Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/12

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Plon-Nourrit (p. 334-372).

CHAPITRE XII

Avènement de Victor-Emmanuel. — Insurrection de Gênes. — Exigences de l’Autriche. — Ministère d’Azeglio. — Siège de Rome. — La paix est signée.


M. de Bois-le-Comte et sir Abercromby furent reçus officiellement le 29 mars par Victor-Emmanuel à l’issue de la séance royale. « Mon gouvernement est fondé sur le rétablissement de la paix et de l’ordre, leur dit le nouveau roi. Je comprends que l’un ne peut marcher sans l’autre et je veux y employer tous mes soins. Ce pays a été sacrifié à des illusions, généreuses sans doute, mais impossibles à réaliser. L’année dernière peut-être, si la guerre eût été mieux conduite, si la politique eût été meilleure, on eût pu réussir, mais après l’échec subi il était impossible de le réparer, surtout après avoir compromis toute espèce de succès par le désordre moral et matériel introduit dans toutes les branches de l’administration. Pour moi je veux gouverner constitutionnellement, mais je veux faire respecter la loi, et je périrai plutôt que de subir le joug d’un parti. Je n’ai point désiré le trône, j’espérais y monter le plus tard possible, car je n’ai guère de goût pour ce métier qui est peu agréable et peu facile par le temps qui court, mais j’aime mon pays et je me consacrerai tout entier à sa prospérité que j’espère rétablir, quoiqu’elle ait été bien compromise. J’ai fait mon devoir en soldat, je servirai mon pays d’une autre manière, mais toujours avec le même dévouement, car je l’aime sincèrement. Mais je veux toujours lui dire la vérité, je veux aussi que mes ministres la lui disent. Il faut suivre une ligne de conduite, et, quand on l’a adoptée, le dire franchement. Ce sera toujours là ma politique à l’intérieur comme à l’extérieur. Quant à vous, Messieurs, dites bien à vos gouvernements que je veux la paix, franchement, loyalement, sans arrière-pensée d’ambition. Je ne point séparer ma cause de celle de l’Europe, ni la compromettre par une ambition insensée. Je sais quels sont les mauvais conseils qui ont perdu mon père et je veux les éviter. Dites bien au maréchal Radetzki que je suis décidé à exécuter l’armistice, que si je lui demande des modifications, c’est dans l’intérêt de la paix et de l’ordre et pour éviter que des froissements inutiles les compromettent, mais que je ne prétends point éluder ce que j’ai signé. Je vous serai fort reconnaissant de ce que vous ferez pour nous, et soyez sûrs que je ne vous compromettrai pas en manquant à ma parole. »

Victor-Emmanuel annonça ensuite aux deux ministres que la Chambre allait être dissoute et que Gênes, où avait éclaté une insurrection, serait mis en état de siège. « Malheureusement, ajouta-t-il, l’armée est en pleine dissolution, mais on la recomposera de manière à la rendre respectable, tout en diminuant considérablement les effectifs. Déjà les troupes sont rentrées à Turin et aux environs. Il est bien nécessaire qu’on travaille à leur réorganisation, car en réalité il n’y a plus d’armée.

« Les difficultés pour le nouveau gouvernement vont être énormes. On a tout désorganisé et il faut tout remettre en ordre, finances, armée, administration, esprit public. Enfin, il faut faire de nouvelles élections, ce qui sera très difficile après avoir laissé agiter les esprits par les dernières séances de la Chambré. Les députés sortants vont crier à la trahison et on est si peu instruit des faits dans ce pays, on a si peu de défiance contre la déclamation, le charlatanisme et le mensonge, que ceux mêmes qui ont tout compromis par leur incapacité et leur mauvaise foi seront les premiers à accuser le nouveau gouvernement des résultats qu’ils ont créés. Il est impossible de se faire une idée de l’apathie et de l’ignorance des masses et de l’audace de ceux qui cherchent à les mener. C’est ce qui me donne des craintes pour les élections prochaines, et cependant toute la question est là. »

Ce langage était tout un programme. L’avenir devait se charger d’apprendre à l’Italie et à l’Europe comment ce programme devait être exécuté. Le règne de Victor-Emmanuel II commençait.

Dès son avènement au trône, Victor-Emmanuel chargea un Savoisien, le général de Launay, bien connu pour sa fermeté et son dévouement à la monarchie, de former un cabinet. Le général s’adjoignit M. Pinelli, le distingué ministre de l’intérieur du cabinet d’août 1848, Gioberti, revenu de bien des illusions, de Margherita, syndic de la ville de Turin, M. Galvagno, avocat, ancien député, homme de beaucoup de mérite. Le général Morozzo della Rocca, chef de l’état-major de Victor-Emmanuel pendant la guerre, reçut le portefeuille de la guerre, et M. Nigra, riche banquier de la ville de Turin dont il avait été syndic, celui des finances. M. Nigra, un des hommes les plus honnêtes et les plus recommandables du Piémont, conservateur très courageux, n’avait rien de commun avec son homonyme, le comte Nigra, secrétaire de Cavour, diplomate fort distingué, qui a été sous l’empire ambassadeur à Paris. On avait tenté d’agir auprès du roi pour écarter le général de Launay regardé comme ayant des tendances peu constitutionnelles et qui, comme gouverneur de Gènes, avait opposé aux révolutionnaires de cette ville une fermeté inébranlable. Victor-Emmanuel s’y refusa absolument disant que le gouvernement avait de grands devoirs à accomplir et qu’il avait besoin d’un homme énergique à sa tête.

À la première nouvelle du désastre de Novare les politiciens du parlement de Turin avaient pris peur. Un grand nombre de députés, et parmi eux le fougueux Brofferio, avaient quitté la ville ; le 25 mars la Chambre convoquée pour deux heures de l’après-midi ne se trouvait pas en nombre. Rassurée le lendemain par la nouvelle de l’armistice contre le danger d’une occupation de Turin par les Autrichiens, elle reprit courage et elle se livra aux dernières violences vis-à-vis du nouveau ministère. Cette fois elle était en nombre et les motions les plus folles se succédèrent. Les orateurs se montrèrent de nouveau intrépides, ardents, insultant les ministres, protestant contre l’armistice, le déclarant inconstitutionnel, sommant le gouvernement de reprendre la guerre dans un délai de dix jours. Un député, M. Viora, ayant dit que bien des illusions devaient être dissipées, faillit être écharpé. L’abdication de Charles-Albert fut contestée et une commission fat nommée pour en vérifier la réalité.

Victor-Emmanuel fit ce qu’il devait faire : il prorogea les Chambres jusqu’au 5 avril, puis il prononça la dissolution de la Chambre des députés. Ces violences parlementaires avaient été accompagnées à Gênes d’un véritable soulèvement. Le dépoté Brofferio s’y était retiré, il y avait retrouvé son collègue Pellegrini condamné sous le ministère précédent. Le 27, à neuf heures du soir, le tocsin avait commencé à sonner et la générale avait battu jusqu’à minuit. Le peuple assemblé devant le palais Tursi avait nommé une commission de défense qui n’était autre qu’un comité républicain. Une estafette, envoyée par l’intendant général au général de la Marmora, avait été arrêtée par le peuple, ses dépêches avaient été saisies et lues. Elles révélaient que le général avait ordre d’écraser l’émeute. L’intendant général, mandé au palais Tursi pour rendre compte de sa conduite, fut fait prisonnier. Le général de Asorta, commandant la garnison, n’osait pas faire sortir ses troupes dont il n’était pas sûr. La garde nationale, son général Avezzana en tête, et les syndics de la ville faisaient cause commune avec l’émeute. Les forts étaient occupés par une garnison mixte de soldats et de gardes nationaux, et Pellegrini, qui les remit au comité de défense, se hâta d’envoyer deux exprès à la division lombarde d’Alexandrie pour l’appeler à Gênes.

Cette division, forte de quatre mille cinq cents hommes, eût rendu les républicains maîtres absolus de la ville. Le gouvernement sarde voulut conjurer ce péril en envoyant cette division sur les frontières de Toscane. Les soldats renvoyèrent leurs officiers piémontais et tirèrent même sur eux, puis ils se débandèrent et désertèrent en masse. Lord Hardwick, commandant dans la rade de Gênes un vaisseau anglais de 80 canons, le Powerful, avait notifié à l’intendant général et au général de Azorta « qu’il les rendait responsables des dommages qui pourraient être causés à des sujets anglais », ajoutant que « dans le cas où le pouvoir viendrait à passer dans des mains qui ne présenteraient pas de responsabilité, il aviserait aux mesures qu’il croirait utile de prendre. »

Les Génois constituèrent un gouvernement provisoire composé du général de la garde nationale Avezzana, de M. Marchio, avocat, et du député Reta. Les autorités piémontaises ayant quitté la ville, ce gouvernement se transporta au palais ducal où il retint comme otages le général Ferretti ainsi que la femme et les trois filles du général de Azorta, annonçant qu’elles seraient mises à mort si le général faisait tirer un coup de fusil. Celui-ci paralysé par ces menaces quitta la ville avec la garnison. Le comte Ceppi, major des carabiniers, et plusieurs autres personnes furent assassinés par la populace. Le bagne de Gênes contenant douze cents forçats avait à sa tête un lieutenant-colonel qui réclama la protection de M. Favre, consul général de France, et du capitaine de vaisseau de Gasquet, commandant la corvette à vapeur française le Tonnerre, pour résister aux insurgés qui voulaient délivrer et armer les forçats. Le consul dut aussi faire les plus grands efforts pour sauver quinze mille fusils, cédés par la France au gouvernement sarde, qui se trouvaient dans le port de Gênes. Il parvint à les foire diriger sur Villefranche, et il réussit également, au péril de sa vie, à faire délivrer la femme et les trois filles du général de Azorta. Les bâtiments français et anglais étaient encombrés de femmes et d’enfants : le consul nolisa plusieurs bâtiments de commerce et y fit arborer le drapeau français pour recevoir les fugitifs. Avezzena avait rendu un décret punissant de mort tous ceux qui parleraient de se rendre ou qui refuseraient de se battre.

Heureusement le général de là Marmora accourait à marches forcées avec une armée de vingt-quatre mille hommes animés des meilleures dispositions. Dès le 6 avril il s’était emparé de trois forts et de la position de San-Benito dominant la Lanterne de port de Gênes. Les jours suivants il avait pris possession de trois autres forts et son frère, commandant sous ses ordres une division, s’était emparé de la vallée de Bisagno dominant la route de la Spezzia par où pouvait arriver la division lombarde. L’armée piêmontaise tenait ainsi la ville à sa discrétion : les trois premiers forts avaient été pris par deux compagnies de bersagliers ! Une députation partit pour Turin dans le but de traiter de la reddition de la ville. Le général de la Marmora accorda une suspension d’armes de quarante-huit heures pour attendre la réponse du gouvernement. Elle fut qu’aucune capitulation ne serait admise, qu’une soumission pure et simple était exigée. Aucune amnistie ne serait accordée comme condition de cette soumission.

Mais le roi lui-même, voulant inaugurer son règne par un acte de clémence, était disposé à accorder spontanément, si cette soumission était immédiate, une amnistie dont seraient exceptées douze personnes désignées nominativement, tous les militaires qui avaient pris part à l’insurrection, ainsi que les auteurs de crimes et de délits contre les personnes et contre les propriétés.

Victor-Emmanuel consentit à recevoir la députation et il lui tint un langage des plus fermes. Il lui dit que rien ne motivait la conduite des Gênois, qu’ils savaient parfaitement que cette prise d’armes ne pouvait avoir pour objet de se défendre contre l’ennemi, l’armistice ayant été rendu indispensable par l’état de l’armée. Ce ne pouvait être dès lors qu’une révolte contre son autorité, révolte criminelle qui en présence de l’ennemi menaçait la sécurité du pays tout entier. Le roi ajouta que, quant à lui, il n’aurait accordé aucun pardon ; qu’il avait cédé aux prières de ses ministres en signant ce qu’ils proposaient, mais qu’il n’accorderait rien de plus.

La députation consternée n’osa pas retourner à Gênes. Mais la nécessité de la soumission s’imposa. Tous les personnages compromis se réfugièrent sur les vaisseaux français et anglais. Reta, Pellegrini parvinrent à prendre la fuite. La partie modérée de la municipalité se rendit le 10 avril, et le 12 l’armée du général de la Marmora entra dans la ville. Le consul général de France, M. Favre, frère de Jules Favre, reçut la croix de commandeur des Saints Maurice et Lazare, et la municipalité lui vota en reconnaissance de ses services le droit de cité. Le gouvernement sarde profita de ce succès pour dissoudre les conseils municipaux qui avaient voté des protestations inconvenantes contre les actes du ministère. Pendant ce temps M. de Bois-le-Comte et sir Abercromby s’étaient rendus à Milan auprès du maréchal Radetzki pour obtenir un adoucissement des conditions de l’armistice. L’abdication de Charles-Albert et l’avènement de Victor-Emmanuel avaient beaucoup apaisé les Autrichiens à l’égard des Piémontais. Ils se préparaient à attaquer Venise et à réduire la ville de Brescia qui, malgré l’armistice, refusait de se soumettre. Le maréchal était disposé à renoncer à l’occupation d’Alexandrie et à se contenter de celle de Valence par un seul bataillon, force suffisante pour assurer le passage du Pô, et il promit d’en demander l’autorisation à Vienne.

Mais ses intentions étaient plus rigoureuses à l’égard des Lombards. Le général Willisen, envoyé de Prusse, le comte Montecuculli, que l’empereur d’Autriche avait chargé d’une mission à Milan, auraient voulu faire prévaloir un régime plus humain ; ils avaient échoué. Radetzki était décidé à maintenir le système des confiscations. L’état-major autrichien paraissait plutôt désirer que craindre l’intervention française à Rome. Le général Hess assurait que le plus grand désordre y régnait et qu’il était indispensable d’en finir. « Qu’on agisse à deux, à trois, à quatre, à cinq, mais qu’on en finisse. » — « Le Pape, une fois rétabli, ajoutait-il, se trouvant sous l’influence des cardinaux Antonelli et Lambruschini, présenterait toutes garanties pour l’ordre. »

Les dispositions favorables du gouvernement autrichien et du maréchal Radetzki au sujet de l’occupation d’Alexandrie furent tout à coup compromises par un acte de faiblesse du gouvernement sarde. Le prince de Schwarzenberg, ministre des affaires étrangères d’Autriche, ancien ministre d’Autriche à Turin, avait eu jadis un conflit personnel très vif avec Charles-Albert dont la chute lui avait causé une grande satisfaction. Pour la rendre définitive il fallait consolider le trône de Victor-Emmanuel. Il ne manquait pas de personnes en Piémont qui cherchaient à opposer les souvenirs du père aux actes politiques du fils. On faisait courir dans Turin des lettres de Charles-Albert déclarant qu’il s’était retiré, mais qu’il serait toujours au service de la cause de l’indépendance italienne.

À Vienne comme à Milan, on comprenait qu’il y avait un intérêt capital à ne pas favoriser ce prétexte d’agitation et à conclure rapidement la paix. M. Adrien de Revel avait été nommé plénipotentiaire ; cette nomination qui avait été bien accueillie fut rétractée sous prétexte que le nom de M. de Revel nuirait à la négociation dans l’opinion publique. L’armistice Salasco, si fort critiqué, avait été accepté et l’acte de médiation signé l’année précédente par le comte de Revel, son frère ; la paix désastreuse à laquelle le Piémont allait être contraint serait assimilée aux deux actes qui avaient donné lieu à de si violentes attaqués. M. de Revel fut remplacé par M. de Ricci. Celui-ci, qui représentait la Sardaigne aux conférences de Bruxelles, s’était vivement élevé contre la prétention du plénipotentiaire autrichien de ne négocier que sur les bases des traités de 1815. Il était d’ailleurs le frère d’un des ministres qui avaient rompu l’armistice, et l’Autriche le repoussait comme ayant toujours un pied dans les deux camps. M. Boncompagni, ancien ministre de l’instruction publique, avocat de talent, mais étranger à la diplomatie, fut nommé plénipotentiaire avec le général Dabormida. Ces débats de personnes qui donnaient lieu à un échange de notes entre les deux gouvernements avaient refroidi les bonnes dispositions de l’Autriche. Le général de Launay et M. Pinelli qui avait annoncé l’abandon de l’occupation d’Alexandrie comme un acte de déférence envers le roi avaient été forcés de se retirer. Victor-Emmanuel envisageait cependant cette situation avec beaucoup de sang-froid. Il ne cacha pas à M. de Bois-le-Comte qu’il avait vivement combattu la répugnance de son ministère à maintenir la nomination de M. de Revel et le choix qu’ils avaient fait de M. de Ricci. « En cédant à leurs désirs, dit-il, je leur ai prédit ce qui arriverait. Je ne suis pas effrayé de la nécessité de faire occuper Alexandrie par les Autrichiens : je retiendrai mes ministres s’ils veulent se retirer. Il faut bien qu’ils restent ; la situation est encore plus difficile pour moi que pour eux, et certes rien ne me fera abandonner la partie tant que je croirai pouvoir faire quelque bien à mon pays. Il ne s’agit pas de peser le pour et le contre comme des avocats. Il faut se décider promptement. Pour moi j’ai rempli mon devoir en ce qui concerne la guerre, quoique je susse parfaitement ce qui en adviendrait ; mais aujourd’hui la paix est nécessaire et je la ferai malgré les peureux et les agitateurs. Ce qui s’est passé dans les dernières années du règne de mon père est une leçon pour moi, et j’en profiterai, Personne ne connaît mieux que moi l’histoire de cette époque ; j’avais la certitude que je serais appelé à réparer un jour les maux dont j’étais témoin, et je les ai enregistrés avec un tel soin que je pourrais en rédiger un curieux récit, mais il servira au moins à mon instruction personnelle. Un parti trompait le roi, et le roi trompait tout le monde ; mais moi, je suivrai un régime de vérité et je ferai appel à la nation en m’appuyant toujours sur elle. Si on m’y force, je donnerai le suffrage universel et j’irai moi-même parler aux électeurs. J’ai vu le paysan de près et je sais ce qu’il pense. Je ne veux pas qu’il soit la dupe d’intrigants comme il l’a été si longtemps. Nos ministres ne veulent pas voir qu’il s’agit pour toute la nation d’une question d’existence. Ils ont sans cesse derrière eux le fantôme de l’indépendance italienne qui a perdu notre malheureux pays, et ils n’osent pas divorcer avec le passé pour inaugurer une ère nouvelle dont le but doit être de cicatriser les plaies que nous a léguées un passé déplorable. »

Les intentions pacifiques de Victor-Emmanuel furent mises à l’épreuve des exigences exorbitantes de l’Autriche. Elle réclamait une indemnité de guerre de 200 millions, et le Piémont se déclarait dans l’impossibilité d’en payer plus de 60. Son budget ordinaire n’était en recettes que de 80 millions sur lesquels les événements avaient produit une baisse de 20 millions, tandis que les dépenses avaient doublé. La demande des Autrichiens équivalait au triple du budget. Pour acquitter cette indemnité en cinq années il eût fallu porter le budget à 120 millions. Un emprunt ne pouvait être contracté qu’à 70 francs : il eût représenté un capital de 260 millions et une quinzaine de millions d’intérêts annuels. Un petit pays de quatre millions cinq cent mille âmes, n’ayant d’autre industrie que son agriculture, était dans l’impossibilité de supporter de pareilles charges. Sa dette ancienne s’élevait à 131 millions ; elle avait été portée par les emprunts de guerre à 291 millions. L’indemnité réclamée par l’Autriche l’aurait élevée à 550 millions : elle se serait ainsi quadruplée en une seule année.

La reprise des hostilités parut un instant imminente. Le ministre autrichien, M. de Brück, ancien négociant de Trieste, se montrait intraitable. Le gouvernement sarde réclama la protection de la France et de l’Angleterre — ce qui accrut encore le mêcontentement de l’Autriche. C’est à ce moment que Victor-Emmanuel appela à Turin le chevalier Massimo d’Azeglio et lui donna la succession du général de Launay. Le roi m’en fit part par un billet cacheté à ses armes avec la devise : Plus être que paraître.


Turin, T mai 1849.
« Mon cher Reiset,

« Ayant parlé il y a quelques jours à M. de Bois-le-Comte et lui ayant dit que M. d’Azeglio n’était pas appelé pour le moment à la présidence du ministère, d’après les interrogations qu’il me fit, contant moi-même y appeler M. de Costa ; les choses ayant changé et, M. d’Azeglio acceptant la présidence ainsi que le portefeuille des affaires étrangères, je vous prie d’en prévenir M. de Bois-le-Comte du fait, pour qu’il ne croye pas que j’ai voulu le tromper.

« Je continue toujours à me débattre contre les difficultés. Pour vous, gagnez d’autres batailles et amusez-vous.

Victor. »


Le choix fait par Victor-Emmanuel était excellent. Massimo Taparelli, chevalier d’Azeglio, était né à Turin le 2 octobre 1798 de César-Taparelli, marquis d’Azeglio, ancien ambassadeur du roi Victor-Emmanuel {Ier à la cour de Rome, qui était lui-même fils du comte Robert de Lagniasco. Le jeune Massimo avait accompagné son père à Rome en 1814 : là s’était développé son goût pour les arts et pour les lettres. Très bien doué comme peintre, comme poète, comme écrivais, comme musicien, il s’était fait remarquer jeune encore par des œuvres d’un réel mérite. Ami de Grossi et de l’illustre Manzoni dont il épousa la fille, il publia plusieurs romans qui eurent un grand succès. À partir de 1846, il se consacra à la politique ; ses brochures furent très remarquées, surtout celle qui avait pour titre : Degli ultimi casi di Romagna, dans laquelle il engageait le gouvernement pontifical à éviter une nouvelle révolution dans les Marches au moyen de réformes libérales devenues absolument nécessaires.

Lorsque éclatèrent en 1848 les événements de Lombardie, le chevalier d’Azeglio, se rappelant qu’il avait porté les armes dans sa jeunesse, se mit à la tête des volontaires pontificaux pour défendre la cause du roi Charles-Albert. Nommé colonel de cette milice, il fit à Vicence des prodiges de valeur, et il y reçut une grave blessure dont il a souffert toute sa vie.

Le but du roi était d’obtenir une chambre raisonnable qui consentit à ratifier la paix. Massimo d’Azeglio était un homme éminemment distingué par son esprit et son caractère, un des derniers hommes d’élite de l’ancien parti constitutionnel en Italie. Par sa conduite et par ses écrits il avait donné la preuve de ses sentiments conservateurs ; cependant il inspirait une grande défiance à l’Autriche. Sa qualité d’ancien volontaire de 1848, ses ouvrages, ainsi que la blessure par laquelle il les avait sanctionnés, prouvaient à quel point il était attaché à la cause de l’indépendance italienne. Il reconnaissait les impérieuses nécessités de la situation et il ne cherchait pas à les éluder, mais il ne pouvait empêcher qu’à son nom se rattachassent des espérances en Italie et des craintes en Autriche. Il était cependant bien résolu à conclure la paix, ainsi qu’il l’écrivait le 21 mai 1849 à un ami :

« J’ai refusé longtemps parce que, moi entrant au ministère des affaires étrangères au moment des négociations pour une paix avec l’Autriche, cela me faisait un drôle d’effet, et je supposais que cela devait en faire un plus drôle encore aux puissances amies et ennemies. Mais les intérêts de la tranquillité intérieure l’ont emporté. On se méfiait — à tort, je vous assure, — de mon honorable prédécesseur qu’on jugeait un vrai codino, un rétrograde, etc., et le parti anarchique semait l’inquiétude et le mécontentement partout, et sous cette impression nous étions menacés de troubles peut-être, et sans nul doute d’élections rouges. J’ai dû me convaincre qu’il fallait s’exécuter, et me voilà président du conseil.

« Pendant que je reste au ministère, je fais de mon mieux à l’intérieur comme à l’extérieur. Je m’efforce de mettre tous les ressorts en état de fonctionner. Mais j’ai entre les mains une machine bien détraquée. On ferme les clubs, on fait la guerre à notre détestable presse, demain on fusillera probablement le général Bamorino. Je tâche de mettre la discipline partout, et comme je ne prétends ni me préparer le terrain pour des ministères à venir, ni être adoré des mazziniens, je vais droit mon chemin sans autre préoccupation que le bien public et mon devoir. »

Massimo d’Azeglio était la loyauté même. J’avais avec lui les relations de l’intimité la plus étroite, le voyant deux fois par jour au moins, — le matin dans sa petite chambre du ministère où venait le voir aussi son vieil ami Miani avec qui j’assistais au pansement de sa blessure à la jambe qui n’était pas encore cicatrisée et qui le faisait cruellement souffrir, — le soir à l’hôtel Trombetta où nous dînions ensemble. Il n’avait rien de caché pour moi. Il me témoignait une grande confiance, voyant avec plaisir mes rapports familiers avec le roi Victor-Emmanuel. Il savait que je n’userais jamais de mon influence sur ce souverain que pour être utile à une politique de sagesse et de modération en disant toujours la vérité au roi. « Arrivé au ministère par dévouement plus que par goût et par ambition, a dit très justement de lui M. de Mazade, il restait au pouvoir le galant homme à la nature généreuse et séduisante, à l’esprit aimable et fin, courageux devant le danger, un peu inactif devant les difficultés de tous les jours, et prompt à se fatiguer des affaires… Par des considérations de diplomatie, par des raisons de caractère personnel, il avait de la peine à prendre son parti d’une rupture avouée, acceptée avec la droite… » À un homme aussi intègre l’exercice du pouvoir devait apporter bien des déboires. L’œuvre de l’indépendance italienne dont il avait été un des premiers soldats s’est achevée sans lui, mais son nom est resté, au milieu des luttes des partis, entouré du respect universel.

En 1849 la première nécessité était le maintien de l’ordre. Un camp de deux divisions avait été formé au nord-ouest de Turin, à Saint-Maurice, sous le commandement du duc de Gênes.

Il comptait vingt-six bataillons, trente-six escadrons et trente bouches à feu, environ vingt mille hommes. Le principal but de ce camp était de rétablir la discipline et de mettre les troupes sous la main de leurs officiers pour refaire leur esprit et leur donner l’instruction militaire qui leur manquait. On avait eu d’abord l’idée d’établir ce camp sous Alexandrie ; on y avait renoncé pour ne pas lui donner une signification menaçante qui aurait nui aux négociations pour la paix.

Victor-Emmanuel était fort préoccupé de l’état de l’armée et des finances. Le dernier emprunt n’avait produit que 16 millions, et les effectifs militaires, en y comprenant les réserves, les carabiniers, les invalides, s’élevaient encore à cent quarante-sept mille hommes. Un conseil de huit généraux avait été réuni pour foire cesser un pareil état de choses. On y avait décidé de renvoyer toutes les non-valeurs pour former avec le reste, à l’aide d’éléments de choix, une armée de quatre-vingt mille hommes pouvant mettre soixante mille hommes en campagne, ce qui était déjà beaucoup pour le Piémont.

Il y avait vingt mille hommes au camp de Saint-Maurice, vingt mille à Gênes sous les ordres du général de la Marmora ; une division de réserve de dix mille hommes formée des gardes et d’une brigade d’infanterie était à Turin et aux environs. Le reste était dans les garnisons et complétait un effectif de guerre d’environ soixante mille hommes. Pendant les négociations si difficiles du traité de paix, Victor-Emmanuel tomba gravement malade. Il fut atteint d’un érésipèle à la cuisse qui mit un instant ses jours en danger. Sa mort eût été une complication désastreuse. Les événements s’aggravaient dans toute l’Italie. L’armée française avait débarqué à Civita-Vecchia et une lutte d’influence des plus émouvantes s’était engagée entre le général Oudinot et M. Ferdinand de Lesseps, envoyé comme ministre plénipotentiaire en mission auprès du gouvernement de la République romaine.

Mazzini, qui était alors l’un des triumvirs de Rome, avait noué avec ce dernier des relations très cordiales. Lorsque à la fin de l’année 1849 M. de Lesseps eut à se défendre devant le Conseil d’État auquel un décret du Président de la République l’avait déféré, il écrivit de Mazzini dans un Mémoire rendu public :

« Dans toute la suite de nos négociations, je n’ai eu qu’à me louer de sa loyauté et de la modération de son caractère qui lui ont mérité mon estime… Aujourd’hui qu’il est tombé du pouvoir et qu’il cherche sans doute un asile en pays étranger, je dois rendre hommage à la noblesse de ses sentiments, à la conviction de ses principes, à sa haute capacité, à son intégrité et à son courage. »

Tout autres étaient les sentiments du général Oudinot. Les altercations les plus vives eurent lieu entre le ministre plénipotentiaire et le général en chef. Le 1er  juin 1849 M. Ferdinand de Lesseps écrivait de Rome au général Oudinot :

« J’ai suivi avec dévouement et abnégation personnelle les directions du gouvernement de la République. Le jour où vous m’avez fait, en présence de témoins, les scènes les plus scandaleuses que mon sang-froid et ma détermination bien arrêtée ont empêché de convertir en lutte violente, le jour où, me mettant complètement à l’écart, vous avez répondu à ma confiance en ordonnant secrètement à tous vos chefs de corps de commencer les hostilités à l’improviste et dans l’ombre de la nuit, ce jour-là mon parti a été pris irrévocablement. » M. de Lesseps avait été désavoué et le siège de Rome avait commencé.

De pareils incidents avaient leur contre-coup à Turin et dans toute l’Italie.

Bien souvent la reprise des hostilités entre l’Autriche et le Piémont avait paru menaçante. Si la guerre avait recommencé, la petite armée sarde se serait heurtée à des forces redoutables ayant au moins l’appui moral des principales puissances de l’Europe.

Les Autrichiens avaient bombardé Bologne qu’ils avaient dû attaquer de vive force. Ils avaient ensuite marché sur Ancône. En Toscane où le gouvernement grand-ducal avait été rétabli spontanément, le corps du général d’Aspre au nombre de dix mille hommes était entré à Florence malgré les protestations de M. Serristori, commissaire du grand-duc, déclarant hautement, au nom du prince, que c’était malgré lui que les Autrichiens occupaient sa capitale. Le général d’Aspre proclama la loi martiale contre les détenteurs d’armes et licencia la garde nationale. Devant Venise, Malghera et Mestre étaient tombés au pouvoir des Autrichiens. Par la prise d’Ancône ils tenaient tout le littoral de l’Adriatique et par Florence les Apennins. Le 24 avril, exécutant une des clauses les plus rigoureuses de l’armistice, ils étaient entrés à Alexandrie. À Parme comme à Modène ils exerçaient tous les droits régaliens. Le duc de Parme était à Milan ; sous tous les prétextes on l’empêchait de revenir dans ses États et on refusait de recevoir son commissaire. Le duché était gouverné par une commission instituée par le général d’Aspre. L’ordre du maréchal Radetzki relatif au recrutement avait été étendu au duché de Parme. Le recrutement s’y opérait, non pas pour former une troupe parmesane, mais pour compléter les régiments italiens au service de l’Autriche. Il ne restait rien du Pô au Tibre qui échappât à leur domination. M. de Bois-le-Comte signalait avec beaucoup de fermeté les dangers de cette situation au gouvernement français et il ajoutait :

« Je retrouve dans la correspondance d’un de mes prédécesseurs ici, vieil émigré rentré avec le roi, le marquis de la Tour du Pin, des paroles mémorables, au moment de la crise révolutionnaire de 1820 : « Si l’Autriche est victorieuse, elle sera écrasante, et si nous la souffrons, nous aurons manqué à nos devoirs envers nos princes, nos peuples et nos institutions, » et cependant on sait à quel point le principe révolutionnaire pouvait être menaçant pour les Bourbons que l’étranger avait ramenés aux Tuileries. Mais ce vieillard écoutait plus la voix de son patriotisme que celle de ses propres opinions, et il avait le courage de dire alors que la haine de l’Autriche était le ferment le plus réel des révolutions en Italie.

« Vous ne trouverez donc pas étonnant, ajoutait M. de Bois-le-Comte, que je soutienne la même thèse, mais j’ai l’avantage de la faire valoir auprès d’un pouvoir qui ne doit pas son origine à l’étranger et dont le patriotisme ne peut être mis en question, ni dans son origine, ni dans la personne de ceux qui le composent. »

M. de Bois-le-Comte était trouvé trop italien. Aussi terminait-il une de ses dépêches par cette déclaration remplie de dignité et de noblesse :

« Votre agent en Piémont peut être un maladroit. Ce n’est pas à lui à s’en rendre compte, et vous pouvez le changer si vous avez de lui cette opinion ; mais il est honnête homme et il l’a été toute sa vie. Si le gouvernement en doute, il doit le lui dire, car l’honneur lui est plus cher que son emploi, et il ne le conserverait pas en présence d’une pareille opinion, s’il croyait qu’on l’a de lui. »

J’avais appris par d’Azeglio que Victor-Emmanuel serait heureux de recevoir le grand cordon de la Légion d’honneur.

Mes excellentes relations avec mon chef M. de Bois-le-Comte, dont j’avais toute la confiance, me permirent de contribuer à la réalisation de ce désir. Je le prévins de l’ouverture qui m’avait été faite.

L’empereur de Russie venait de gratifier de ses ordres les généraux autrichiens qui avaient pris part à la campagne contre le Piémont. L’occasion était bonne d’offrir une décoration française au roi de Sardaigne qui, comme duc de Savoie, s’était brillamment conduit sur le champ de bataille. La remise qui en avait été retardée par la maladie de Victor-Emmanuel eut lieu le 14 juillet. M. de Bois-le-Comte lui dit que « cette décoration était la première que la République eût offerte à un roi, mais qu’elle avait eu le bonheur d’en rencontrer un qui avait les vertus d’un soldat et qui avait rivalisé de valeur avec ses sujets sur le champ de bataille pour le service de son pays ».

Victor-Emmanuel parut très satisfait et remercia très gracieusement le ministre de France. Puis abordant les questions politiques il lui dit : « Je suis tout à fait de votre avis sur l’inconvénient de négocier en présence des Chambres. J’ai pressé tant que j’ai pu les ministres, mais ce n’est pas de leur faute s’ils n’y sont pas parvenus. Ils ont été très modérés dans leurs prétentions et ils ont fait toutes les concessions possibles. Mais l’Autriche ne veut rien céder et chicane pour des choses qui ne semblent que des niaiseries dans la forme et qui ont, au fond, une grande importance puisqu’elles auraient pour conséquence sa domination sur des pays jusqu’alors indépendants. Du reste il paraît que le duc de Parme y consent, car il a échangé notre uniforme que je lui ai vu porter ici avec affectation contre l’habit autrichien qu’il porte à Milan. »

Il ajouta qu’il voyait bien que l’Autriche attendait le résultat des affaires de Hongrie pour venir peser par la force sur le Piémont ; qu’il regardait ce calcul comme une raison de se presser de conclure la paix pour se trouver indépendant et n’avoir plus rien à démêler avec l’Autriche quand elle serait débarrassée de ses ennemis intérieurs.

« Je ne me laisserai pas, dit-il encore, effrayer par les déclamations des partisans de l’indépendance italienne. Je comprends l’avantage de rester constitutionnels et indépendants. Le Piémont seul l’est encore en Italie et c’est ce qui fait sa force ; je le sens. Mais si l’on me pousse à bout, je n’ai pas peur, et je ne me laisserai pas imposer, comme mon père, une volonté contraire aux intérêts du pays. »

Le grand cordon de la Légion d’honneur fut également remis au duc de Gênes qui en parut très reconnaissant. En réponse à l’acte de courtoisie du gouvernement français, Victor-Emmanuel envoya à Paris un de mes amis, le marquis de Saint-Marsan, officier d’ordonnance du duc de Gênes, jeune officier fort distingué, qui avait combattu comme volontaire en Algérie avec nos troupes, avec mission de porter le collier de l’Annonciade au prince président.

Pour hâter la conclusion de la paix, M. d’Azeglio avait envoyé à Milan, comme troisième plénipotentiaire, le comte de Pralormo, ancien ministre de Sardaigne à Vienne, diplomate des plus respectables. À propos d’une question secondaire, une discussion très vive s’engagea entre lui et le plénipotentiaire autrichien, M. de Brück. Il s’agissait de la restitution du parc de siège de Peschiera, conservé par les Autrichiens en violation de l’armistice d’août 1848 et employé par eux au siège de Venise.

M. de Brück se leva avec fureur et se promenant à travers la chambre il s’écria : « Quoi ! rendre ce parc qu’on a retenu à bon droit, en représailles de ce que cette infâme flotte sarde est restée malgré l’armistice deux mois devant Trieste et Venise ! Mais vous ne savez donc pas que c’est cette trahison indigne qui a sauvé Venise et qui a causé au port de Trieste une perte d’un milliard ! Vous nous dictez des conditions, vous voulez qu’on vous rende vos canons. Eh bien ! il faut vous le dire, nous vous écraserons ; nous en avons le droit et le pouvoir ; nous en avons aussi la volonté, et nous le ferons. Nous irons à Turin, nous détruirons vos armées, vos arsenaux, vos places ; nous viderons vos caisses et brûlerons vos vaisseaux. Ce n’est pas l’Angleterre qui vous sauvera, car lord Palmerston, qui vous fait des promesses, n’est pas d’accord avec ses collègues, et la France a trop à faire chez elle. Le Piémont sera écrasé, et il l’aura bien mérité ! »

M. de Brück, naguère simple commis dans une maison de commerce, oubliait dans sa colère les égards dus à un vieillard de soixante-dix ans qui avait occupé dans son pays les plus hautes dignités.

Ministre de l’intérieur et ministre plénipotentiaire sous le roi Charles-Albert, le comte de Pralormo avait été depuis 1815 un des meilleurs serviteurs du Piémont : il connaissait à fond tout ce qui se rattache aux affaires intérieures et extérieures de ce pays. J’avais trouvé près de lui à mon arrivée à Turin, dans les circonstances difficiles où je me trouvais, le plus bienveillant appui.

Pendant la violente sortie de M. de Brück, il était resté assis et avait gardé le silence. Quand le ministre autrichien eut fini, M. de Pralormo lui répondit avec calme : « Mon Dieu ! monsieur, j’ai pour habitude, quand je traite d’affaires, de compter pour rien ma personnalité et celle de mon interlocuteur, Chacun fait valoir les intérêts de son gouvernement comme il l’entend. La forme que vous employez n’est pas la mienne, mais je n’y fais aucune attention. Vous me permettrez donc de ne m’occuper que du sujet que nous traitons. Vous voulez écraser le Piémont, mais vous ne pensez pas que le Piémont n’est pas isolé, qu’il est nécessaire à l’équilibre de l’Europe, et que la France ne souffrira pas qu’il disparaisse de la carte pour avoir l’Autriche sur sa frontière des Alpes et pour perdre ses communications avec l’Italie. Vous parlez d’écraser un pays comme s’il ne s’agissait que de choses matérielles et vous comptez pour rien les millions d’hommes qu’il faudrait détruire pour arriver à ce résultat. Ce peut être chose facile à dire et à faire, mais ne comptez-vous pour rien la responsabilité qui pèse sur l’homme d’État qui est la cause de ces massacres pour les avoir ordonnés ou pour n’avoir pas fait ce qui pouvait les empêcher ? Le jour de la vengeance arrive et alors les nations maudissent ceux qui les ont entraînées à de pareilles extrémités. Leurs gouvernements mêmes les abandonnent quand ils s’aperçoivent qu’ils ont sacrifié l’avenir au présent.

« Dans tous les cas l’histoire se charge de juger leur conduite si leurs remords ne l’ont pas expiée. Mon âge me permet de vous rappeler ces principes qui ont dicté ma conduite pendant quarante ans d’une vie qui, grâce à ce que je les ai eus toujours devant les yeux, a été exempte de taches. Mais, lors même que l’on passerait par-dessus ces considérations, il n’est pas si facile que vous le pensez d’écraser le Piémont. On a fait la faute d’aller chercher votre armée et de s’exposer à découvert à ses coups, mais on ne le ferait plus. Le Piémont possède des places imprenables, des positions inexpugnables ; il les occuperait et vous laisserait envahir le pays où vous ne trouveriez pas l’argent qu’on vous offre et qu’on emploierait à se défendre contre vous. Nous appellerions la France à notre secours (ici M. de Brück se mit à sourire ironiquement), sinon pour faire la guerre, du moins pour occuper des positions qui laisseraient notre armée disponible et seraient une garantie que le Piémont ne pourrait être conquis. Enfin nous avons une flotte, nous pouvons nous en servir impunément dans l’Adriatique et brûler Trieste pendant que des lettres de marque que nous délivrerions ruineraient son commerce. Je ne parle pas des appels à la révolte, des sympathies dont nous disposons dans cette province. Je ne veux rien dire qui allume votre colère, déjà trop excitée : il vous est libre de la faire éclater devant un vieillard : j’ai seulement voulu vous peindre les résultats qu’elle peut avoir si vous la traduisez en faits. » Cette leçon porta ses fruits. M. de Brück s’apaisa.

Le maréchal Radetski mit une grande courtoisie personnelle dans ses rapports avec M. de Pralormo. Il lui déclara qu’il s’intéressait vivement au succès de la négociation et il lui annonça que, dès la conclusion de la paix, il s’empresserait de renvoyer le parc de siège de Peschiera. C’était le désaveu formel de l’inconvenante apostrophe de M. de Brück.

L’indemnité de guerre fut réduite à 75 millions payables : 15 millions en argent dans un délai de trois mois, et 60 millions en inscriptions de rentes piémontaises à 4 pour 100 à délivrer mensuellement dans un délai de deux ans. Ces rentes étaient calculées au taux de 80 pour 100, fixation très avantageuse, car leur cours n’était qu’à 72 francs.

La signature du traité eut lieu le 7 août. Elle avait été retardée par la question de l’amnistie à accorder aux Lombards et aux habitants des duchés de Parme et de Modène. Victor-Emmanuel, M. d’Azeglio, le conseil des ministres tout entier, en faisaient une condition essentielle. M. d’Azeglio se regardait comme engagé d’honneur à l’obtenir, et annonçait qu’il se retirerait si elle était refusée. « Un autre, disait-il, peut signer la paix sans l’amnistie, mais j’ai beaucoup trop parlé et écrit sur cette question pour l’abandonner. »

Dans un conseil de cabinet tenu sous la présidence du roi, auquel assistaient le duc de Gênes, plusieurs ministres d’État, le maréchal de Latour, M. de Sambuy et quelques hauts personnages, il fut décidé à l’unanimité qu’elle serait demandée.

Le roi surtout et son frère se montrèrent inébranlables à cet égard. Mais l’article fut rédigé de manière à calmer toutes les susceptibilités : il était conçu dans les termes qui accompagnent tous les traités où il y a une cession de territoire : « Les sujets ne pourront être recherchés pour leurs opinions ou leurs actes depuis le 22 mars 1848. »

Cette amnistie était demandée à l’empereur comme préliminaire du traité. M. de Pralormo en avait accompagné le texte d’une lettre au prince Schwarzenberg, représentant « que l’honneur national ne permettait pas au Piémont d’abandonner des hommes avec lesquels il avait combattu et qui s’étaient compromis pour lui ; qu’il ne pouvait venir cependant à la pensée de personne dans ce pays de dicter des conditions à l’Autriche après avoir été vaincu par elle ; mais que l’on ne trouverait pas un seul homme d’honneur qui voulût signer de paix sans une amnistie préalable et que certainement le roi ne trouverait ni un ministère pour la conclure ni une chambre pour l’accepter ».

M. de Pralormo ajoutait que, quant à lui, modéré comme il l’était et l’avait toujours été, il n’y consentirait jamais. Des réponses favorables étant arrivées de Vienne, la signature du traité, semblait devoir être promptement réalisée. Il n’en fut rien cependant, grâce à des prétentions nouvelles des ducs de Parme et de Modène qui, ayant accédé au traité, devaient accorder une amnistie semblable à celle de l’empereur d’Autriche. Ils ne voulaient accorder qu’une amnistie illusoire.

M. d’Azeglio, très perplexe, demanda à M. de Bois-le-Comte si la France et l’Angleterre consentiraient à garantir l’amnistie. « Gardez-vous bien d’élever une pareille prétention, lui répondit le très digne et très honorable M. de Bois-le-Comte ; ne demandez et n’espérez l’appui de la France que quand le Piémont sera menacé dans son existence matérielle ou dans son indépendance, mais vous comprenez qu’il est impossible d’intéresser les nations étrangères aux questions morales qui se rattachent à un passé qu’elles ne peuvent approuver. La France s’intéresse vivement à la question d’amnistie, mais tout en invitant l’Autriche à l’accorder, elle ne peut y attacher la même importance que s’il s’agissait d’une menace faite au Piémont par l’Autriche. Il s’agit d’une condition que vous imposez à l’Autriche, tandis que la France a toujours réservé ses bienveillantes intentions pour le cas où votre indépendance serait menacée, et elle s’est abstenue toutes les fois que vous avez voulu foire valoir des prétentions qu’elle n’approuvait pas. C’est ce que je n’ai jamais pu persuader à vos prédécesseurs qui ont toujours cru que, puisque la France leur montrait de la bienveillance dans un cas, ils l’entraîneraient dans tous les autres. Vous savez trop bien ce qui en est résulté pour suivre leur exemple. Quand on a besoin de l’aide d’un pays, la première nécessité est de connaître dans quel esprit et dans quelles limites il peut et veut l’accorder, et toutes les récriminations du monde après ne feront pas qu’il fasse cette concession avant.

« Pour moi, ce que j’ai toujours voulu faire comprendre à votre gouvernement s’est constamment résumé en ceci : que l’action de la France ne s’appliquerait jamais aux prétentions du Piémont envers l’Autriche, et qu’il n’y aurait de chance de la mettre en jeu que pour celles de l’Autriche envers le Piémont. Toutes les récriminations ne sont venues que de ce qu’on n’a voulu ni comprendre ce langage ni croire à sa sincérité. » M. de Bois-le-Comte engagea donc M. d’Azeglio à se montrer très coulant sur les derniers arrangements à prendre pour conclure. Le président du conseil lui promit de donner à M. de Pralormo l’ordre de signer la paix pour peu que la réponse du gouvernement impérial laissât espérer l’amnistie.

« J’ai vu le roi hier, dit-il, et je lui ai fait sentir qu’au début de son règne il importait de donner à l’Europe une haute idée de sa bonne foi, que peut-être il y aurait des personnes mécontentes de ne pas le voir saisir les occasions de rompre avec l’Autriche, mais que la popularité ne devait s’entendre que de la satisfaction donnée aux sentiments honnêtes et utiles, et que cette satisfaction devait avoir pour but l’avenir et non le présent seulement.

« Je lui ai cité le souverain d’un petit pays comme le nôtre, le roi Léopold, et je l’ai engagé à suivre son exemple en fait de probité politique afin de recueillir les mêmes hommages d’estime en Europe et de la part de ses sujets. Le roi a promis de faire la paix avec l’Autriche ; il la fera pour peu que l’Autriche se montre juste et raisonnable. La bienveillance que la France nous a accordée ne sera jamais pour nous une raison de rompre nos engagements. Nous lui sommes profondément reconnaissants, mais nous ne voulons ni tromper nos adversaires ni compromettre nos amis. »

La question fut d’ailleurs réglée à la satisfaction du Piémont. Il fut convenu que quatre-vingt-dix personnes seulement seraient exclues de l’amnistie en Lombardie et qu’elles pourraient jouir du bénéfice de l’absence légale, c’est-à-dire vendre leurs biens, se faire naturaliser à l’étranger, etc. Aucun des émigrés rentrés ne devait être exclu de l’amnistie ni être soustrait à l’empire des lois. Enfin, l’amnistie devait être commune aux duchés de Parme et de Modène. Sur cette promesse le traité fut signé. L’amnistie fut publiée à Milan entre la signature du traité par les plénipotentiaires et sa ratification par les deux souverains.

Il y avait, hélas ! dans la liste des personnes exclues de l’amnistie des noms qu’il était regrettable d’y trouver et que les rancunes du quartier général pouvaient seules expliquer. Du moins les bienfaits de la paix, si nécessaire au royaume de Sardaigne, lui étaient-ils acquis. Massimo d’Azeglio succombait à la peine. Il dut partir pour Acqui soigner sa blessure qui s’était rouverte dès que les débats de la Chambre lui en laissèrent la possibilité.

Je l’accompagnai jusqu’à la voiture qui l’emmenait à Acqui. Pendant le séjour qu’il y fît il peignit à mon intention un petit tableau, daté des eaux d’Acqui et signé de lui, que je conserve avec son portrait, médaillon de Raymond Gayrard, comme de précieux souvenirs dans ma propriété du Breuil. Écrivain très distingué, Massimo d’Asseglio était également un peintre de beaucoup de talent. Il avait le goût très sûr, et ses avis me furent fort utiles pour des acquisitions que fit l’État français en Italie et qui étaient destinées au palais du Luxembourg.