Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/13

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Plon-Nourrit et Cie (p. 409-426).

CHAPITRE XIII

L’empereur Napoléon III. — Le comte Walewski et le comte de Cavour. — La guerre d’Italie. — Formation de l’armée. — Départ de l’Empereur..


La communication des lettres de Massimo d’Azeglio à l’Empereur eut un résultat assez inattendu. Le comte Walewski dit au comte de Cavour que tous les Italiens, notamment d’Azeglio, ne pensaient pas comme lui. Cavour en parut tout surpris et annonça que pour dissiper tout malentendu, il ne tarderait pas à envoyer Massimo d’Azeglio en France. Ce dernier arriva en effet et fut reçu le 27 avril par l’Empereur. Napoléon III lui dit que si l’Autriche acceptait un congrès auquel le Piémont fut représenté, comme le désiraient les trois grandes puissances, la Russie, la Prusse et l’Angleterre unies à la France, il faudrait désarmer. M. Walewski faisait tout ce qui dépendait de lui pour amener, sans faire la guerre, une solution honorable du conflit. Mais il était souvent en désaccord avec l’Empereur, sur qui le prince Napoléon exerçait une mauvaise influence, poussant à la guerre à tout prix et employant tous les moyens pour exciter l’Empereur. Il cherchait même à discréditer la politique du comte Walewski et reprochait à l’Empereur ce qu’il appelait ses lâchetés. — « Vous êtes, lui disait-il, entre une lâcheté et un principe : choisissez. »

Un article officieux qui avait paru dans le Constitutionnel du 14 janvier 1859 marqua combien étaient différentes les tendances de l’Empereur et celles de son ministre dans les affaires d’Italie. Le 11 janvier, mon ami intime M. de Billing, chef du cabinet, avait porté aux Tuileries de la part du comte Walewski ce projet d’article, « Il y a à boire et à manger dans cet article », dit l’Empereur qui l’avait lu rapidement et n’en paraissait pas satisfait. Il prit un crayon et en changea lui-même la fin dans un sens plus net et plus énergique. De retour au ministère, M. de Billing rapporta au comte Walewski la conversation qu’il venait d’avoir avec l’Empereur, et il lui fit part des changements apportés au texte primitif. M. Walewski s’en montra à son tour fort mécontent. Il renvoya M. de Billing aux Tuileries avec une lettre dans laquelle il disait à l’Empereur qu’il ne pouvait faire aucun changement à la publication projetée, qu’ainsi modifiée la rédaction n’aurait plus de sens, et qu’il préférait renoncer à l’article. L’Empereur, après avoir pris connaissance de cette lettre, céda. « Il paraît que Walewski tient bien à son article, dit-il. Qu’il l’imprime tel qu’il est, je m’y tiens pas autrement. » Napoléon III voulait habituer la France à l’idée d’une guerre en Italie contre les Autrichiens, et il désirait cette guerre tandis que le comte Walewski faisait tout ce qui dépendait de lui pour l’éviter.

Le désaccord entre l’Empereur et son ministre était tel que, le 9 mars 1859, Napoléon III écrivait à ce dernier

« Pour que notre entente cordiale soit durable, il faut que tout soit bien concerté entre nous et que tout ce qui sort du ministère des affaires étrangères ait bien mon cachet… Mon estime finirait par s’évanouir, et, fort de mon amour pour tout ce qui est grand et noble, je foulerais aux pieds la raison même, si la raison prenait le manteau de la pusillanimité. Quoique je dise le contraire, j’ai profondément gravés dans le cœur les tortures de Sainte-Hélène et les désastres de Waterloo ; voilà trente ans que ces souvenirs me rongent le cœur ; ils m’ont fait affronter, sans regret, la mort et la captivité ; ils me feraient affronter, ce qui plus est encore, t’avenir de mon pays. »

Le 17 avril, je passai la soirée chez le ministre ; le baron de Rothschild s’y trouvait. Il nous a raconté sa conversation avec Cavour qui a été reproduite dans les journaux. Cavour lui avait dit : « Monsieur le baron, si je me retire du ministère, il y aura une hausse de trois francs, n’est-ce pas ? » – « Vous êtes trop modeste, lui répondit Rothschild, vous valez mieux que cela. » Le puissant financier était loin de s’attendre à ce que ses paroles fissent le tour de l’Europe. Le comte de Cavour alla immédiatement les répéter à MM. Laffitte et à bien d’autres, accusant Rothschild d’être venu chez lui pour lui tirer les vers du nez. « Ai-je besoin de M. de Cavour pour être au courant des nouvelles ? me dit le baron de Rothschild. Il n’a répété mon mot que pour se hausser davantage encore dans l’esprit des Italiens. Il est toujours le même, rempli d’orgueil et de vanité. Il aime à se faire encenser par son entourage. Azeglio est tout autre ; c’est un homme droit et honnête, celui-là. »

Le comte Camille de Cavour avait un compte ouvert à la maison Rothschild. Ayant à y prendre quelque argent pendant qu’il était à Paris, il écrivit au baron : « Quoique vous ayez refusé de l’argent pour notre dernier emprunt en Piémont, j’espère que vous ne m’en refuserez pas pour dîner pendant mon séjour à Paris. »

La rupture avec l’Autriche était imminente. Le jeudi 21 avril, à dix heures et demie du soir, Frédéric de Billing fut chargé par le comte Walewski de porter à l’Empereur la dépêche télégraphique par laquelle le cabinet autrichien refusait les quatre propositions appuyées par les grandes puissances. Après l’avoir lue attentivement, Napoléon III, révélant sa pensée secrète, dit : « Ah ! c’est un refus ; je craignais qu’ils n’acceptassent. » Le 23, à quatre heures, les envoyés autrichiens portèrent à M. de Cavour la lettre du comte Buol sommant brutalement le Piémont de désarmer et de renvoyer les volontaires dans un délai de trois jours.

C’était la guerre. Le dernier train du chemin de fer partait de Turin pour Milan à cinq heures moins un quart. Le comte de Cavour n’ayant remis sa réponse aux envoyés autrichiens qu’à six heures, ils ne purent le prendre. Fort embarrassés et ne voulant pas rester jusqu’au lendemain dans une ville ennemie, ils se rendirent auprès de M. de Cavour et lui demandèrent de mettre un train spécial à leur disposition. Le ministre piémontais y consentit avec une bonne grâce pleine de courtoisie, et les envoyés, qui venaient de porter la guerre, quittèrent Turin en usant des généreuses facilités accordées par leurs ennemis.

On dut se hâter en France pour former l’armée qui devait marcher au secours du Piémont. Il y avait à Paris un grand mouvement de troupes. Un de mes amis rencontra trois soldats qui avaient bu à leurs futurs succès. L’un d’eux, plus lancé que les autres et ne comprenant rien à la politique et aux événements qui se préparaient, dansait le cancan en criant : « Nous allons bientôt rosser ces diables de Piémontais. » – « Quelle tripotée nous allons leur donner ! » disaient les deux autres. Deux de mes beaux-frères, MM. de Sancy de Parabère, faisaient partie de l’expédition. L’un était déjà à Gènes, au 2e régiment étranger ; l’autre, Gaston de Sancy[1], était à Tours, au 6e hussards (colonel Valabrègue), et il s’apprêtait à partir. Le 23 avril, ma belle-mère, désirant se rendre à Tours pour embrasser son fils avant son entrée en campagne, demanda à l’Impératrice si elle savait par l’Empereur à quelle époque le régiment Valabrègue quitterait cette ville. « Je le demanderai à l’Empereur, dit l’Impératrice, et s’il doit partir très prochainement, je vous engagerai à ne pas attendre la fin de votre semaine pour aller embrasser votre fils. » Il se passa alors un incident par lequel le maréchal Vaillant, ministre de la guerre, donna contre lui prise aux hostilité qui le guettaient à la cour.

Le maréchal, dont le patriotisme avait été mis à l’épreuve pendant la guerre de Crimée, craignait extrêmement l’Empereur. « Je n’aime pas, disait-il lui-même, à résister à l’Empereur. » C’était un spécialiste, administrateur médiocre ; mais quand les intérêts de la France étaient en jeu, il savait les défendre avec beaucoup de finesse et d’indépendance[2].

Sur la demande que lui fit l’Impératrice pour donner satisfaction au désir de Mme de Sancy, l’Empereur, après une longue conversation avec le maréchal Vaillant, lui dit sans s’expliquer davantage : « Le 6e hussards est en marche, n’est-ce pas ? » Le maréchal Vaillant, croyant voir dans cette question l’expression d’un désir de l’Empereur, s’empressa de lui répondre qu’il avait donné des ordres pour le départ du régiment, et qu’il ne doutait pas qu’il n’eût déjà quitté Tours. L’Empereur lui dit : « Je veux le savoir d’une manière certaine. » Le maréchal écrivit sur un chiffon de papier ces mots au crayon : « Écrivez-moi que le 6e régiment de hussards a reçu l’ordre de quitter Tours. » Il remit ce billet plié en quatre au général de Béville, qui était dans le salon d’attente, avec prière de le renfermer dans une enveloppe et de l’adresser à son officier d’ordonnance au ministère de la guerre. Le général de Béville déplia le petit billet et en lut le contenu. Il s’empressa de le faire lire à un des écuyers de l’Empereur qui était de service ce soir-là. Quelques instants après, la réponse, dictée d’avance, arriva aux Tuileries, et te maréchal la remit à l’Empereur. Pendant ce temps l’Impératrice avait fait au bois de Boulogne sa promenade ordinaire, et Mme de Sancy, brûlant du désir de ne pas laisser partir son fils sans l’embrasser, faisait ses apprêts de départ pour Tours. L’Empereur, fort préoccupé, ne revit l’Impératrice qu’en se mettant à table pour le diner. « Mme de Sancy, lui dit-elle, part pour Tours à tout événement sans attendre la réponse que vous avez demandée. Y trouvera-t-elle encore son fils ? » L’Empereur parut contrarié et répondit que le maréchal lui avait annoncé le départ du régiment comme un fait accompli. Il faut éviter à Mme de Sancy un voyage fatigant, ajouta-t-il ; il est encore temps d’aller jusqu’au chemin de fer. Chargez-vous de cela, monsieur de Lagrange. Déjà Lagrange quittait la table pour se rendre à cheval à la gare d’Orléans, d’où Mme de Sancy ne devait partir qu’à huit heures, lorsque le général de Béville s’approcha de l’Impératrice pour lui dire de ne pas envoyer M.  de Lagrange à la gare, attendu qu’il avait la preuve certaine que Mme de Sancy trouverait encore son fils à Tours et ne ferait pas ainsi un voyage inutile. Fort intrigués, l’Empereur et l’Impératrice voulurent après le dîner être mis au courant de ce qui s’était passé. Le général de Béville, heureux de prendre en faute le maréchal Vaillant, raconta alors toute l’histoire du billet et en révéla le contenu.

L’incident fut relevé par les ennemis du maréchal. L’Empereur l’emmena comme major général de l’armée d’Italie.

Débordé par la nécessité d’improviser, accablé par les plaintes arrivant de tous côtés à Napoléon III, le maréchal Vaillant fut pendant la campagne au-dessous de cette mission à laquelle son passé ne le préparait nullement[3].

De son côté, le prince Napoléon n’aimait pas le maréchal Vaillant, et lorsqu’on lui parlait de lui, il disait : « Je ne le connais plus et n’ai aucun rapport avec lui. Je trouve cette netteté dans nos rapports plus facile, plus convenable et plus utile. Je le tiens pour un autre animal que le sanglier ! Voilà tout, il le sait, et j’en suis bien aise. »

L’Impératrice avait remis à Mme de Sancy deux médailles de la sainte Vierge pour ses fils. En revenant de Tours, ma belle-mère trouva chez elle une lettre parfaite de Sa Majesté dont elle fut profondément touchée :


« Tuileries, le 26 avril.

« Le général Espinasse est veau hier prendre congé de moi. J’ai profité de cela pour lui recommander votre fils ; ainsi nous aurons de ses nouvelles, et si, comme je n’en doute pas, il a hérité des qualités de son grand-père et de l’énergie de sa mère, nous le verrons revenir avec une gloire qui lui sera propre, ce qui le rendra, s’il est possible, plus cher à votre cœur. Le rôle des femmes est souvent plein d’abnégation, et j’ai été bien heureuse de voir que chez vous elle n’est pas seulement portée au plus haut point, mais qu’encore le sentiment du devoir maîtrise les plus fortes émotions. J’apprécie d’autant plus cette qualité que je la trouve plus rare tous les jours.

« Croyez, chère Madame de Sancy, à ma véritable et tendre amitié.

« Eugénie. »


Lorsque Mme de Sancy alla remercier l’Impératrice, elles suivirent ensemble sur la carte les étapes que devait faire Gaston de Sancy pour se rendre de Tours à Lyon. « Il va s’amuser en Italie, dit l’Impératrice ; les jeunes gens aiment tant la guerre ! Il y aura des succès de toute sorte. Les Italiennes ne sont point insensibles, dit-on, aux charmes des Français. Consolez-vous, ajouta-t-elle en riant ; il donnera de grands coups de sabre à nos ennemis, et il contribuera peut-être à l’accroissement de la population en Italie. »

Le mardi 3 mai, il y avait réception aux Tuileries, je m’y rendis ; il y avait grande foule. L’Empereur y faisait ses adieux. Il était calme, comme toujours ; ses yeux étaient très fatigués ; sa figure, plus pâle que d’habitude, témoignait d’un excès de travail, de veilles et de préoccupations. La chaleur était étouffante. Au moment où l’Empereur rentra dans ses appartements, M. de Flamarens, sénateur, cria : Vive l’Empereur et tout le monde suivit son exemple.

Le 10 mai, jour du départ de l’Empereur, il avait entendu une messe au château, entouré de toute sa cour et des grands dignitaires ; puis, avant de rentrer dans ses appartements, il avait serré une dernière fois la main de la plupart des personnes qui se trouvaient rangées sur son passage ; les larmes coulaient sur bien des visages. L’Empereur était visiblement ému. À cinq heures et demie du soir, les voitures de la cour vinrent le prendre au pavillon de l’Horloge pour le conduire à la gare de Lyon. Au dernier moment en apporta le prince impérial. L’Empereur, les larmes aux yeux, l’embrassa à plusieurs reprises sur les marches du vaste portique du pavillon de l’Horloge. L’Empereur remit son fils aux mains d’une de ses gouvernantes qui pleurait, et durant toute cette scène le petit prince ne cessait de crier : Papa ! papa ! papa ! en l’embrassant de tout son cœur. Avant de partir, l’Empereur, qui était en petit uniforme, ayant aperçu parmi les personnes présentes le maréchal Randon, le prit à part et causa quelques minutes avec lui dans le salon des huissiers, lui donnant sans doute ses derniers ordres et adoucissant par des témoignages de confiance le regret que le maréchal éprouvait de ne pas partir pour l’Italie. L’Empereur savait qu’il n’était pas satisfait de sa récente nomination au ministère de la guerre. « Il parait que l’Empereur me préfère le maréchal Vaillant, avait-il dit, et qu’à ses yeux je ne suis qu’un bon administrateur, voilà tout. » Il était très peiné de ne pas suivre l’Empereur, et il ne s’en cachait pas.

Pendant ce temps l’Impératrice montrait à Mmes de Lourmel et de Rayneval, qui étaient ce jour-là de service auprès d’elle, des portraits de l’Empereur et du prince impérial qui avaient été faits la veille par le photographe Disdéri.

Quelques jours ayant le départ, l’Empereur avait fait venir le duc de Padoue, cousin de Mme de Sancy de Parabère, et lui avait dit « Mon cher duc, je viens vous demander de me rendre un service. J’ai pensé à vous pour être ministre de l’intérieur. » Le duc, qui ne s’y attendait nullement, en fut fort surpris ; il répondit qu’il n’avait rien à refuser à l’Empereur. L’Empereur l’embrassa alors et lui expliqua ses intentions et ses vues pendant son absence. La duchesse de Padoue fut désolée d’apprendre que son mari avait accepté une si lourde tâche dans un moment si critique. La nomination du duc de Padoue fut bien accueillie par l’opinion ; on le savait dévoué à l’Empereur et très honnête.

Avant de partir des Tuileries, l’Empereur embrassa mon beau-trère d’Arjuzon en lui disant qu’il le ferait venir en Italie s’il voyait la nécessité d’y avoir un chambellan. Il s’approcha de la duchesse de Cambacérès qui pleurait et l’embrassa, ainsi que le duc de Bassano. Il donna des poignées de main à ceux qui l’entouraient, et il monta en calèche découverte, ayant à sa gauche l’impératrice ; le colonel Reille était sur le devant. Ce fut une ovation lorsqu’il sortit du guichet des Tuileries pour entrer dans la rue de Rivoli ; toutes les fenêtres étaient garnies de monde, les femmes agitaient leurs mouchoirs en jetant des bouquets sur la voiture de l’Empereur. La foule se rua sur son passage en faisant entendre les acclamations les plus chaleureuses. Les cris de : Vive l’Empereur ! vive l’Italie ! retentirent jusqu’à la Bastille, comme une traînée de poudre.

J’avais va la veille l’Empereur aux Tuileries ; je lui avais adressé mes vœux en prenant congé de lui. J’avais eu la curiosité de le voir passer encore dans la rue de Rivoli au moment de son départ. Je m’étais donc placé au coin de la grille du Louvre, derrière un sergent de ville qui m’avait paru un peu moins rigoureux que les autres. Lorsque la calèche passa, je fis quelques pas en avant. L’Empereur me vit, me fit un signe de la main pour bien faire voir qu’il me connaissait. « Ah l’Empereur vous connait bien, monsieur », me dit le sergent de ville, et il me laissa passer. Je pus m’approcher de l’Empereur, qui me tendit la main en souriant. « Que Dieu protège Votre Majesté ! » m’écriai-je. À ce moment la foule, dans son enthousiasme, voulait absolument dételer les chevaux et traîner la voiture Impériale jusqu’à la gare. L’Empereur debout et dominant cette scène s’y opposa. « Je suis en retard, dit-il ; il faut que j’arrive promptement à la gare. Merci, mes amis. » D’après d’autres personnes, il aurait ajouté : « Ne m’arrêtez pas ; l’ennemi est là-bas. L’armée française m’attend pour le combat et la délivrance de l’Italie. »

L’Impératrice accompagna l’Empereur jusqu’à Montereau. Pendant le trajet, elle était encore tout émue de la manière dont la population les avait accueillis dans la rue de Rivoli. À Montereau, la scène fut également très touchante. L’Impératrice était en larmes, et ses cheveux défaits tombaient sur son beau visage. L’Empereur l’embrassa à plusieurs reprises en la serrant sur son cœur ; il se disposait à monter dans le wagon lorsque l’Impératrice le retint encore quelques instants pour distribuer aux personnes de la suite de l’Empereur quelques petites médailles en argent de la sainte Vierge. Lorsqu’elle voulut en donner une au prince Napoléon, celui-ci répondit en souriant « qu’il n’avait pas foi en ces sortes de choses » ; la médaille étant tombée fut ramassée par Mme de la Roncière-le Noury, dame du palais de la princesse Clotilde qu’elle avait accompagnée. La princesse l’attacha pieusement avec une épingle à la redingote de son mari qui s’en défendait.

Cependant, en quittant sa femme, le prince avait les larmes aux yeux. À la gare de Lyon, quelques personnes crièrent : « Vive le prince Napoléon ! » mais bientôt on fit taire cette manifestation.

L’Impératrice retourna à Paris, où elle allait exercer la régence, présidant le conseil des ministres, remplissant avec grandeur toutes les attributions de la souveraineté. D’après les bruits de la cour, contrairement aux habitudes de l’Empereur qui écoutait beaucoup et qui restait toujours calme et froid, l’Impératrice se laissait entraîner un peu trop à une volubilité de paroles toute féminine. Il ne manquait pas de ministres qui, en bons courtisans, applaudissaient à cette éloquence. L’Impératrice montrait une vive intelligence, mais en même temps beaucoup d’esprit de contradiction, n’écoutant pas assez les avis et se laissant emporter par son premier mouvement. Elle était, en un mot, tout l’opposé de l’Empereur. Elle avait cependant de grandes qualités, beaucoup de cœur, de générosité, d’honnêteté native : on sentait qu’elle aurait, à l’occasion, beaucoup de courage. Toujours inspirée des sentiments les plus nobles, elle a pu se tromper, mais elle n’a jamais eu qu’un but : l’honneur et la gloire de la France.

Au début de la guerre, je reçus encore une lettre de d’Azeglio.


« Turin, 1er  juin 1859.
Mon cher Gustave,

« Je vous ai écrit longuement il y a une quinzaine de jours, et je crains que ma lettre ne se soit égarée. N’allez pas croire au moins que je sois devenu exigeant sur le chapitre des réponses. Seulement je regretterais la perte de ma lettre par la raison qu’elle contenait une annexe à laquelle j’attache quelque importance. Veuillez m’en dire un mot. Quelques jours après mon arrivée, j’ai reçu une nouvelle mission. Je suis chargé de la formation d’une nouvelle brigade composée de volontaires qui accourent du midi de l’Italie. N’allez pas croire que je me mêle de corps francs. Il est question de régiments de ligne, et soyez tranquille quant à leur discipline. Je ferai en sorte que ce soient des baïonnettes aussi peu intelligentes que possible. Cette formation aura ses dépôts hors du Piémont. C’est une assez rude tâche, mais, comme on me donne pour appui un petit corps déjà organisé de bons Gianduja, j’espère en venir à bout sans encombre.

« Les affaires vont bien jusqu’ici, comme vous le verrez par les journaux. Le Roi fait bien quelques folies ; mais comme ce sont des folies de bravoure, le moyen de se mettre en colère ! J’espère que tout votre monde va bien et que l’amie d’enfance[4] n’est pas en train d’oublier mon apparition. Mettez-moi aux pieds de Mme Walewska et rappelez-moi au souvenir du comte.

« Et les photographies ! On me les demande, et vous seriez bien aimable de me les envoyer. J’ai fait avoir une médaille de remerciements à M. Disdéri. Est-il content ?

« Tout à vous.
« Azeglio. »


La guerre qui devait ajouter les noms illustres de Magenta et de Solférino à la liste des victoires françaises allait s’engager. Loin de tirer profit de ses sacrifices, la France modifiait à son détriment l’équilibre européen. Jalousée, redoutée par les grandes puissances, elle ne devait pas tarder à voir se former sur ses frontières, au milieu de l’indifférence ou de l’hostilité mal déguisée des autres nations, les compétitions les plus redoutable ! Les sanglantes batailles qu’elle livrait dans les plaines de la Lombardie étaient le prélude de celles qu’elle devait livrer quelques années plus tard sur son propre sol pour la défense, hélas infructueuse de ses plus belles provinces.

  1. Plus tard, lieutenant-colonel de cavalerie.
  2. V. Camille Rousset, Histoire de la guerre de Crimée, t. II, p. 292 et suiv. ; général Canonge, Histoire et art militaires (en cours de publication), t. II, p. 62, 63 et 98.
  3. Général Canonge, Histoire et art militaire, t. II, p. 115, 198, 200 et 201.
  4. C’est ainsi qu’il appelait affectueusement la comtesse de Reiset.