre aux délégués de Parme, Plaisance et Modène que les deux puissances médiatrices avaient regardé leur acte d’annexion à la couronne de Sardaigne comme un fait accompli et qu’il était devenu la base de la médiation pour les duchés. C’était, parait-il, trop s’avancer. Le gouvernement français fit savoir de la manière la plus explicite qu’il n’avait pas voulu aller jusque-là, et que la question des duchés ne serait traitée qu’après celle de la Lombardie. Le duc de Modène était rentré dans son duché sous la protection de l’armée autrichienne ; le duc de Parme avait annoncé par une proclamation, que publia le général autrichien de Schonburg, qu’il reprenait possession de ses États.
À Plaisance, le général autrichien s’était institué gouverneur de cette ville, se mettant au lieu et place de toutes les autorités et manifestant l’intention de soumettre les territoires en dehors du rayon stratégique, occupés par les troupes sardes, à des réquisitions pour nourrir les siennes. Un conflit était imminent, le gouvernement sarde ayant ordonné au général commandant sur cette partie de la frontière de repousser par la force les agents et les soldats autrichiens.
Les Autrichiens, forcés d’abandonner Bologne, occupaient encore Lago Oscuro dans les Romagnes, La France s’était bornée à des protestations inefficaces, ne voulant pas se laisser entraîner à une intervention plus active. M. Bastide était personnellement hostile à Charles-Albert. En correspondance avec Mazzini, il avait recommandé à M. Bixio de ne pas « travailler à ranger le nord de l’Italie sous le sceptre d’un Carbonaro renégat ».
Tout en déclarant que le gouvernement français n’admettait pas de restauration dans les duchés et que leur occupation par les Autrichiens serait un cas de guerre, il ajoutait dans une dépêche du 29 août : « Les duchés se réuniront au Piémont, s’ils, le veulent à moins qu’ils ne préfèrent s’annexer à la Toscane, ce que nous verrions plus volontiers, car la Toscane nous est beaucoup plus sympathique que le Piémont. »
Il était d’ailleurs absolument opposé à la création d’un grand royaume italien. Il écrivait à M. de Bois-le-Comte lorsque Charles-Albert occupait encore la ligne du Mincio :
« Ce serait déjà pour la France et pour l’Italie un fait assez grave que la création, au pied des Alpes, d’une monarchie de onze à douze millions d’habitants, appuyée sur deux mers, formant à tous les égards une puissance redoutable, sans que cet État, ainsi constitué, dût encore absorber le reste de l’Italie.
« Nous pourrions admettre l’unité italienne, mais sous la forme et sur le principe d’une fédération entre États indépendants, ayant leur souveraineté propre, s’équilibrant autant que possible, et non point une unité qui placerait l’Italie sous la domination et le gouvernement d’un seul de ces États, le plus puissant de tous. »
Issu du mouvement de 1848, il ne cachait pas d’ailleurs sa préférence pour les gouvernements républicains : « La France est république, écrivait-il à M. Bixio, et doit, sans vouloir faire de propagande armée, favoriser de ses vœux et de ses sympathies tout ce qui est et veut être république… Rappelle-toi que nous voulons vivre en paix même avec les rois, mais que nous commettrions un crime de lèse-principes, si nous favorisions en quoi que ce fut leur ambition. »
Aussi portait-il un intérêt très vif à Venise abandonnée par l’armistice de Milan et qui, constituée de nouveau en république, prolongeait sa défense. Il écrivait à Manin : « Tant que je dirigerai ses affaires au dehors la France n’abandonnera pas la cause de Venise, car vous êtes de braves gens qu’une nation de cœur ne peut laisser périr. »
M. Paleocappa représentait pendant la guerre, dans le ministère sarde, les intérêts de Venise dont sa famille était originaire. Il avait avec M. de Bois-le-Comte de fréquents entretiens sur le sort de cette ville qui était des plus inquiétants. Le parti populaire avait proclamé la République sans posséder aucun moyen de se défendre contre l’armée autrichienne. La malheureuse ville était exposée à être écrasée. L’Angleterre et la France pouvaient difficilement intervenir en sa faveur sans faire cesser un état de choses contraire aux bases de la médiation qu’elles avaient offerte. M. Paleocappa reconnaissait lui-même que Venise n’avait aucun moyen de défense, qu’elle était gardée par quelques milliers de volontaires de toutes les nations dont le chef, le général Pepe, était le plus incapable et le plus faible des hommes. Ces volontaires, très indisciplinés, faisaient la loi au gouvernement local.
Le gouvernement français ne pouvait protéger Venise qu’en y envoyant une force navale, ce qu’il fit. Il fit à plusieurs reprises tous ses efforts pour empêcher que la ville fût attaquée ou réduite à la famine par un blocus.
L’amiral qui y commandait l’escadre sarde et l’officier qui commandait deux mille hommes de troupes piémontaises avaient retardé, autant qu’ils l’avaient pu, l’exécution de la clause de l’armistice qui en promettait l’évacuation, sous prétexte que les ordres de quitter Venise avaient été signés, non par le ministère, mais par le quartier général. Toutefois sur les réclamations de Radetzki, qui retenait la garnison et l’artillerie de Peschiera, le cabinet Alfieri avait dû prescrire cet abandon. La ville pouvait se défendre du côté de la terre tandis qu’elle était à la merci d’une attaque maritime. Pour y faire obstacle le gouvernement français envoya dans les eaux de Venise le vaisseau de ligne le Jupiter et la frégate la Psyché.
La députation de Sicile, présidée par le duc de Serra di Falco, était venue offrir à Charles-Albert la couronne de Sicile pour son fils, le duc de Gènes. Cette offre, faite à un moment si inopportun, fut refusée. Le duc de Serra di Falco, très abattu du triste succès de sa mission, paraissait disposé à accepter un des fils du roi de Naples à défaut du duc de Gènes. Le gouvernement français dissuada autant qu’il le put Ferdinand II d’employer la force contre la Sicile sans pouvoir empêcher le bombardement de Messine.
L’assaut allait être donné de toute part au ministère choisi par Charles-Albert. L’opposition se composait de la coterie génoise, du parti unitaire et du parti démocratique ayant pour chef le député Brofferio, avocat d’une certaine réputation, mais orateur politique médiocre.
L’armistice de Milan était l’objet des critiques les plus vives. Il abandonnait en effet des places importantes encore au pouvoir des Piémontais, telles que Venise et Peschiera. La mise en jugement du général Salasco qui l’avait signé était demandée. Tout ayant été approuvé par le roi, un procès eût mis en évidence sa responsabilité. Pour ne pas sacrifier les duchés annexés à la couronne Charles-Albert avait refusé des conditions beaucoup moins défavorables, offertes par Badetzki quelques jours avant les événements de Milan.
L’armée piémontaise aurait pu conserver la ligne de l’Adda sur la rive gauche du Pô, mais en abandonnant toute la rive droite, c’est-à-dire en renonçant aux duchés. Charles-Albert refusa. Après les combats livrés sous Milan, il lui avait fallu accepter des conditions bien plus dures encore.
Les agitations populaires aggravaient les attaques de l’opposition parlementaire. À Livourne une échauffourée avait eu lieu à la fin d’août. Les émeutiers s’étaient emparés du gouverneur, avaient dissous la garde nationale et avaient pris possession de l’administration de la ville, tirant par les fenêtres sur la troupe qui perdit cinquante à soixante hommes et qui dut se réfugier dans les forts. Quelques jours après un mouvement plus grave se produisit à Gênes. Un républicain nommé de Boni, originaire de Feltre, étranger par conséquent au Piémont et même au Milanais, avait été expulsé sur l’ordre du ministère. Les républicains, très puissants à Gênes, protestèrent. Le général de Sonnaz, gouverneur de la ville, faiblit devant l’émeute. Il s’excusa de l’expulsion de Boni en montrant les ordres qu’il avait reçus et en les blâmant. Le marquis Pareto fut nommé général de la garde nationale en remplacement du marquis de Balbi, qui fut destitué. Ne pouvant dominer le mouvement il s’y associa. Il se rendit au tribunal où il brûla les pièces d’un procès politique. Le général de Sonnaz signa l’ordre de retour de Boni qui fit une rentrée triomphale et il promit de ne pas faire marcher ses troupes contre les insurgés, maîtres de la ville.
Le gouvernement piémontais ne pouvait subir de pareils actes sans perdre toute autorité. Il destitua le général de Sonnaz qui fut remplacé par le général Durando, — le frère de celui qui avait commandé les troupes pontificales à Vicence, — en qualité de commissaire extraordinaire avec pouvoir de décréter l’état de siège. Le général Durando fit marcher contre Gênes six bataillons formant un corps de troupes de quatre mille hommes, en annonçant qu’il cernerait la ville par l’occupation des faubourgs et la fermeture du port jusqu’à ce que l’ordre fût rétabli.
L’alliance de l’aristocratie génoise avec le parti républicain allait au delà des intentions de ses principaux chefs. À Gênes, la noblesse avait conservé de l’influence qu’elle exerçait par une véritable clientèle prenant le mot d’ordre dans ses palais et agissant en conséquence. C’était elle qui maintenait une certaine agitation dont tirait profit le parti républicain qui avait des agents dans toutes les villes. Le peuple qui ne faisait pas partie de la garde nationale se mêlait à tous les mouvements et en devenait l’instrument principal. C’est alors que le parti républicain s’en emparait ; l’aristocratie ne pouvait plus l’arrêter et, n’osant pas se brouiller avec le parti républicain, elle ne tardait pas à perdre tout son empire.
La légèreté du caractère national, la rapidité avec laquelle les mouvements populaires se faisaient et se défaisaient, dérangeaient toutes les combinaisons politiques qui cherchaient à tirer parti d’un soulèvement. Il se produisait quand on n’en avait pas besoin et faisait défaut quand on comptait sur lui.
À ces troubles intérieurs se joignaient les menaces autrichiennes. Le maréchal Radetzki se plaignait de l’inexécution de l’armistice qui expirait le 20 septembre et qui pouvait être dénoncé d’un instant à l’autre. Le colonel Garibaldi, à la tête d’un corps franc, avait refusé de mettre bas les armes. Ancien maître de l’escadre sarde, compromis dans des menées politiques, il avait déserté et était allé à Montevideo commander une légion italienne. Il était revenu d’Amérique pour prendre part à la guerre de l’indépendance.
L’inquiétude était grande à Turin. « L’armistice, disait-on, expire le 20 septembre ; notre armée n’est pas prête, elle est démoralisée, elle ne pourra opposer aucune résistance aux Autrichiens et en quatre marches ils arriveront à Turin avant que les Français aient pu venir à notre secours. Les Autrichiens les amusent par des roueries diplomatiques : pendant ce temps ils arment, ils envoient des renforts et quand on voudra agir il ne sera plus temps. »
Ces craintes n’étaient pas sans fondement. De Milan à Turin en passant par Novare rien ne pouvait s’opposer à la marche de l’armée autrichienne. Dans ce cas, le parti le plus sage pour l’armée piémontaise eût été de se masser entre Casal et Alexandrie sur le flanc gauche et les derrières des Autrichiens, à qui il eût fallu au moins trente mille hommes, — c’est-à-dire plus de la moitié des forces qu’ils pouvaient mettre en ligne sur le Tessin, — pour observer et contenir les Piémontais. Ceux-ci avaient soixante bataillons de six à huit cents hommes en moyenne et deux bataillons de carabiniers comptant douze cents hommes, — soit quarante à quarante-cinq mille hommes pour l’infanterie. Leur armée avait plus de cent bouches à feu et trois mille six cents chevaux. Elle avait une réserve de trente à quarante mille hommes ; elle était donc en état de soutenir une guerre défensive. Mais elle était démoralisée, n’ayant aucune confiance en ses chefs dont un grand nombre avaient été changés. Il n’existait aucun lien entre les officiers et les soldats ; les sous-officiers, trop nombreux, n’avaient ni zèle, ni autorité. Cette armée, battue alors qu’on avait voulu lui persuader qu’elle était invincible et qu’on lui répétait chaque jour qu’elle avait toujours été victorieuse et que les circonstances seules avaient servi les Autrichiens, savait à quoi s’en tenir. Devant l’ennemi elle avait perdu toute confiance.
L’inquiétude de la population sur le risque d’une marche audacieuse qui aurait pour but l’occupation du nord du pays, les Autrichiens passant le Tessin le 21 septembre et l’armée piémontaise, massée entre Casal et Alexandrie, n’acceptant pas la bataille, était donc des plus sérieuses. Déjà le maréchal Radetzki avait envoyé des renforts sur le Tessin et un équipage de parc était arrivé à Sesto-Calende, à l’extrémité du lac Majeur. Il eût été impossible aux Français d’arriver à temps pour défendre le Piémont, car, l’intervention fût-elle décidée, la concentration des divisions de l’armée des Alpes, le passage des montagnes et la réunion de cette armée dans les plaines du Piémont eussent demandé au moins quinze jours.
Aussi la nouvelle de l’acceptation de la médiation anglo-française par l’Autriche fut-elle accueillie avec bonheur par le gouvernement piémontais et par les habitants de Turin. Elle donnait le temps de respirer, cette acceptation devant entraîner de droit une prolongation de l’armistice. Cette prolongation ne fut accordée par l’Autriche que pour un mois seulement. Cette médiation devait-elle conduire à une paix que le Piémont et les populations de l’Italie fussent disposés à accepter ? Sur ce point, le désaccord restait complet.
Le gouvernement sarde entendait maintenir, comme article invariable du traité de paix définitif, l’acte posant les bases de la médiation et attribuant au Piémont la possession de la Lombardie et des duchés. L’Autriche repoussait ces conditions et les deux puissances médiatrices, la France et l’Angleterre, tout en insistant pour leur acceptation, reconnaissaient qu’elles ne constituaient pas un ultimatum, mais des propositions sujettes à discussion.
Il n’y avait donc rien de fait et l’opinion en Italie se surexcitait chaque jour davantage. L’escadre sarde qui avait quitté Venise restait à Ancône, le feld-maréchal Radetzki imaginait prétextes sur prétextes pour ne pas restituer le matériel de Peschiera, et les manifestations hostiles aux Autrichiens se multipliaient même dans les villes qu’ils occupaient militairement. La consulte de Milan, réfugiée à Turin, déposait à l’ambassade de France une protestation maintenant la nécessité de l’annexion au royaume de Piémont des pays formant l’ancien royaume lombardo-vénitien et des duchés de la rive droite du Pô. « Sans cette annexion, disait la consulte, on ne peut espérer la pacification de l’Italie et le maintien de l’ordre. Tant que l’indépendance de ces pays ne sera pas assurée par l’entière disparition des Autrichiens et de l’autorité autrichienne, la liberté ne peut leur être garantie, car la tradition prouve que l’on ne peut se fier aux promesses de l’Autriche et que, si elle accorde momentanément quelques concessions à la force, c’est pour les reprendre plus tard, son but ayant toujours été l’exploitation du pays. Lors même que des concessions libérales seraient obtenues, le souvenir de cette exploitation, l’insurrection à laquelle elle a donné lieu, l’humiliation d’une défaite suivie d’une compression violente de tous les sentiments nationaux, suffiraient pour entretenir dans tous les esprits une irritation terrible. »
Charles-Albert ne rentra à Turin que le 14 septembre 1848. Ses deux fils ne firent qu’y paraître et retournèrent à l’armée. Le roi était malade et triste ; il parlait peu. Aux grands dîners de la cour, il se mettait à table sans déplier sa serviette. Les difficultés financières venaient aggraver les difficultés politiques. Soixante-dix millions d’économies accumulées avaient été dévorés. Il fallait avec un budget de soixante-dix millions entretenir une armée de cent mille hommes qui n’était que de vingt mille à l’époque où ce budget avait été établi. L’entretien du matériel, qui ne coûtait auparavant que deux millions et demi, représentait une dépense dix fois plus considérable.
Le ministère était fort ébranlé et exprimait hautement l’intention de se retirer. Le ministre des affaires étrangères déclara le 19 septembre 1848 au ministre de France que le cabinet se retirerait tout entier, non seulement s’il était changé quelque chose aux bases de la médiation, mais même si les négociations tardaient à s’ouvrir, parce que la situation deviendrait intolérable et qu’il céderait le pouvoir au parti de la guerre. Le roi disait à qui voulait l’entendre qu’il recommencerait la guerre si l’indépendance de l’Italie était menacée.
Le cercle politique, composé de toutes les oppositions réunies, demandait dans la presse et dans des adresses au roi le renvoi des ministres comme n’ayant ni l’énergie ni la popularité que réclamaient des circonstances aussi graves.
À la tête de ce mouvement était l’abbé Vincenzo Gioberti, prêtre piémontais, professeur de théologie, philosophe éminent, écrivain et orateur à la langue d’or, qui avait été d’abord chapelain de Charles-Albert. Suspecté d’opinions et d’accointances dangereuses, il avait été emprisonné, puis exilé. Pendant son séjour en Belgique, il avait publié plusieurs ouvrages. Celui qui fit le plus de bruit fut le Primato civile et morale degl’Italiani : De la primauté civile et morale des Italiens, où il flattait à outrance l’amour-propre, si facile à enflammer, de la nation italienne. Sa thèse était que l’Italie avait donné le premier signal de la vraie liberté au monde ; que cette liberté avait été tuée politiquement par l’Allemagne et moralement comprimée par le jésuitisme. Il reprochait à l’Europe, comme un acte d’ingratitude, de laisser comprimer par l’Autriche le génie de cette Italie qui avait été la mère de la civilisation moderne. Pour le faire revivre, il ne s’agissait que de secouer le joug du jésuitisme à Rome et de l’Autriche dans la Lombardie : dès lors l’Italie unie et délivrée donnerait, sous la direction du Pape, l’exemple et le modèle de la vraie liberté destinée à régir le monde.
Cet ouvrage avait fait une grande impression sur les Italiens. L’exilé était revenu en 1848 triomphant dans sa patrie où il jouissait d’une immense popularité. Gioberti était un rêveur sans aucun esprit pratique. Il avait un instant fait partie du ministère pendant la guerre, et après la retraite de Milan, en août 1848, il avait été question de le faire entrer dans le ministère Alfieri. Le comte de Revel eut avec lui à cette occasion une conversation des plus caractéristiques. Gioberti posa comme condition qu’on s’appuierait sur le dévouement du peuple pour recommencer la lutte et délivrer l’Italie. « Je le veux bien, dit M. de Revel, mais comment l’entendez-vous ? — On enrôlera tout le monde depuis dix-huit ans jusqu’à quarante ans. — Très bien ; mais si on refuse de marcher ? — Eh bien ! on les y obligera géra. — Mais avec quoi ? — Par la force. — Mais, c’est parce que vous manquez d’une force suffisante que vous voulez en créer une nouvelle, et si le dévouement du peuple n’est pas volontaire, je ne vois pas avec quoi vous le remplacerez. D’ailleurs, quand même ce moyen donnerait des hommes, il ne donnerait pas de l’argent et il en faut pour les habiller, les nourrir, les armer, etc. — Cela ne m’embarrasse pas : nous créerons un papier-monnaie, comme la révolution française. — Mais elle avait sur la place de la Révolution un balancier qui imposait ce papier-monnaie par des moyens de coercition irrésistibles. — Oh ! s’écria Gioberti, je repousse tout moyen pareil. — Eh bien, alors, comment ferez-vous pour faire accepter ces assignats ? — L’idée seule de l’indépendance italienne les fera recevoir. — Nous ne pouvons pas, pour nous, nous borner à de tels moyens ; nous nous procurerons des hommes par le recrutement, par la mobilisation de la garde nationale, de l’argent par des augmentations d’impôts, des emprunts, et nous espérons ainsi nous mettre en mesure de continuer la guerre, au moins pour résister à l’ennemi sur notre sol. »
Ces moyens raisonnables ne suffisaient pas à Gioberti. Il rompit en disant : « Pour moi, je veux la délivrance de l’Italie à tout prix, et je vous ferai de l’opposition sur ce terrain. »
Gioberti, comme tous les prêtres qui se lancent dans la politique, y portait l’entêtement et le défaut de logique qui appartiennent aux esprits jetés en dehors de la sphère pratique. Il était allé dans ses livres jusqu’à écrire que les Corses prouveraient qu’ils ont bien peu de cœur s’ils ne chassaient les Français pour devenir Italiens.
Les délégués des différents États de l’Italie étaient venus à Turin pour jeter les bases d’une confédération par la réunion d’une Constituante analogue au parlement de Francfort. Les séances de ce congrès auxquelles prirent part Gioberti, qui en fut nommé président, Mamiani, le prince de Canino, Leopardi, Massari, Fiorentino, Ricciardi, avaient lieu au théâtre national, à un franc d’entrée ; elles ressemblaient beaucoup à des représentations théâtrales. Les loges, louées à l’avance, étaient occupées par des dames. On y applaudissait les orateurs et on les rappelait sur la scène comme des acteurs. J’y ai vu l’abbé Gioberti, ainsi bissé, remercier le public à la manière d’une prima donna. Il y exposait son programme, demandant que le pouvoir fût confié à des hommes ayant l’audace et l’énergie nécessaires à un ministère vraiment national.
« L’unité italienne, disait-il, serait un mal : elle établirait une centralisation dont l’inconvénient est sensible en France et en Angleterre où la capitale absorbe tout et où les provinces sont exploitées. L’union qui conserve les intérêts de chaque État ou la fédération est bien préférable. Il faut que cette union existe pour toute l’Italie, et son premier but doit être de chasser l’ennemi commun. L’Italie ne doit se fier qu’à elle pour ce soin. »
Sous le nom de la Ligue italienne, ce congrès voulait préparer l’union des différents États de l’Italie. Le grand-duc de Toscane lui-même venait de prendre l’initiative de la proposition d’une union douanière. Cette Ligue à laquelle les conservateurs avaient pris part au début finit par être absorbée par les révolutionnaires. Elle se réunissait en même temps que le Parlement auquel elle imposait ses résolutions. Pour tenir tête à ces intrigues, le ministère avait un instant songé à s’adjoindre M. Rossi, élevé à l’école de M. Guizot. Aux objections qui lui furent faites, le président du conseil répondait : « Que voulez-vous ? Nous ne connaissons rien au régime parlementaire ; nous avons besoin d’un homme qui sache manier une assemblée. » L’appel de M. Rossi par Pie IX fit renoncer à ce projet.
L’abbé Rosmini, ministre sarde à Rome, avait fait accepter par le Pape et par le grand-duc de Toscane un premier projet de fédération donnant au Pape la présidence du gouvernement fédéral, lui attribuant un Trésor, des troupes et le droit de faire la paix ou la guerre, de régler les questions de douane, etc. L’ambition du gouvernement sarde ne s’accommodait pas d’institutions qui l’eussent relégué au second plan. Il prépara un contre-projet acceptant Rome comme siège de la fédération sous la présidence du Pape, mais laissant à chaque souverain le droit de paix ou de guerre et bornant les pouvoirs de la Diète aux questions de douane, de poste et autres du même genre, ne portant pas une atteinte directe à l’indépendance des États.
Malheureusement le mouvement italien n’avait pas encore produit un seul homme ou comme homme d’État, ou comme penseur. Tout ce qui avait apparu sur la scène politique, soit dans les cabinets et les assemblées, soit dans la presse, n’était pas sorti du cercle d’une médiocrité désespérante. Personne par conséquent n’était devenu populaire, pas plus dans le parti conservateur que dans le parti extrême. Gioberti seul l’avait été par ses antécédents ; et, quoique cette popularité se fût fort amoindrie à l’user, elle restait encore supérieure à toutes celles qui avaient voulu surgir.
L’état de l’opinion était d’ailleurs d’accord avec les tendances qu’il représentait. Le général de la Marmora, commandant les forces piémontaises devant Plaisance, ayant été obligé d’entrer dans cette ville occupée par les Autrichiens pour le règlement de quelques affaires, la population s’empressa autour de lui et de son escorte, le fêta pendant qu’il était dans la ville et l’accompagna à son retour aux avant-postes sardes. Le général de la Marmora fut porté en triomphe aux cris de : Vivent les Piémontais ! Le comte de Thun, gouverneur autrichien, fit sur-le-champ publier les mesures les plus sévères : — Défense de circuler dans les rues et de s’y arrêter au nombre de plus de trois personnes, — interdiction de toutes paroles en public, — menace de mise en état de siège. Il écrivit en outre au général de la Marmora qu’il ne pourrait plus le recevoir à Plaisance, et que leurs communications auraient lieu désormais par écrit.
Dans une pareille situation la démission du ministère ne pouvait être que le prélude de la reprise des hostilités. Charles-Albert, impuissant à trouver aucun autre ministère conservateur et pacifique, devait fatalement se jeter dans les bras du parti de la guerre auquel il n’était que trop disposé à céder.
Le 20 septembre, Charles-Albert recevant M. de Bois-le-Comte lui dit :
« J’ai accepté de bonne foi la médiation proposée par MM. de Reiset et Abercromby à Alexandrie, telle qu’elle m’a été présentée, et je m’abandonne en toute confiance aux négociations qui en seront la suite, mais il est bien essentiel que ces négociations soient promptes et mettent fin à l’état déplorable où sont les pays séparés du reste de l’Italie par l’occupation autrichienne, et il est indispensable que la paix consacre l’indépendance de l’Italie. S’il en était autrement, il y aurait une explosion qui nous entraînerait tous et qui perdrait entièrement ce pays. Nous combattrons plutôt que de subir cette ruine, car périr pour périr, autant vaut-il que ce soit, d’une manière honorable et en combattant l’ennemi commun que par la guerre civile. Je le dis comme italien plutôt que comme roi de Piémont, car il ne s’agit pas ici de mes intérêts, il s’agit de la ruine de l’Italie entière. Voyez ce qui se passe à Livourne, à Gênes, et dites-moi si, l’ordre étant si difficile à maintenir quand on espère une paix qui assurera l’indépendance du pays, il sera possible de résister si elle est menacée sérieusement. »
La réponse du ministre de France devait être très réservée. Il protesta du désir des puissances. médiatrices d’affranchir l’Italie de l’occupation autrichienne, mais il ajouta qu’un pareil but ne pouvait être atteint tout de suite, que des négociations étaient actuellement engagées au sujet de Venise et des duchés. La médiation devait avoir un but supérieur à celui de la paix à rétablir entre l’Autriche et la Sardaigne ; elle impliquait l’intervention des puissances dans un conflit entre deux nationalités, œuvre délicate demandant du temps et beaucoup de sang-froid. La reprise des hostilités serait la perte infaillible du Piémont : il ne s’agissait plus de vaincre trente mille Autrichiens démoralisés et déjà en Retraite, mais de se heurter de front contre une armée de cent vingt mille hommes aguerris, encouragés par la victoire et munis de toutes les conditions matérielles du succès.
Mais Charles-Albert, engagé dans des difficultés inextricables, avait son parti pris. Le marquis Alfieri, président du conseil, ne cachait pas que c’était une idée fixe chez le roi de se faire tuer ou d’abdiquer. Son ministère éprouvait un tel dégoût des attaques de l’opposition qu’il ne songeait qu’à se retirer pour mettre ses adversaires à même d’assumer à leur tour la lourde tâche du pouvoir.
En vue de la reprise des hostilités le gouvernement cherchait à réorganiser le commandement de son armée. Il avait obtenu le concours du général polonais Scharnowski qui avait alors une grande réputation militaire et à qui il avait confié le commandement d’une division, mais il désirait remettre le commandement en chef à un général français, espérant sans doute ainsi engager la France dans sa querelle.
La nomination de Scharnowski soulevait une question internationale des plus graves. Elle avait eu pour conséquence la formation d’une légion polonaise à qui fut laissé le drapeau polonais. C’était alarmer et mécontenter le Czar, déjà fort mal disposé pour le mouvement de l’indépendance italienne. Dès le début de la guerre, il avait ordonné à toute la légation russe de quitter Turin sans laisser même un chancelier pour signer les passeports. Cette mesure avait été accompagnée d’une déclaration peu gracieuse pour Charles-Albert qui en avait conservé une impression très amère. Il y avait de la rancune dans l’appel que le roi de Sardaigne avait adressé aux défenseurs de l’indépendance de la Pologne.
La médiation anglo-française était loin d’être populaire en Italie. Gioberti l’avait vivement attaquée dans ses discours au Congrès : « Les puissances médiatrices, avait-il dit, ont endormi l’Italie ; elles la leurrent d’une négociation qui ne peut aboutir à la rendre indépendante et le ministère en acceptant cette médiation et en prenant pour base de son action la paix à tout prix a compromis le salut national. »
Les esprits les plus pondérés, tels que Camille de Cavour, récemment élu député, regardaient comme impossible la résistance aux entraînements de l’opinion. « Que voulez-vous que nous fassions ? disait Cavour au ministre de France en septembre 1848. Notre situation n’est pas tenable. Ce n’est ni la paix ni la guerre. On nous en a fait espérer le dénouement il y a six semaines, et nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant. Nous ne savons ce que nous deviendrons. Voulez-vous que nous conseillions la patience quand tout le monde autour de nous crie à la trahison ? On nous reproche d’endormir le pays et nous serons entraînés par le torrent : autant vaut-il chercher à le diriger. Si nous savions quelque chose, si on nous disait ce que nous devons espérer ou craindre, alors nous pourrions prendre un parti. Il n’y a plus d’autre question politique que celle de la paix ou de la guerre ; le parti conservateur ne peut plus rester neutre entre ces deux questions ; il faut qu’il se décide et il est obligé de se décider pour la guerre sous peine d’être suspect. Nous avons combattu Gioberti les premiers ; nous sommes restés seuls à le combattre comme anarchiste ; mais aujourd’hui l’anarchie n’est qu’un mot vide de sens. Il n’y en a plus qu’un qui ait une valeur : l’indépendance nationale. »
Le gouvernement français faisait tous ses efforts pour décider le ministère à rester. Pour cela il eût fallu lui promettre le succès de la médiation ou l’intervention armée en cas d’insuccès, — ce qui eût été compromettre dans une question étrangère les intérêts de la France. Les ministres sardes savaient qu’ils ne pourraient obtenir des résolutions aussi extrêmes. L’un d’eux disait à M. de Bois-le-Comte : « Nous sommes le goutteux qui souffre et sait qu’il n’y a pas de remède à son mal ; vous êtes le médecin qui ne peut le guérir. Nous savons cela, mais nous venons vous voir parce que pour nous, comme pour le malade, c’est un soulagement de voir qu’on s’occupe de notre mal. »
Un des chefs de l’opposition, Brofferio, avocat amoureux des périodes, tenait un langage plus ardent : « La République ne peut pas faire moins en Italie, disait-il, que ce que la monarchie a fait pour la Belgique. Si elle ne le veut pas, nous combattrons jusqu’à la mort pour notre indépendance et nous nous attacherons à ses flancs comme un fantôme sanglant jusqu’à ce que nous trouvions chez elle un vengeur ! »