Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/11

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Plon-Nourrit (p. 291-333).

CHAPITRE XI

Charles-Albert passe le Tessin. — Défection du général Ramorino. — Défaite de Mortara. — Bataille de Novare. — Abdication de Charles-Albert. — Sa retraite et sa mort à Oporto. — Sentiments personnels de Victor-Emmanuel. — Visites secrètes qu’il me faisait. .


Le 20 mars, jour de la reprise des hostilités, le roi passa en revue son armée, au moment où elle allait entrer sur le territoire de la Lombardie. Un attaché de la légation anglaise venait de lui porter une lettre de lord Palmerston, lui répétant une dernière fois que l’Angleterre était parfaitement d’accord avec la France pour lui donner l’assurance que c’était à ses risques et périls qu’il entreprenait la guerre. Charles-Albert le reçut avec une visible mauvaise humeur. Il lui dit que, roi constitutionnel, il ne pouvait correspondre avec les ministres étrangers, que c’étaient d’ailleurs les lenteurs et l’insuccès de la médiation qui l’avaient forcé à entrer en campagne, et que son seul but était de conquérir une paix honorable.

Les illusions de Charles-Albert étaient grandes, car, le 16 mars, il écrivait de Novare à M. Ratazz qui faisait partie du ministère : « Si nous entrons en Lombardie, comme je l’espère, veuillez bien vous rappeler que jusqu’à la paix il faut y maintenir un gouvernement militaire et qu’il faut surtout éviter de laisser s’établir à Milan aucune junte ou même consulte lombarde, sans quoi nous perdrions tout. Il faudra, à mesure que nous avancerons, établir des gouverneurs, des intendants généraux et former de suite les provinces en y établissant toutes nos institutions. C’est la seule manière de pouvoir fonder l’union avec nous. »

Quatre divisions et la petite division d’extrême gauche passèrent à gué le Tessin, la rivière n’ayant pas d’eau, sous les ordres du général Savaroli. Le canal fut plus difficile à franchir ; il y eut un engagement de peu d’importance dans lequel deux Piémontais furent tués. Le roi établit à Magenta son quartier général. La 5e division, composée de troupes lombardes sous les ordres d’un ancien général polonais nommé Ramorino, qui avait été élu député au Parlement de Turin, devait occuper le poste de la Cava vis-à-vis de Pavie et au confluent du Tessin et du Pô, et détruire en arrière d’elle le pont de Mezzana-Corte sur le Pô pour empêcher les Autrichiens d’entrer dans la province de Voghère, de s’emparer de l’avant-garde de Castel San-Giovanni et de se relier à leur corps de troupes qui occupait Plaisance.

Ramorino n’envoya à la Cava que des bersaglieri et un bataillon d’infanterie sans canons. Assaillis par des forces supérieures dans la nuit du 20 au 31, les bersaglieri se défendirent avec valeur, mais l’infanterie se retira en désordre et reçut l’ordre de repasser le Pô, abandonnant les bersaglieri. Deux officiers d’état-major, envoyés par le général en chef, apprirent l’évacuation de la Cava. La division de Ramorino était restée sur la rive droite du Pô à Caratisma, et Ramorino de sa personne à Stradella. Il avait rompu le pont de Mezzana-Corte, non pour empêcher le passage des Autrichiens, mais pour se couvrir. Relevé de ses fonctions, remplacé par le général Fanti et appelé au quartier général pour justifier sa conduite, il s’enfuit à Trino, puis à Arona où il fut arrêté, essayant de couvrir de son inviolabilité de député sa désobéissance devant l’ennemi. Il fut traduit devant un conseil de guerre, condamné à mort et fusillé sur la place d’Armes de Turin.

Radetzki profita de la faute commise, passa le Tessin à Pavie et s’avança sur la route de Verceil, tandis que deux autres corps qui avaient passé la rivière à Gravellone et à Zerbolo se plaçaient sur le flanc droit de l’armée piémontaise qui fut forcée de changer à l’improviste sa direction. Les Autrichiens marchaient sur Mortara et Vigevano, rejetant les Piémontais sur Novare, les séparant de leur base naturelle, leur enlevant toutes communications, les privant de leurs magasins et de leurs dépôts. Le soir du 21, une forte avant-garde, commandée par l’archiduc Albert, soutenue par le corps d’armée du général d’Aspre, attaqua la position de Mortara, défendue par le duc de Savoie et les généraux de La Marmora et Durando. L’attaque de la ville de Mortara eut lieu à la tombée de la nuit. Le couvent de Saint-Albino, pris et repris, était resté au pouvoir des Autrichiens.

L’obscurité, la confusion, l’occupation de Saint-Albino, le centre des Piémontais ayant été enfoncé, donnèrent à ce dernier assaut un caractère de véritable horreur. Deux colonnes autrichiennes avaient entouré la ville, occupant toutes les avenues ; elles entrèrent pêle-mêle avec les Piémontais dans Mortara où se trouvaient la brigade de la reine presque tout entière, deux sections d’artillerie et deux bataillons de Cunéo. Les Autrichiens avaient envahi toutes les rues communiquant avec la grande route et ils avaient pointé quatre pièces de canon à leur extrémité. Montés dans les étages des maisons, ils dominaient les Piémontais privés de toute issue. Il était 8 heures et demie du soir : le ciel était très obscur. La tête de colonne piémontaise, réunie en masse sur la grande route, était précédée près de la porte Vercelli par les deux colonels de la brigade de la reine. Les soldats resserrés et entourés se battirent pendant une demi-heure avec leurs baïonnettes et leurs épées, ne pouvant pas dans cette confusion faire usage de leurs fusils. On se battait aveuglément, par honneur, par instinct, tuant amis et ennemis indistinctement, sans conserver aucune espérance. Les Autrichiens qui obstruaient la porte de Vercelli étaient commandés par le colonel Benedek, du régiment de Giulay. Celui-ci, certain de ses avantages, cria à ses troupes de suspendre le carnage et somma les Piémontais de se rendre, s’ils ne voulaient trouver une mort certaine après s’être défendus inutilement. Les deux colonels de la brigade de la reine qui étaient à la tête de la colonne, voyant la situation de leurs soldats décimés par la fusillade et par la mitraille, persuadés qu’en dix minutes la colonne serait anéantie, consentirent à parlementer. En même temps, à la queue de la colonne, un major et un capitaine de la brigade de la reine s’avancèrent pour s’aboucher avec les officiers autrichiens qui étaient à peine à une dizaine de pas de distance. Ils furent d’abord reçus à coups de fusil ; puis le feu ayant cessé sur l’ordre du major qui les commandait, ils convinrent de déposer les armes et ils se rendirent au nombre de dix-sept cents hommes avec cinquante-sept officiers de la brigade de la reine et de Cunéo. L’artillerie, placée en ordre de marche au milieu de la colonne, embarrassée de chevaux morts étendus sur le sol de la route, ne pouvait dans cette position tirer sur l’ennemi. Elle augmentait le désordre en partageant en deux la colonne piémontaise. Elle perdit quatre pièces de la 6e batterie de bataille et une de la seconde à cheval. Deux escadrons de Nice, sous les ordres du major Gazelli, chargèrent désespérément les ennemis et s’ouvrirent un passage, dégageant en même temps un bataillon du 21e. Les généraux de La Marmora, Durando et Trotti avaient été séparés avec trois bataillons du reste de la division ; ils purent gagner à travers la ville la route de Novare et battre en retraite en assez bon ordre avec les régiments de Savoie et de Nice-cavalerie, l’artillerie, les chasseurs-gardes et ce qui restait de la brigade de la reine. Le général Trotti, commandant cette malheureuse brigade, modèle de loyauté, de bravoure et de modestie, couvrit la retraite avec le 3e bataillon du 9e régiment (major Carcassi). La brigade d’Aoste dont les bataillons étaient intacts, quoique séparée au début et obligée de suivre des chemins étroits dans l’obscurité sans aucune direction fixe, parvint à se réunir. Inquiétée par les hussards ennemis, n’étant protégée ni par des canons, ni par la cavalerie, elle rallia beaucoup de soldats débandés. Le reste de la réserve s’était retiré derrière l’Agogna. À minuit, le duc de Savoie, les généraux de La Marmora et Durando, ayant échappé par miracle à ces combats meurtriers, se retrouvèrent à Bobbio : ils continuèrent leur retraite jusqu’à Novare. Un grand nombre d’officiers avaient été tués ou blessés ; beaucoup rejoignirent leurs corps en traversant les rangs et le feu des Autrichiens.

Au quartier général on ne se doutait de rien. On avait bien entendu à la tombée de la nuit le bruit du canon du côté de Mortara, mais ce bruit avait peu duré. La proximité de la nuit et la suspension subite du feu avaient fait penser que l’ennemi avait été repoussé et qu’il recommencerait son attaque le lendemain matin. À cette nouvelle désastreuse les généraux piémontais décidèrent que l’armée serait concentrée sous Novare où l’on se préparerait à livrer une bataille décisive. L’inconvénient du voisinage de Novare était que l’infanterie, sachant qu’elle avait derrière elle cet abri, était disposée à s’y jeter plus précipitamment qu’elle n’y aurait été forcée par les péripéties du combat. Deux divisions récemment arrivées étaient déjà découragées par le combat du 21 et plus encore par le manque de vivres. Novare était une tentation trop forte pour de jeunes soldats affamés, préférant leur repos et leur sûreté aux chances d’une bataille.

Entre Mortara et Novare, la position sur laquelle les Autrichiens devaient diriger leurs efforts était la Bicocca. Le matin du 23 mars, l’armée piémontaise réunie à Novare comprenait quarante-quatre mille hommes d’infanterie, trente-six escadrons de soixante-dix chevaux et quatorze batteries et demie, en tout cinquante mille hommes avec cent onze pièces d’artillerie.

Cinq corps d’armée autrichiens avaient passé le Tessin, soutenus par d’autres troupes, tous vieux soldats, pourvus d’une cavalerie nombreuse et de deux cent cinquante bouches à feu en quarante-deux ou quarante-trois batteries de six pièces. Le 23 mars, à neuf heures du matin, sous un ciel nébuleux et humide, Charles-Albert passa la revue de ses troupes sur son cheval de bataille, salué pour la dernière fois du cri de : Vive le roi ! Les divisions qui avaient combattu deux jours auparavant étaient fatiguées et tourmentées par la faim. Les autres en sentaient aussi les atteintes qui devaient être plus cruelles encore à la fin de la journée. L’état du service des subsistances ne laissait guère d’espoir d’y porter remède.

À onze heures, une division du second corps d’armée autrichien, commandée par l’archiduc Albert, commença le feu sur la route de Mortara près de la Bicocca. L’alarme avait été donnée par le tintement de la cloche de l’église où une vedette avait été placée. Quelques pelotons de bersaglieri, soldats nouveaux à peine formés et instruits, plièrent sous la vivacité du feu de l’artillerie et des chasseurs. La première impression fut mauvaise à raison des glorieux souvenirs que représentait l’uniforme des bersaglieri. Les brigades de Savoie et de Savone qui occupaient à gauche la Bicocca furent les premières à soutenir le feu. C’était sur elles que l’ennemi concentrait tous ses efforts. Le 15e régiment qui ne s’était jamais battu, ayant passé la dernière campagne en garnison en Savoie, tint ferme pendant une demi-heure, puis beaucoup de soldats se débandèrent attirés par le voisinage de Novare et par l’espoir d’y trouver des vivres. C’était le point de réunion de tous les fuyards, des affamés, des hommes fatigués, des blessés, en un mot de tous ceux qui, pour un motif quelconque, quittaient le champ de bataille.

Au 15e régiment on substitua le 2e de la brigade de Savoie. Cette brigade se conduisit dès le commencement avec beaucoup de courage. Le 1er régiment s’avança jusqu’à la cascine Savinelli, s’emparant de quelques hauteurs sur ce terrain irrégulier, coupé de fossés et chantant sous le feu ennemi la Marseillaise, entrecoupée de cris de : Vive le roi ! Singulier contraste de sentiments, de paroles et de faits : n’étant pas Italiens, n’approuvant pas une guerre qu’ils jugeaient contraire à leurs intérêts, chantant un hymne républicain, ils se battaient pour un roi auquel ils étaient attachés, mais dont ils ne partageaient pas les opinions, et pour une cause dont les défenseurs naturels se tenaient pour la plupart à l’abri du danger. Beaucoup d’officiers et de soldats de cette brigade se signalèrent par leur valeur. Ils firent deux cents prisonniers qui se trouvèrent être presque tous Hongrois ou Italiens. Leur stupéfaction fut extrême : on nous dit que ce sont là nos amis, nos frères, et cependant les Autrichiens eux-mêmes ne se battent pas contre nous avec plus d’acharnement qu’ils ne le font.

Le 16e régiment (2e de la brigade de Savoie) qui s’était aguerri pendant la campagne précédente résistait avec beaucoup d’opiniâtreté. Un de ses bataillons qui avait commencé à se battre avant midi tenait encore sa position à quatre heures sous une pluie de mitraille. Trois fois cette brigade reprit à la baïonnette les positions qu’elle avait perdues devant la Bicocca. Lorsque les officiers voyaient leurs compagnies chanceler et se décomposer, ils ramassaient les fusils jetés par les fuyards et ils s’avançaient comme de simples soldats, renouvelant ainsi l’exemple héroïque qu’ils avaient déjà donné à Sainte-Lucie.

Le feu de l’artillerie était de part et d’autre de plus en plus violent ; l’artillerie piémontaise était mieux servie, mais inférieure en nombre. Elle occupait un front de bataille restreint et ne pouvait utiliser toutes ses pièces. Les Autrichiens, au contraire, dont les lignes étaient très étendues, croisaient leurs feux sur les points principaux. Le village d’Olengo presque détruit, la division autrichienne d’avant-garde repoussée plusieurs fois avec de grandes pertes, le terrain profondément sillonné par les boulets, les bords des fossés bouleversés, les arbres renversés prouvaient l’acharnement de la lutte et la constance des artilleurs. Les officiers et les soldats de l’artillerie piémontaise se faisaient tuer sur leurs pièces plutôt que de reculer ou d’arrêter leur feu.

Tandis que plusieurs compagnies de Savone faisaient reculer l’ennemi par une charge à la baïonnette dans laquelle elles tuèrent beaucoup de monde et firent beaucoup de prisonniers, la 7e batterie de bataille s’établit en flanc et par derrière les Autrichiens avec six pièces de canon. Menacée par la cavalerie ennemie, elle fut protégée par un escadron de Gênes-cavalerie. L’infanterie de Savone, très fatiguée et réduite en nombre, fut soutenue par la brigade de Piémont qui assura la conservation de la Bicocca et rejeta au loin les assaillants, mais elle perdit beaucoup de monde.

Le 4e régiment (brigade de Piémont) et le duc de Gênes marchaient sur la gauche. Le 3e régiment commandé par le général Passalacqua et la 9e batterie de bataille marchaient sur la droite ; ils descendirent dans un torrent dont ils escaladèrent le revers et, se lançant dans les maisons à droite de la Bicocca, ils les enlevèrent, tuant beaucoup d’Autrichiens et faisant deux cent cinquante prisonniers. C’est là que le général Passalacqua fut tué. La brigade de Pignerol vint renforcer la brigade de Piémont ; elle reprit trois fois à l’ennemi les hauteurs qui s’élevaient près de la cascine Savinchi et poussa jusqu’au bourg d’Olengo. Les meilleurs soldats des brigades de Savoie et de Savone, qui n’avaient pas voulu se retirer, s’étaient joints à cette vigoureuse attaque. Mais toutes ces troupes, subissant le feu de l’artillerie et des chasseurs ennemis, durent rentrer vers quatre heures à la Bicocca, où elles furent soutenues par quatre bataillons de Cunéo et deux bataillons de chasseurs-gardes. Dès lors, le combat dut se borner à la défense passive de cette position.

Si les Piémontais avaient eu plus de monde, ils auraient pu profiter d’une occasion favorable. La division de l’archiduc Albert, qui avec une autre division avait commencé l’attaque, dut être soutenue et bientôt remplacée par le 3e corps tout entier. Celui-ci s’engagea imprudemment sous le feu de l’artillerie de la Bicocca et encombra très inconsidérément la route de Mortara d’une longue file de chariots et de l’équipage de pont destiné au passage de l’Agogna et de la Sesia. Une attaque vigoureuse sur les flancs et les derrières de cette colonne empêchée dans ses mouvements eût certainement réussi. Mais les pertes subies par les Piémontais ne leur permettaient plus de prendre l’offensive. C’est à ce moment que Radetzki fit avancer ses réserves, en même temps que le général Thurn avec le 4e corps, appuyé par le 1er corps, recevait l’ordre d’attaquer la droite de l’armée piémontaise.

La bataille était engagée de part et d’autre avec fureur. Le général Trotti se tenait à droite avec les débris de la brigade de la reine et deux bataillons d’infanterie. La Tour de Quartara, en avant de la ligne piémontaise, fut prise et reprise. La Bicocca était défendue avec acharnement. Les Autrichiens l’enlevèrent un instant. Le général Trotti, avec un bataillon, y entra de force pour la dernière fois et y fit de nombreux prisonniers. Mais la gauche de l’armée avait faibli, le centre se retirait, l’ordre de retraite fut envoyé à la droite. À cinq heures et demie la Bicocca, théâtre de combats si acharnés, dut être abandonnée. En vain le duc de Gênes, qui avait reçu plusieurs blessures et qui avait eu deux chevaux tués et un blessé, se mit à la tête de trois bataillons pour reprendre cette position : il ne put rétablir le combat.

La défaite était désormais certaine, irréparable. L’artillerie se retirait en masse, et, abandonnée par son escorte, elle devait prendre le galop. Une longue colonne de fuyards et de blessés, mélangée d’affûts, de caissons et de chevaux, entra dans Novare par la porte de Mortara. Sa vue augmenta le découragement et le désordre. Le tumulte et la confusion étaient au comble. Des officiers et des soldats, irrités par la catastrophe, des blessés gémissant et broyés sous les roues des voitures d’artillerie qui couraient avec fureur, des bandes armées, mourant de faim et n’ayant aucune direction, des soldats se livrant aux derniers excès, tel était le spectacle qu’offrait la ville de Novare à la fin de cette terrible journée. Les vivres manquaient. Une foule de séditieux se sentant en force et voyant qu’on ne se disposait pas à les réprimer se livrèrent au pillage et à la violence, incendiant même quelques maisons. Les boutiques des orfèvres et des autres marchands furent saccagées. Les prières, les menaces, les coups de sabre des officiers étant inutiles, quelques pelotons de cavalerie reçurent ordre de charger dans les rues cette horde de furieux et d’insensés. Un nouveau combat commença dans la ville pendant que le canon de la place tirait encore sur l’ennemi ; les lanciers perçaient de leurs lances les fantassins qui ripostaient à coups de fusil, le tout dans des rues étroites, sous la pluie, les blessés périssant sous les pieds des chevaux lancés au galop. Pendant ces scènes horribles, dans la plaine quelques corps en mouvement régulier, quelques pelotons réunis pêle-mêle par des officiers qui ne pouvaient se résigner à la défaite, quelques valeureux soldats isolés, ayant perdu toute espérance, mais cherchant une mort honorable et ignorée de tout le monde, prolongèrent le combat jusqu’à neuf heures, c’est-à-dire pendant près de trois heures de nuit, alors que la défaite était certaine depuis la perte de la Bicocca.

Le général Perrone[1] fut frappé au front d’un projectile. Le général marquis Passalacqua fut tué au moment où, l’épée haute, il entraînait la brigade de Piémont. L’artillerie avait fait des prodiges de valeur. Mon ami Charles de Robilant, lieutenant d’artillerie, eut la main emportée par un boulet. Rentrant dans Novare, il rencontra son père, aide de camp du roi, et il lui montra son bras mutilé : « Tu as fait ton devoir, » lui répondit avec calme le comte de Robilant.

La terrible blessure de ce jeune et brillant officier eut un grand retentissement en Italie. Dès le 27 mars, le comte de Ludolf m’écrivait de Naples : « Mon cher ami, je suis consterné du désastre qui vient de frapper le Piémont et tant de familles et d’amis. Ici, je ne fais point de politique, ce n’est que le cœur qui parle. Je ne pense qu’à la famille de Robilant. Charles a donc perdu un bras. Je vous envoie un mot pour la pauvre comtesse. Donnez-le-lui, si vous croyez. Je sentais le besoin de lui écrire. Pauvre Madame Scarampi ! Et tant d’amis et de connaissances que nous avions à l’armée, que seront-ils devenus ! Quelle imprudence de recommencer la guerre et quel habile général que Radetzki ! Avez-vous des nouvelles de Dino ?

Adieu, cher Gustave, quand vous aurez un moment de temps, écrivez-moi sur tout cela. Rassurez-moi sur les Robilant. Et le père, où est-il ? J’ai le cœur gros. Je voudrais vous écrire davantage.

Je vous embrasse,

Guillaume »
27 mars.


Un des promoteurs du mouvement italien, le comte César Balbo, président du conseil pendant la campagne de 1848, était représenté à Novare par ses cinq fils. Parfait gentilhomme, savant historien, écrivain distingué, aimant l’Italie et attaché à Charles-Albert dont il connaissait les bonnes intentions, César Balbo avait publié trois ouvrages : la Vie de Dante, une histoire classique de l’Italie et les Speranze d’Italia où il s’attachait à démontrer aux Italiens que leurs divisions et leurs discordes étaient la principale cause de leurs malheurs et où il établissait qu’ils devaient attendre de la maison de Savoie une amélioration de leur avenir. Son jeune fils Ferdinand était lieutenant d’artillerie. Ayant entendu la défense faite par le capitaine de sa batterie de courber la tête lorsque arrivaient les projectiles ennemis, il resta immobile et il reçut au front un coup mortel.

Charles-Albert depuis le commencement du combat avait recherché les points où le danger était le plus grand. Tous tombaient autour de lui. Il se tenait près des batteries d’artillerie les plus exposées, cherchant visiblement la mort. À sept heures il rentra dans Novare, se plaçant sur les remparts au lieu où les projectiles tombaient avec le plus d’abondance. Le général Jacques Durando, le prenant respectueusement par le bras, voulut l’éloigner : « Général, lui dit-il, c’est mon dernier jour : laissez-moi mourir. »

La mort ne voulut pas de lui. Il se retira alors au palais Bellini et il annonça sa résolution d’abdiquer. Le duc de Savoie me raconta lui-méme cette scène émouvante. J’ai pris note de son récit, le crayon à la main, au cours d’une des visites nocturnes qu’il me faisait à mon appartement de la via Carlo-Alberto :

« La bataille était perdue. Pliant sous son infortune, épargné par la mort qu’il avait vainement cherchée au milieu de la mitraille autrichienne, le roi, triste, mais calme, rentrait à huit heures du soir au palais Bellini, à Novare. Il semblait souffrir de la fraîcheur du soir, et il dit au jeune officier d’ordonnance qui l’aidait à descendre de cheval : « La soirée est bien fraîche. — Oui, sire, répondit le comte de Giavesana, mais la journée a été bien chaude. » Le roi sourit en lui donnant quelques éloges sur le courage qu’il avait montré dans le combat. À neuf heures le roi fit appeler les ducs de Savoie et de Gênes, le général en chef, le ministre Gadorna, les lieutenants généraux et commandants de division présents à Novare.

« Le bruit de son abdication s’était répandu et lorsque le roi entra dans la salle où le conseil était réuni l’émotion des assistants lui prouva qu’ils avaient pénétré son secret. Le roi s’avança avec dignité et, d’une voix ferme et calme, leur dit :

« Messieurs, la fortune a trahi notre courage et nos espérances. Notre armée est dissoute : il serait impossible de prolonger la lutte : ma tâche est accomplie et je crois rendre à mon pays un important service, lui donner une dernière preuve de dévouement en abdiquant la couronne en faveur de mon fils, Victor-Emmanuel, duc de Savoie. Il obtiendra de l’Autriche des conditions de paix qu’elle refuserait sans doute en traitant avec moi. »

« Les témoins de cette scène si solennelle fondaient en larmes ; aucune émotion ne se manifesta sur la figure de Charles-Albert. Toutes les instances du duc de Savoie pour ébranler sa résolution forent inutiles. Le roi l’embrassa ainsi que le duc de Gênes, et les autres témoins de son abdication forent remerciés d’une manière touchante des services qu’ils lui avaient rendus. Il leur dit :

« Messieurs, je ne suis plus votre roi ; comme vous me l’avez été, soyez fidèles et dévoués à mon fils… » Puis, il se retira pour écrire à la reine et il chargea le duc de Savoie de lui remettre lui-même cette lettre d’adieu.

« Dans ce moment d’indescriptible émotion on oublia la plus importante formalité, l’acte formel d’abdication ne fut point dressé ; le ministre Cadorna, représentant du cabinet au quartier général, au spectacle de cette grande infortune, omit la constatation légale de la résolution de Charles-Albert.

« Vers dix heures le chevalier de Robilant, aide de camp du roi, entra dans sa chambre ; il faisait partie de sa maison depuis trente-quatre ans. Son neveu Charles de Robilant venait d’avoir la main emportée sur le champ de bataille de Novare. Se jetant aux genoux du roi, il le conjura, les larmes aux yeux, de lui permettre de le suivre, lui représentant qu’il lui était impossible de laisser partir son roi dans ce complet isolement ; que la pensée de cet isolement était trop douloureuse pour lui, trop offensante pour son pays.

« À cet élan Charles-Albert parut ému ; quelques sanglots entrecoupèrent les paroles d’affection et de reconnaissance qu’il adressa au chevalier de Robilant ; il hésita et lui promit, en l’embrassant, de lui écrire pour lui indiquer le lieu de sa retraite et l’y appeler peut-être un jour.

« Cependant personne ne se doutait que le départ du roi pût être aussi prochain ; après une journée de fatigue et de dangers, après les cruelle, émotions de la soirée, tous s’étaient retirés pour prendre un repos nécessaire. Mais une calèche basse, attelée de quatre chevaux de poste, attendait dans l’angle obscur d’une rue voisine. À une heure et demie la porte de la chambre qu’occupait le roi s’ouvrit avec précaution ; un valet de pied, sans livrée, précédait Charles-Albert ; il était couvert d’un vieux manteau de voyage, et ayant reconnu l’officier d’ordonnance qui veillait près de lui, il le salua de la main, lui ordonnant de ne pas le suivre : un courrier l’attendait au pied de l’escalier. Le jeune homme qui, malgré la défense du roi, l’avait accompagné à quelque distance, le vit marcher d’un pas ferme vers sa voiture dans laquelle il monta seul. Deux hommes sè placèrent sur le siège et le postillon reçut l’ordre de prendre la route de Ponte Stura. »

On sait que la voiture qui emportait Charles-Albert tomba dans un avant-poste autrichien. Le roi de Sardaigne, qui avait pris le nom de comte de Barge et s’était dit colonel piémontais, Ait conduit devant le comte de Thurn, général autrichien. Fut-il reconnu ? Toujours est-il que le comte de Thurn le laissa continuer sa route.

« Je n’ai jamais été heureux, avait dit Charles-Albert dans une sorte d’interrogatoire ; je n’ai pas réussi. Aussi, après la bataille, voyant ma carrière militaire désormais sans avenir pour moi, j’ai donné ma démission du grade que j’occupais[2]. »

À Turin la nouvelle de l’abdication fut apportée par le valet de chambre de confiance du roi arrivé dans la nuit du 24 au 25 mars, n’ayant qu’une lettre pour l’intendant général de la maison de Charles-Albert auquel ordre était donné de partir pour Genève avec les fonds nécessaires pour le voyage du roi. Rien n’était arrivé ni à la reine, ni à la duchesse de Savoie, ni au prince de Carignan, lieutenant général, ni aux membres du gouvernement.

Charles-Albert passa par Verceil, Casale, Asti et Nice et il pénétra en France par le pont du Var. Il traversa tout le Midi et il arriva à Bayonne le 1er avril. Il était entré en Espagne et il se trouvait à Tolosa lorqu’il fut rejoint, le 3 avril, par Charles de La Marmora, son premier aide de camp, et par le comte de San Martino, venus pour lui demander s’il persistait dans son abdication, et, en ce cas, d’en faire dresser un acte régulier. Il résista à toutes leurs supplications et fit immédiatement dresser l’acte par un notaire de Tolosa. Puis, continuant son voyage, il arriva à Oporto le 19 avril. Le 8 mai, il écrivait lui-même un récit de son voyage qui m’a été alors communiqué par mes bons amis de Turin avec lesquels il resta en correspondance jusqu’) son héroïque mort.


Oporto, le 8 mai 1849.

« Vingt-quatre jours de voyage dont les quatre derniers ont été faits à cheval m’ont fait arriver à Oporto. Ce ne fut point sans qu’il m’arrivât encore bien des événements. On pourrait en faire un petit roman ; mais maintenant tout ce qui me concerne a bien peu d’intérêt. J’ai été comblé tant en Espagne qu’en Portugal des plus grandes attentions et bontés par les membres des gouvernements de ces pays. On m’a vivement engagé d’aller à Madrid et à Lisbonne ; mais comme vous comprenez, je désire faire une vie absolument retirée du monde, j’ai pu me procurer une jolie petite maison de campagne aux portes de la ville, on m’y fait quelques arrangements indispensables, mais j’espère pouvoir m’y établir dans peu de jours ; elle a une vue superbe sur le fleuve et sur la mer et elle a un jardin qui a de magnifiques arbres. Je me suis procuré un assez beau cheval espagnol ; j’en attends deux autres de sorte que je puis parcourir les superbes collines qui entourent cette ville. Je me suis procuré les ouvrages les plus intéressants qui traitent de l’histoire du Portugal. Je lis beaucoup et je fais du reste une vie solitaire, ayant monté une maison comme celle d’un simple gentilhomme. Les lettres de Turin mettent au moins dix-neuf jours pour nous arriver ; c’est vraiment être à l’extrémité de l’Europe. »

« C. Albert. »


La maladie dont souffrait le roi, aggravée par les fatigues de la campagne et par le chagrin, ne désarmait pas. Il écrivait encore un mois avant de mourir :


Oporto, le 28 juin 1849.

« Vos sœurs ont été bien bonnes pour moi. Veuillez leur en exprimer toute ma gratitude. Elles ont de grandes et belles âmes et auront apprécié, j’ose m’en flatter, tout ce que je portais de sacrifice et de dévouement désintéressé à ma patrie.

« Vous me parlez de ce que vous appelez mon terrible régime. J’ai été forcé de le suspendre depuis un certain temps, venant de faire une grave maladie dont j’eus les premiers symptômes en Espagne, surtout à Vigo. Ce fut une inflammation d’intestins tellement violente que le plus fameux médecin d’Oporto, un docteur Assivé, ne voulut pas rester seul à faire ma cure et s’adjoignit un autre de ses confrères. Ils m’ont tiré d’affaire, mais je fus bien, bien mal. Pourtant je ne restai pas un seul jour sans me lever ; au lieu de mes bouillons d’huile et d’oignons, me voici au lait. Je suis encore excessivement faible, mais je gagne indéfiniment. Depuis la dernière lettre que je vous écrivis, j’ai changé de logement ; je suis maintenant établi dans une jolie campagne, aux portes de la ville, mais figurez-vous que j’ai dû la meubler entièrement. C’est un chevalier Bobone qui fut jadis notre consul à Lisbonne, où il s’est établi après avoir fait un riche mariage, qui est venu s’établir ici depuis que j’y suis pour m’y offrir son ancien dévouement et qui m’a monté tout mon établissement avec une obligeance sans égale.

« Je suis toujours comblé par le gouvernement, par les habitants du pays et même par les négociants anglais de tant de bontés, d’attentions, de prévenances, que jamais je ne pourrai assez m’en louer et en montrer de gratitude. Lorsque je fus le plus mal, la reine m’envoya un bateau à vapeur qui portait un de ses chambellans et un aide de camp général du roi pour s’informer de mes nouvelles, et le roi y avait adjoint son propre médecin, un docteur prussien. Canna m’a dit que le général d’Aspre vous avait parlé de mon arrestation ; si je puis croire qu’une petite récolte des événements les plus intéressants qui me sont arrivés depuis mon départ de Novare et de ce que j’ai remarqué de plus curieux ici vous pût faire plaisir, je vous la ferais avec empressement et une douce satisfaction.

« Je continue à faire une vie fort solitaire, et n’ayant point un grand enthousiasme pour les événements modernes, j’ai pris maintenant pour lecture les grands romans de Plutarque. Au reste, je remercie le ciel de la nouvelle position qu’il m’a faite, la croyant la plus honorable, et mes regrets d’un si grand éloignement seront adoucis si vous me conservez tous vos bons sentiments. »

« C. Albert. »


Le malheureux prince avait souffert moralement et physiquement tout ce qu’il est possible de souffrir au monde. Lorsqu’il fut au plus mal un bâtiment sarde portant le prince de Carignan arriva à Oporto. Charles-Albert espérait la visite de son fils de prédilection, le prince Ferdinand, duc de Gênes. Il lui avait fait préparer une petite chambre à côté de la sienne. Quand il vit ce dernier espoir déçu, son cœur se brisa. Aucune plainte ne sortit de ses lèvres, mais on vit sur son visage la plus amère douleur.

« Je ne verrai donc plus Ferdinand, » dit-il, et il fit ce dernier sacrifice à Dieu. Il mourut le 29 juillet 1849.

Il n’avait pas voulu que la reine le suivit dans son exil. En prenant congé d’elle pour la campagne de Novare il lui avait fait entrevoir la possibilité d’un départ définitif et il lui avait recommandé de ne pas quitter ses enfants. Elle lui avait en vain écrit pour le supplier de lui permettre de l’accompagner. Elle eût été heureuse, lui disait-elle, de le suivre au bout du monde, de partager toutes ses peines, de le consoler, de le soigner s’il tombait malade. Charles-Albert avait quitté le Piémont sans la revoir.

Elle fit revenir d’Oporto les meubles de sa chambre ; ils étaient en acajou recouverts de soie verte. Elle les fit placer au Palais de Turin dans une des pièces de son ancien appartement. Le valet de chambre qui l’avait rejoint en Portugal les disposa comme ils l’étaient au moment de sa mort. La reine fit peindre cette scène de douleur dans un tableau où figuraient toutes les personnes qui y avaient assisté.

Deux mois avant de mourir, le 14 mai 1849, Charles-Albert avait reçu une députation de la Chambre des députés de Turin. Avant sa dissolution elle avait décrété que Charles-Albert avait bien mérité de la patrie, lui votant l’érection d’une statue et ordonnant qu’une députation solennelle lui porterait dans sa retraite l’expression de l’admiration et de la reconnaissance de son peuple.

Dans sa réponse, Charles-Albert dit aux commissaires envoyés par la Chambre : « Nonobstant mon abdication, si jamais il éclatait une guerre contre l’Autriche, quelle que fût la puissance qui la lui fit, j’accourrais sur-le-champ, même comme simple soldat, prendre ma place dans les rangs de ses ennemis. — Seulement je ne puis pas retourner en Italie, car je ne veux point créer d’obstacles par ma présence. J’y ai laissé mon fils, et il fera, lui. »

Ces événements laissaient le duc de Savoie, qui avait tardé à être reconnu par les Chambres piémontaises et qui ne l’était pas encore par les cours étrangères, dans une situation très délicate. On ne savait pas si les grandes puissances admettraient le fait de l’abdication faite à la hâte par Charles-Albert, et il existait en Piémont des exaltés qui refusaient de se soumettre à la souveraineté de Victor-Emmanuel. Il avait pris vivement parti pour l’armée insultée par les révolutionnaires et on affectait de craindre qu’il ne se montrât pas aussi bon patriote italien que l’avait été son père.

On faisait remarquer d’ailleurs, non sans raison, qu’un message verbal apporté par un domestique ne pouvait, en matière aussi grave, justifier l’ouverture de la succession du trône. Les ministres n’avaient entre les mains aucun document écrit. Dans la journée du 25 mars les craintes étaient très vives pour la sécurité de Turin. Le ministère demanda à M. de Bois-le-Comte et à sir Ralph Abercromby d’intervenir auprès du maréchal Radetzki pour empêcher l’armée autrichienne d’entrer dans la ville. Avant tout il fallait savoir au nom de qui se ferait cette démarche et quel en était exactement l’objet.

Les deux ministres de France et d’Angleterre se rendirent chez le prince de Carignan qui leur répondit qu’il ne savait rien, qu’il avait reçu seulement deux mots du duc de Savoie lui annonçant l’abdication du roi et son élévation au trône. Il fallait faire connaître ces faits au public et agir au nom du nouveau roi ; mais, tenant ses pouvoirs de l’ancien, il ne pouvait prendre sur lui de prononcer ainsi sa déchéance sur le rapport d’un domestique, ni prendre aucune mesure politique et militaire pouvant contrarier les vues du nouveau souverain. Il ne put que réunir le conseil des ministres sur la demande duquel MM. de Bois-le-Comte et Abercromby partirent pour Novare, accompagnés du syndic de Turin.

Quand ils arrivèrent, ils trouvèrent la question de l’armistice réglée par un accord direct entre le duc de Savoie et le maréchal Radetzki. Dès le 24 le duc de Savoie s’était rendu lui-même aux avant-postes autrichiens pour demander un armistice aux vainqueurs. Victor-Emmanuel et Radetzki s’étaient abouchés dans une métairie de Vignole, petit village à environ 3 milles de Novare, et le 26 l’armistice était signé. Jusqu’à la paix l’armée autrichienne devait occuper la rive gauche de la Sesia, la place d’Alexandrie devait recevoir une garnison, mi-partie sarde, mi-partie autrichienne, les corps lombards devaient être dissous et toutes les parties de la Lombardie occupées par les Piémontais évacuées ; les frais de la guerre devaient être payés parle Piémont. Cet armistice devait durer jusqu’à la conclusion de la paix.

J’avais précédé M. de Bois-le-Comte à Novare où j’avais accompagné avec le marquis Scarampi la comtesse de Robilant qui s’y était rendue avec son gendre pour prodiguer ses soins à son fils gravement blessé. Nous avions quitté Turin le dimanche 25 mars, à midi : à la nuit tombante nous étions arrivés au pont de la Sesia occupé par les Autrichiens. Les habitants de Verceil étaient sur la route d’où l’on apercevait un premier campement autrichien établi à Borgo-Vercelli. Il y avait un second camp à Orfengo. Le maître de poste refusait de nous donner des chevaux disant que le maréchal Radetzki le lui avait défendu. Heureusement un major autrichien, touché de la situation cruelle de la comtesse de Robilant, se montra humain et poli et leva l’interdiction. Nous pûmes ainsi continuer notre voyage sans trop de retards. Je fus frappé de l’ordre qui régnait dans le village occupé par les Autrichiens. Leur camp, dont les feux étaient allumés, était placé à droite et à gauche de la grande route. On voyait les soldats aller et venir portant de grands quartiers de bœuf sur leur dos : on préparait le souper.

Nous arrivâmes à Novaro où nous nous rendîmes à l’hôtel de la Poste. Nous eûmes toutes les peines du monde à trouver une chambre pour la comtesse de Robilant.

Je dus me contenter d’un cabinet de bain et d’un matelas placé dans la baignoire. Il fut impossible d’obtenir à manger ; les Autrichiens, qui étaient les premiers servis, n’avaient rien laissé. « Nous aimons mieux servir les Croates que les Piémontais, nous dit le garçon d’hôtel : au moins ceux-là payent. » Triste preuve de l’affaissement du sentiment national chez quelques-uns des habitants de Novare ! Tout près de mon cabinet se trouvait la modeste chambre où le général Perrone se mourait des suites de sa blessure à la tête. Cette chambre qui s’ouvrait sur un balcon n’était éclairée que par une petite fenêtre. Sa malheureuse femme, née de Latour-Maubourg, partageait cette chambre avec lui et lui prodiguait ses soins : elle me pria de venir voir son mari. Le général était une des plus nobles victimes de la guerre. Il avait été longtemps au service de la France et il était revenu récemment e, Piémont. Il avait fait preuve de beaucoup de dignité comme ministre des affaires étrangères. Il était universellement respecté et aimé ;

« Je suis gravement blessé, me dit-il, mais je me suis bien battu. Dites-le en France, mon cher Reiset ; dites à mes amis que je meurs en soldat. » Il me montra sa blessure et m’entretint quelques instants du prince Eugène de Carignan. Je pris congé de lui pour ne pas le fatiguer : je ne devais plus le revoir. Plus tard, sa femme me chargea de faire faire son portrait d’après un daguerréotype ; je confiai ce soin à M. Gonin, artiste piémontais.

Le soir même de notre arrivée, nous nous rendîmes chez le docteur Pagani où avait été transporté mon brave ami Charles de Robilant. Avec quelle émotion la comtesse, comprimant les battements de son cœur, entra dans la chambre de son fils et s’approcha de son lit ! Il avait été la veille amputé d’une main. Scarampi la suivit et peu après j’entrai moi-même. Je revis avec bonheur Charles qui du moins avait la vie sauve, ayant échappé aux plus grands dangers. Son cheval avait été tué sous lui par le boulet qui lui avait broyé la main.

L’opération faite par le chirurgien Arena avait réussi, mais l’anxiété restait grande ; les suites de cette blessure pouvant être très gravés dans une ville devenue malsaine par l’encombrement des blessés.

Le comte Mattei, camarade de Charles de Robilant, avait eu le bras amputé ; leurs chambres étaient voisines. Il mourut quelques jours après des suites de cette opération, et on dut faire passer son corps par la chambre que Charles habitait. On ne voyait à Novare que scènes lugubres, tristesses navrantes : c’était un séjour de mort.

Le soir les généraux Hess, Thurn et d’Aspre vinrent saluer la comtesse de Robilant, lui exprimant avec la plus affectueuse sympathie, — le général Hess surtout, — toute la part qu’ils prenaient à ses angoisses. Le général d’Aspre nous raconta les incidents du voyage du roi Charles-Albert et son départ de Novare sous le nom de comte de Barge.

Le lendemain lundi, 26 mars, je me rendis avec le marquis Scarampi auprès du maréchal Radetzki qui occupait le palais Bellini, habité l’avant-veille par le roi Charles-Albert. Des Monténégrins avec leur costume pittoresque où le rouge dominait, armés de pistolets et de sabres, formaient une garde d’honneur dans son antichambre.

Il nous reçut dans une grande chambre jaune ; il voulait nous retenir à dîner. Je dus décliner cette invitation : « Je l’accepterais comme un grand honneur à Vienne, répondis-je, mais en territoire piémontais, Votre Excellence voudra bien comprendre qu’il me serait pénible de ne pas m’abstenir de m’asseoir à la table des vainqueurs. » Il nous dit en nous montrant un drapeau piémontais, trophée placé au milieu de sa chambre, que les hasards de la guerre l’avaient conduit dans ce palais, mais qu’il espérait que la paix allait se faire. Son langage était très modéré ; il se montra pour nous d’une grande politesse. Il donna au général Hess l’ordre de nous délivrer tous les laissez-passer dont nous pouvions avoir besoin : nous pûmes ainsi visiter tout le champ de bataille. Nous allâmes à la Bicocca, nous arrêtant dans tous les endroits où les combats les plus sanglants avaient été livrés. Un major de chasseurs tyroliens nous accompagnait. Il nous fit entrer dans une vigne dont le sol avait été labouré par les boulets[3]. L’écorce des mûriers et des ceps de vigne avait été enlevée par les projectiles, des chevaux jonchaient le sol couvert de décombres, d’arbres brisés et de bâtiments aux murs éventrés. On achevait de combler les fossés où les morts avaient été placés. Autour de l’église de la Bicocca ce spectacle de désolation et de ruine était navrant ; les maisons avaient été traversées de part en part par les boulets. Les horreurs de la guerre apparaissaient dans toute leur hideuse réalité.

Le 27, je dus repartir pour Turin, M. de Bois-le-Comte étant venu lui-même à Novare avec sir Abercromby ; il me fallait aller reprendre mon poste. Le marquis Scarampi m’accompagna. La comtesse de Robilant resta près de son fils, lui prodiguant les consolations de sa tendresse maternelle et ne le quittant pas jusqu’à ce qu’il fût possible de le ramener à Turin.

Quoique ayant prêté le 29 mars serment à la Constitution et ayant reçu en séance solennelle le serment des sénateurs et des députés, Victor-Emmanuel s’abstenait de se faire voir au palais de Turin. Il avait sa résidence tantôt à Verceil, tantôt à Casal, tantôt à Alexandrie. Il attendait que l’acte d’abdication en forme fût arrivé à Turin. Privé de nouvelles il continuait à venir me voir de nuit, 3, via Carlo-Alberto, sous le nom de M. Martin. « Que fera l’Angleterre, me disait-il ? que fera la France ? La France va-t-elle bientôt me reconnaître ? » Je répondais qu’il pouvait être certain des résolutions favorables des cabinets de Paris et de Londres, mais qu’il y avait un parti à Turin qui ne voulait pas entendre parler de lui avant qu’on eût reçu l’abdication en forme du roi, son père. On ne vous croit pas assez Italien.

— « Je recommencerai la guerre d’ici à peu de temps, répliquait-il. Avant tout, il faut panser nos blessures. Ah ! la guerre, mon cher, je ne désire que cela, et je ne suis heureux que quand je suis en campagne et au milieu des soldats. L’abdication de mon père ne changera rien à notre politique : je suis tout à fait Italien. J’espère que les Français m’aideront et que le maréchal Bugeaud viendra bientôt me donner un bon coup de main. »

Je dus lui enlever cette illusion : « Ne comptez pas sur l’intervention de la France, lui dis-je. Il eût fallu pour cela que les Autrichiens après Novare vous eussent poursuivis jusqu’à Turin. Puisqu’ils sont assez prudents pour regagner leurs frontières, nous ne ferons pas la guerre en ce moment. Nous avons été blessés d’une parole de votre père : Italia farà da sè ! Vous rêvez l’unité de l’Italie : contentez-vous d’une confédération italienne. C’est le but pratique à atteindre. Si l’unité de l’Italie se fait, elle ne durera pas longtemps. Mettez-vous d’accord avec le Pape, ne vous laissez pas conduire à Rome et formez un grand peuple confédéré sans vous diviser entre vous. C’est la seule manière d’arriver à un bon résultat, « en sachant attendre votre astre, » comme le disait si bien votre chevaleresque père ! Rappelez-vous que qui trop embrasse mal étreint. Ce serait une grande faute que de songer à prendre Rome, ce qui mettrait tous les intérêts catholiques contre vous. »

Victor-Emmanuel me dit alors qu’il partageait mon opinion et qu’il ne ferait, ni n’autoriserait rien contre le Pape : « Je suis très superstitieux, ajouta-t-il ; je craindrais que cela me portât malheur. »

Puis, la conversation prit un tour plus enjoué. Victor-Emmanuel, en veine de confidences, me raconta quelques-unes de ses aventures galantes. L’une d’elles avait eu un dénouement tragique. Il faisait la cour à une jeune bourgeoise très jolie près de laquelle il pénétrait mystérieusement, y passant une partie de ses soirées. Le secret de ses visites fut révélé, soit à la famille de la jeune fille, soit à d’autres amoureux. Un soir, comme il venait de la quitter, il fut assailli dans la rue par trois individus. Victor-Emmanuel n’avait que sa canne avec laquelle il se défendit si bien et porta de si rudes coups qu’il étendit sur le pavé l’un de ses agresseurs ; il eut ensuite facilement raison des autres et il put rentrer chez lui sans accident. Il croyait cette aventure à jamais couverte par les ombres de la nuit quand quelques jours après il fut appelé par son père qui lui fit les plus vifs reproches et qui lui dit qu’un de ses agresseurs était mort. Le duc de Savoie avait été reconnu et on s’était plaint au roi. Il fallut donner à la famille du défunt une somme considérable pour l’apaiser et pour empêcher que cette affaire fit scandale. Victor-Emmanuel me dit que, depuis ce jour, il prenait de grandes précautions quand il sortait la nuit. « J’ai des ennemis, me dit-il, qui n’attendent qu’une occasion favorable pour m’attaquer, mais rien ne m’arrêtera ! »

Un moment après il manifesta l’intention d’aller voir le général Dabormida, habitant un quartier assez écarté dans la maison du libraire Pomba auprès du jardin public. Il ne faisait pas encore jour. Sous l’impression de ce qu’il venait de me raconter, je lui offris de l’accompagner. Je ne voulais pas le laisser exposé seul aux dangers d’une excursion nocturne à une époque de troubles comme celle dans laquelle nous vivions. Nous sortîmes donc ensemble. Arrivés devant la maison occupée par le général Dabormida, au bout de ma rue, nous fîmes retentir la porte d’un grand coup de marteau, puis d’un second, puis d’un troisième plus violent que les premiers qui décida enfin le concierge à sortir de sa loge. Nous l’entendîmes se diriger vers la porte en grommelant. Il nous demanda qui nous étions sur le ton le plus aigre, et, comme Victor-Emmanuel se borna à lui répondre qu’il voulait parler au général Dabormida, le concierge répliqua qu’il voulait avant tout savoir qui il était. — « Que vous importe ? reprit mon compagnon qui commençait à s’irriter. Je veux parler au général, cela suffit. — Ah ! vous voulez ; eh bien ! moi, je ne veux pas et vous attendrez jusqu’à demain. Sua Excellenza à a letto ; non la risveglierò. Andate al diavolo ?  » — Nous l’entendîmes s’éloigner à pas lents et refermer la porte de sa loge. Victor-Emmanuel était furieux, le jour venait, il avait besoin de parler au général et ne voulait pas repartir sans l’avoir vu. Il tenait cependant à ne pas trahir son incognito. Saisissant lui-même le marteau de la porte, il se mit à frapper de plus belle et il fit un tel vacarme que le concierge sortit de nouveau de sa chambre et se précipitant vers la porte sans l’ouvrir il nous menaça de nous donner une volée de coups de bâton, menace accompagnée de jurons les plus énergiques, et Dieu sait s’ils le sont en dialecte piémontais. Victor-Emmanuel perdait patience ; il voulait tout enfoncer. Je le priai, de me laisser entrer plus doucement en négociation avec le concierge. Je glissai sous la porte Une belle pièce de cinque lire aux armes de Savoie et à l’effigie de Charles-Albert en disant, en riant : « Eh ! caro ! volete sapere chi siamo ? Ecco il ritratto del padre d’uno di noi. Aprite, presto, se no guai a voi ! Le ton du concierge s’adoucit immédiatement. Après s’être laissé prier pendant quelques instants il ouvrit sa porte. Je pris congé de Victor-Emmanuel qui, en me disant au revoir, ajouta : « Je vous porterai bientôt ma dette de cinq francs. »

Je n’ai plus revu chez moi M. Martin. Mais Victor-Emmanuel m’autorisa, une fois pour toutes, à venir le voir aussi souvent que je le voudrais. J’allais au Palazzo Reale en faisant prévenir son valet de chambre de ma prochaine arrivée. Je montais par un escalier de service du palais de Turin situé au milieu de la galerie à droite dans la cour, et j’étais introduit en dehors de toutes les règles de l’étiquette. Victor-Emmanuel me recevait souvent en costume de chasse, quelquefois continuant à manger devant moi un poulet aux oignons qui était son plat favori.

Plusieurs fois j’ai réclamé en riant à Sa Majesté les cinq francs du concierge du général Dabormida, mais comme Elle n’avait jamais un sou dans sa poche, Elle ne me les a jamais rendus. Ce qui prouve qu’il ne faut jamais prêter d’argent à personne, pas même à un souverain !

Quelquefois je restais des heures entières à causer avec Victor-Emmanuel ; nous parlions de toutes choses : du monde, des théâtres, de la politique, et j’avais fini par être assez libre avec lui pour lui dire franchement tout ce que je trouvais de bien ou de mal dans ce qu’il me disait. Ma franchise ne lui déplaisait pas et j’ai été plusieurs fois à même d’aider Massimo d’Azeglio lorsqu’il devint premier ministre à obtenir du roi ce qu’il désirait pour le bien du pays.

Victor-Emmanuel m’a souvent dit qu’il avait une grande affection pour moi, et j’avoue que je n’y ai jamais compté. Je serais bien embarrassé de faire un portrait exact du roi Victor-Emmanuel. Il était d’un caractère égoïste et pendant les longues années que j’ai passées à Turin je ne l’ai jamais vu faire une générosité. Peut-être cependant était-il quelquefois prodigue vis-à-vis de ses maîtresses pendant que sa passion éphémère était en jeu. La grande qualité qu’on ne lui contestera jamais était son courage militaire. Il allait au feu sans y penser, le sang guerrier de ses ancêtres semblait bouillir dans ses veines. Il aimait les femmes, et tous ses enfants sans jamais être bien tendre. C’était un homme matériel. Lorsque je le quittai après quatre ans de séjour à Turin pour aller occuper le poste de premier secrétaire d’ambassade à Saint-Pétersbourg, il m’embrassa avec effusion et en me disant des paroles si affectueuses que je crus à son amitié. Toutes les fois que je le revoyais il me sautait au cou, et malgré cela on sentait qu’il était indifférent et qu’il ne pensait qu’à lui.

  1. Le général Hector Perrone avait servi sous Napoléon dans les armées impériales. Il était en 1814 chef de bataillon, aide de camp du général Gérard depuis maréchal de France. Compromis dans le mouvement de 1821, il s’était établi en France où il avait épousé Mlle de Latour-Maubourg. Il avait fait la campagne de Belgique et il avait été nommé maréchal de camp en 1839. Il avait dit à M. de Bois-le-Comte dans une de ses dernières conférences avec lui : « J’ai tout sacrifié pour l’idée de l’indépendance italienne, mon bonheur, mes intérêts, mes sentiments, car j’ai quitté la France que je préfère à tout, un grade qui m’assurait plus d’avantages que ceux dont je jouis en Piémont, une sécurité que je ne trouverai jamais ici. Je suis vilipendé, maltraité, menacé de mort par ceux à qui j’ai fait ces sacrifices, mais je les pousserai jusqu’au bout avec la certitude de n’en être jamais récompensé. »
  2. Souvenirs de la guerre de Lombardie, par le duc de Dino.
  3. J’en ai rapporté un qui se trouve aujourd’hui dans mes vitrines du Breuil.