Mes souvenirs (Stern)/Deuxième partie/II

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 261-288).




II


Les princes de la maison de Bourbon. — Louis XVIII. — Charles X. — La présentation à la cour. — Madame la dauphine. — Les soirées intimes de la famille royale. — Le duc et la duchesse de Berry. — Le Palais-Royal. — Le duc de Chartres et le comte Walewski. 



À tout seigneur, tout honneur ! Je parlerai en premier lieu du roi et des princes, qui, sans dominer l’opinion, avaient néanmoins dans les préoccupations du grand monde une part considérable.

On se gênait fort peu, dans la société du faubourg Saint-Germain, pour critiquer les princes. Quand on avait fait son devoir de gentilhomme, en leur offrant ses biens et son épée, on se tenait pour quitte envers eux ; on ne se faisait pas scrupule de dire tout haut ce qu’on avait à reprendre dans leurs personnes.

La noblesse émigrée, ruinée, décimée par la révolution, trouvait ses princes ingrats. Le milliard d’indemnité qu’on lui faisait espérer sous le règne de Louis XVIII, qu’on lui donna sous le règne suivant, les grandes charges rétablies pour elle, n’apaisaient que le plus gros des colères. Il restait mille pointes d’aigreur, un vif déplaisir de la Charte, avec le plus railleur dédain de la politique nouvelle qui accueillait les parvenus, oubliait le passé, cherchait les compromis, prétendait enfin réconcilier des gens irréconciliables. Vainement le roi Louis XVIII avait-il essayé, par de nombreuses faiblesses, de désarmer les royalistes. Un prince philosophe, un prince lettré, assis, quelque peu anglais, non hostile aux parlements, comprenant tout, se faisant expliquer tout, se faisant à tout, n’était guère le fait d’une noblesse orgueilleuse, qui ne voulait connaître que le cheval et l’épée, les droits de la race et les privilèges du sang. On ne pouvait contester à Louis XVIII les dons de l’esprit ; on ne pouvait méconnaître dans son caractère une certaine grandeur royale ; on s’attaqua aux prétendus vices de son cœur ; on railla ses favori et ses favorites. Les caricatures, les anecdotes, les persiflages, les sar casmes contre le roi infirme et libéral, couraient les salons. On n’y cachait pas du tout l’impatience d’un nouveau règne. Cependant les profonds respects dynastiques dont la famille royale entourait son chef, l’étiquette rétablie au château, plus que tout cela, la dignité tranquille qui se lisait au front de Louis XVIII, ôtaient, dès qu’il paraissait en public, malgré sa fâcheuse impotence et la bizarrerie de son accoutrement, toute possibilité, toute envie de le trouver ridicule.

Je vis Louis XVIII deux fois, en deux occasions solennelles. Une première fois d’assez loin, à son balcon, où il assistait, le 2 décembre 1823, entouré des princes et des princesses, à l’entrée triomphale dans le jardin des Tuileries de monseigneur le duc d’Angoulême et des régiments de la garde, qui revenaient victorieux de la campagne d’Espagne ; une autre fois le 23 mars de l’année suivante, à l’ouverture de la session qui devait être la dernière de son règne.

La cérémonie se faisait en grand appareil, au Louvre, dans la salle des gardes, en présence de toute la cour. Il y avait des places réservées aux dames présentées ; d’autres plus en arrière, où étaient admises les personnes non reçues au château. Le spectacle était pour moi tout nouveau. Il fut très-grave. Le vieux roi — il avait alors près de soixante-dix ans, — vêtu selon sa coutume du frac en drap bleu orné de deux épaulettes d’or, couvert des plaques de ses ordres, la chevelure poudrée, renfermée derrière la nuque dans un ruban de soie noire, le chapeau relevé, à trois cornes, l’épée au côté, ses jambes enflées enveloppées de larges guêtres en velours cramoisi, entra, roulé par ses pages, dans son fauteuil, entouré des princes et des grands de sa maison. L’œil d’un Holbein aurait vu, appuyées sur le dossier de pourpre du siège royal, les mains pâles de la Mort, officieuses et perfides. Louis XVIII n’avait plus que peu de mois à vivre. Il le savait. Atteint de cette somnolence sénile qui annonçait aux médecins sa fin prochaine, observateur impassible des progrès de la gangrène qui rongeait ses os ramollis et ses chairs paralysées, le roi, lorsqu’il sg montrait encore en public, n’avait plus qu’un souei : maintenir dans sa personne affaissée la majesté royale. Par un effort inouï de sa volonté, Louis XVIII, relevant sa belle tête bourbonnienne que la pesanteur du sommeil faisait malgré lui retomber, prononça le discours solennel, dont les phrases, commencées d’une voix vibrante encore, s’achevaient inarticulées dans un pénible et confus murmure.

Le comte d’Artois, debout près de son frère, jetait de loin à loin sur l’assemblée un regard vague ; il souriait, comme par habitude de courtoisie, d’un sourire plus vague encore. À ses côtés, le duc d’Angoulême, le héros du Trocadéro, selon le langage des gazettes, embarrassé de sa gloire et de sa contenance. La duchesse d’Angoulême, en costume de cour, droite et raide. La duchesse de Berry, gracieuse dans sa gaucherie enfantine, tout affairée à ses dentelles, à ses plumes, à ses colliers, occupée, sans y parvenir, à se composer un maintien. Les ministres derrière le roi. Tout en avant, le président du conseil, M. de Villèle, chétif, timide et de peu de mine ; le vicomte de Chateaubriand, ennuyé là comme ailleurs, et promenant, sur la foule comme sur le désert, son grand œil superbe. Les officiers de la couronne remplissaient le fond de la scène; tout autour, une rangée de gardes du corps, dans leurs brillants uniformes, en formaient la perspective.

Le discours de Louis XVIII annonçait des changements à la Charte, qui devaient, faisait-on dire à son auteur, en consolider l’établissement. Le roi signifiait aux députés qu’un projet de loi leur serait présenté pour substituer au renouvellement annuel, par cinquième, de la chambre, le renouvellement intégral, ou ce qu’on appelait dans le langage parlementaire du temps la septennalité. Je ne savais guère alors ce qu’on pouvait vouloir dire par là, mais je n’entendis pas sans émotion ce vieillard royal, dont la voix mourante commandait à une si grande et si noble assemblée un suprême silence.

L’année suivante, 1824, je portais le deuil de Louis XVIII, deuil de père, disait-on, et qu’on devait garder pendant une année entière. Mais après les obsèques, quand le cercueil du feu roi fut descendu au caveau de ses ancêtres, et que, au bruit du canon, le roi d’armes eut proclamé, dans la basilique de Saint-Denis, Charles, dixième du nom, par la grâce de Dieu, très-chrétien, très-auguste, très-puissant roi de France et de Navarre, on tempéra les signes trop lugubres du regret public.

Les fêtes de la saison n’en furent point attristées. On jeta, à l’espagnole, par imitation peut-être des dames andalouses dont nos héros du Trocadéro célébraient les grâces piquantes sous la noire mantille , des bouquets de roses sur le crêpe et la gaze de nos robes de deuil et de bal ; et cet aspect inaccoutumé des quadrilles, ce mélange de deux couleurs emblématiques de la plus grande tristesse et de la plus grande joie en parut un agrément.

Ce fut à son entrée dans Paris, au retour du sacre — 6 juin 1825 — dans sa vaste voiture d’or et de cristal, traînée de huit chevaux blancs empanachés, que je vis Charles X pour la première fois. L’année suivante, je le vis encore dans une procession du grand jubilé — 3 mai 1826. — Il était cette fois vêtu de violet, en signe de deuil, non plus pour la mort de Louis XVIII, mais en commémoration de la mort de Louis XVI. Il se rendait à la place de la Concorde pour y poser la première pierre d’un monument expiatoire, voté par la chambre introuvable, d’après le vœu exprimé par le maréchal Soult, à la mémoire du roi martyr, sur le lieu même de son exécution.

Dans l’année 1828, après mon mariage, je fus présentée à la cour. À partir de ce moment jusqu’à la révolution de juillet, je vis assez souvent le roi, soit aux réceptions, soit aux bals ou aux spectacles du château, soit dans les soirées intimes de la Dauphine. Les habitudes et l’étiquette de la maison de Bourbon ayant aujourd’hui une sorte d’intérêt historique, je dirai ce que j’en ai vu.

L’usage voulait alors que les nouvelles mariées fussent, à leur entrée dans le monde, présentées en cérémonie au roi et aux princes. On était pour cette présentation assistée de deux marraines, choisies parmi les parentes les plus proches ou les plus considérables. Comme le cérémonial était compliqué, on prenait, pour s’y préparer, des leçons spéciales du maître à danser de la cour, M. Abraham. C’était lui qu’on avait appelé aux Tuileries, dans les premiers jours de la Restauration, quand la duchesse d’Angoulème s’occupa de rechercher l’ancienne étiquette ; c’était lui encore qui avait été chargé d’enseigner à la vive Napolitaine qui venait épouser le duc de Berry les lenteurs de la révérence, l’art de tenir les pieds en dehors, et les autres éléments des grâces françaises. Seul, après plus d’un quart de siècle d’émigrations, de prisons, de désastres, M. Abraham, les avait retrouvées intactes dans sa mémoire. Seul, il pouvait professer le beau maintien traditionnel. Selon la coutume, M. Abraham, en jabot de dentelle et en manchettes, me donna trois répétitions de la révérence au roi. Il n’en fallait pas moins pour s’accoutumer à manœuvrer le long manteau de cour, dans des marches et contre-marches où jamais on ne devait tourner le dos à Sa Majesté. Il fallait apprendre à donner lestement, sans qu’il y parût, de petits coups de pied, à lancer de petites ruades à la lourde queue traînante, à désentortiller ses plis confus, à l’étaler largement et bellement aux yeux, sur les tapis. Il fallait aussi se mettre bien en mémoire les trois inclinations profondes, à espace égal, qui se devaient faire avant d’arriver au roi : la première, tout à l’entrée de la galerie à l’extrémité de laquelle il se tenait, entouré de ses gentilshommes ; la seconde, au tiers du chemin que l’on faisait vers lui, après une dizaine de pas, graves et mesurés ; la troisième, après dix autres pas encore, en présence de Sa Majesté, qui, de son côté, s’était avancée de quelques pas à la rencontre des dames. Enfin, congédiée d’un signe gracieux, on avait à opérer une retraite extrêmement difficile, un mouvement en diagonale, au moyen duquel, en présentant toujours le front au roi, on devait gagner la porte de sortie, qui se trouvait un pende côté, dans le fond, à l’extrémité opposée à celle par où l’on était entrée. Il y avait là. avec les préoccupations et l’émotion inséparables d’un tel début, si l’on manquait de présence d’esprit, des occasions d’accidents, ou tout au moins de gaucheries, les plus fâcheux du monde. Les histoires de ces accidents ornaient la mémoire des gens de cour ; on ne manquait pas de les raconter à la future présentée, ce qui achevait, comme on peut croire, de porter le trouble dans son âme et dans son maintien.

La journée qui précédait la présentation — elle se faisait le soir — appartenait aux faiseuses et aux habilleuses, au conseil en permanence des marraines expérimentées. Mes deux marraines étaient la vicomtesse d’Agoult, tante de mon mari, dame d’atours de madame la Dauphine et la duchesse de Montmorency-Matignon. Mon habit de cour était entièrement blanc. Il se composait d’une robe en tulle lamé, tout enguirlandée de fleurs en haut relief d’argent, et d’un manteau en velours épinglé, d’un ton plus mat, également brodé d’argent : le tout, couleur de la lune, comme la robe de Peau d’âne, à ce que je prétendais. Ma coiffure, haute et roide, selon la mode du temps et le goût de la Dauphine, était formée de plusieurs bouches ou coques de cheveux énormes, très-avancées sur le devant de la tête, et d’où retombaient en arrière de riches barbes en blondes. Ces coques étaient surmontées d’un panache de plumes d’autruche. Sur le front, que cachaient en partie deux touffes symétriques de cheveux frisés, reposaient lourdement, en manière de diadème, des fleurs et des épis en diamants. Je portais à mon cou un collier d’émeraudes d’où pendaient d’immenses poires entourées de brillants, dont on disait qu’elles surpassaient en grosseur et en éclat la parure, très-vantée à la cour, de madame la duchesse d’Orléans. Un éventail taillé à jour dans la nacre et l’or, un mouchoir garni de vieilles dentelles très-précieuses que le vicomte d’Agoult avait détachées pour moi de son grand costume de l’ordre du Saint-Esprit, une couche de fard sur les joues complétaient mon ajustement et le faisaient tel qu’il devait être pour satisfaire à l’étiquette de la cour du roi Charles X.

Par une spéciale faveur, pour les amis dévoués de son long exil — le vicomte et la vicomtesse d’Agoult n’avaient jamais quitté madame Royale — la Dauphine avait exprimé le gracieux désir de voir, dans son particulier et avant qu’elle parût devant le roi, la nouvelle présentée. En conséquence, nous nous rendîmes dans les petits appartements de la fille de Louis XVI quelques minutes avant l’heure indiquée pour la réception royale. À peine étions-nous dans le salon affecté à la dame d’atours, que la porte s’ouvre. Venant droit à moi, la Dauphine me regarde des pieds à la tête, puis, son examen fait, se tournant brusquement vers la vicomtesse d’Agoult : « Elle n’a pas assez de rouge, » dit-elle d’un ton tranchant : et, sans un mot de plus, elle regagne la porte comme elle était venue, avec une rapidité foudroyante. « Comment n’avais-je pas vu cela ? » dit la vicomtesse en me regardant à son tour, sans montrer le moindre étonnement du singulier accueil de sa princesse. Mais que faire ? il n’y avait point de remède ; on venait nous avertir que les appartements du roi s’ouvraient.

À cinq minutes de là, la vicomtesse, la duchesse de Montmorency et moi, toutes trois en ligne, nous faisions notre triple, profonde et lente révérence à la Majesté du roi Charles X.

Le spectacle devait être pompeux, de ces trois grandes dames en gala, s’avançant à pas comptés dans cette galerie resplendissante, vers un groupe de grands seigneurs tout chamarrés d’or, qui faisaient cortège au plus grand seigneur entre tous, à Charles de Bourbon, par la grâce de Dieu et de ses ancêtres, très-auguste et très-puissant roi de France et de Navarre.

Charles X, bien qu’il eût alors soixante-dix ans, gardait encore un certain air de jeunesse, avec ce je ne sais quoi indéfinissable du gentilhomme français, lorsqu’il a été très-aimé des femmes. Sa taille était mince, souple, élancée. Ni dans l’ovale maigre et allongé de son visage, ni dans son front fuyant, ni dans son regard indécis, ni même dans ses cheveux blancs, il n’y avait de beauté ou d’autorité véritables ; mais l’ensemble de tout cela paraissait noble et gracieux.

On vantait beaucoup aux Tuileries l’affabilité de la parole royale. On répétait des mots du roi. Les avaitil jamais dits? Il se pourrait bien qu’il en ait été de tous comme de ce fameux français de plus, inventé pour le Moniteur par le prince de Talleyrand ou M. Beugnot. Quoi qu’il en soit, quand je fus en sa présence, le roi voulut être, il fut en réalité très-aimable. S’adressant à mes deux marraines, dans l’intention visible d’épargner ma timidité, il tint sur moi, devant moi, mille propos flatteurs, et nous retint beaucoup plus longtemps qu’il n’avait coutume de le faire dans ces fatigantes réceptions où il ne s’asseyait pas. Depuis lors, je retournai régulièrement au château, et toujours Charles X se rappela, avec cette mémoire des petites choses qui sied si bien aux personnes que l’on suppose occupées des grandes, mon visage, mon nom, mes circonstances. Aux petites soirées de la Dauphine, il semblait aussi vouloir me distinguer ; mais, sans qu’il y eût de sa part ni raideur, ni hauteur aucune, la stérilité de son esprit suffisait à rendre très-insignifiants les rapports qu’il essayait d’établir. Ces soirées de la Dauphine n’étaient pas d’ailleurs un lieu propice aux conversations agréables. Il y régnait une froideur glaciale, malgré leur apparente intimité. Voici comment les choses se passaient. Assise au haut bout d’un cercle qui s’allongeait en amande des deux côtés de son fauteuil, madame la Dauphine travaillait à un ouvrage en tapisserie. Dans ce cercle, où chacun était placé selon son rang, il n’était pas de mise qu’on parlât à sa voisine, autrement qu’à voix basse, et comme à la dérobée. La princesse tirait ses points d’une main saccadée[1]. Sans s’interrompre, elle jetait de loin à loin, avec une certaine spontanéité apparente, mais réglée en effet par l’étiquette, à l’une ou à l’autre des dames qui siégeaient autour d’elle, une question brusque. La réponse, au milieu du silence général, était, comme on peut croire, aussi brève, aussi banale que possible. En dehors de ce cercle féminin, le Dauphin et d’ordinaire la vicomtesse d’Agoult, sa vieille amie de Mittau, jouaient ensemble aux échecs, silencieusement, cela va sans dire, absolument comme auraient pu le faire deux automates.

Dans le fond du salon, Charles X, silencieusement aussi, faisait sa partie de whist avec trois des gentilshommes de sa maison ou de celle de sa nièce, le duc de Duras, MM. de Vibraye, de Périgord, de Damas, etc. De temps en temps, à la fin d’un rubber, il s’élevait une voix ; c’était celle du roi, qui se fâchait quand il avait perdu ; son partner s’excusait, et le silence recommençait jusqu’au prochain rubber. La partie terminée, le roi se levait en repoussant son siège ; aussitôt, et comme par un ressort, la Dauphine, qui n’avait pas perdu de vue le jeu royal, se levait aussi. Elle jetait sa tapisserie ; et, d’un regard, commandait à son cercle la dispersion. Dans le même temps, à quelque péripétie qu’on fût de la marche des échecs, le Dauphin, quittant tout, se rapprochait du roi respectueusement. On échangeait alors deux ou trois paroles ; puis le roi, s’ach minant vers la porte qui conduisait à ses appartements, nous adressait, à chacune en particulier, quelques mots ; après quoi, il se retirait, en faisant une inclination de tête générale à toute l’assemblée. À peine le roi disparu, le Dauphin et la Dauphine disparaissaient également. Les invités rentraient, chacun chez soi, très-flattés assurément, très-enviés, car cette faveur des petites soirées de la Dauphine passait pour la plus grande du monde, mais fort peu avancés en réalité dans l’intimité d’esprit des augustes personnes qui les admettaient de la sorte au silence et au vide imposant du cercle de famille.

Madame Royale, duchesse d’Angoulême, qui portait, malgré sa maturité — elle avait alors quarante-six ans — depuis l’avènement de son beau-père, le titrejuvénile de Dauphine[2], n’était pas douée des agréments d’esprit et de manières qui avaient rendu si attrayants l’entretien et la familiarité de Marie-Antoinette. Elle n’y prétendait pas, loin de là. Quelque chose en elle protestait contre ces grâces imprudentes auxquelles certaines gens, parmi les royalistes, imputaient les malheurs de la révolution.

Marie-Thérèse de France, au moment de son mariage — à Mittau, le 10 juin 1799 — avec son cousin germain, Louis Antoine, duc d’Angoulême, avait une noblesse de traits, un éclat de carnation et de chevelure qui rappelait, disait-on, l’éblouissante beauté de sa mère. J’ai porté longtemps en bague une petite miniature qu’elle avait donnée à Hartwell à la vicomtesse d’Agoult ; on l’y voit blonde et blanche, avec des yeux bleus très-doux. Mais, peu à peu, en prenant de lâge, ce qu’elle tenait de son père s’était accentué : la taille épaisse, le nez busqué, la voix rauque, la parole brève , l’abord malgracieux. Dans les adversités d’un destin toujours contraire, sous la perpétuelle menace d’un avenir toujours sombre, dans la prison, dans la proscription, madame Royale s’était cuirassée d’airain. Sa volonté, toujours debout, refoulait incessamment, comme une faiblesse indigne de la fille des rois, la sensibilité naturelle à son âme profonde. Simple et droite courageuse et généreuse comme il a été donné de l’être à peu de femmes ; intrépide dans les résolutions les plus hardies ; ne cherchant, ne voulant, ne connaissant ici-bas que le devoir ; fidèle en amitié, capable des plus grands sacrifices, charitable sans mesure et sans fin ; malgré tant de vertus, Marie-Thérèse ne sut pas se rendre aimable ; elle ne fut point aimée des Français, comme elle eût mérité de l’être. La France, qu’elle chérissait avec une tendresse douloureuse, ne lui pardonna jamais d’être triste. Ni son mari, qui se pliait à sa supériorité, ni le roi son oncle, ni le roi son beau-père qui lui rendaient hommage, ni les serviteurs dévoués qui l’admiraient, ne pénétrèrent, je le crois, le secret passionné de cette âme héroïque. La maternité lui manqua. Elle vécut et mourut connue de Dieu seul.

Lorsque, à l’issue de la réception chez le roi, je fus présentée au Dauphin, que je n’avais jamais vu que de loin, mon étonnement fut extrême. Le contraste était brusque. En passant de la solennité, des grandes attitudes d’une cour nombreuse et brillante, on se trouvait, tout d’un coup, de biais, au détour d’une porte, en présence d’un petit homme presque seul, chétif, grêle et laid, embarrassé, contracté, agité d’un tic nerveux, qui clignotait, grimaçait des lèvres et des doigts, faisait effort pour parler, pour rester en place. Ce petit homme était le héros du Trocadéro, Son Altesse Royale monseigneur le Dauphin, fils aîné du roi Charles X, grand amiral de France. Il avait alorsquarante-neufans, mais on n’aurait su quel âge lui donner, tant, par sa physionomie ingrate, par le trouble de son maintien, par le malaise de tout son être, il échappait à l’idée qu’on peut se faire de la jeunesse ou de la maturité. On a loué, et, je crois, très-équitablement. la droiture et la loyauté du duc d’Angoulême. On a dit qu’il était de bon conseil ; il a prouvé qu’il était capable de fermeté, de bonté parfaite. Mais, au point de vue féminin où je me place pour parler des cours et des salons, il paraissait disgracié et il produisait une impression qui n’inclinait pas du tout à lui rendre justice. En le voyant, il était difficile de ne pas se dire : que l’union d’un tel homme avec la fille de Louis XVI n’avait dû être , pour cette princesse malheureuse, qu’une occasion de plus d’étouffer en elle tout ce qui n’était le devoir.

Tout autre était le souvenir que laissait dans les imaginations le duc de Bercy. Très-enfant que j’étais encore lorsqu’il fut tué par Louvel, je n’appris ce qu’avait été sa vie que dans les récits de sa mort. Mais ces récits pathétiques, celui de Chateaubriand surtout, qu’on dévorait, le peignaient sous des couleurs si touchantes à sa dernière heure, qu’on se persuadait l’avoir connu, et qu’on lui donnait des larmes.

La popularité du duc de Berry, depuis son mariage — 1816 — avec Marie-Caroline princesse des Deux-Siciles. était grande. La vie animée, communicative. que les jeunes époux menaient ensemble dans le joli palais de l’Élysée, disposait favorablement l’opinion. L’absence de toute étiquette autour du duc de Berry, l’ordre et la simplicité qu’il voulait dans sa maison, son goût pour les arts-dont les autres princes n’avaient aucune idée, l’allure vive et franche de qualités, de défauts qu’il ne cherchait point à cacher, les faiblesses de l’amour, « ces faiblesses de François Ier et de Bayard, de Henri IV et de Crillon, de Louis XIV et de Turenne, que la France, écrivait Chateaubriand , ne saurait condamner sans se condamner elle-même, » faisaient au duc de Berry une physionomie distincte. Il attirait à lui une curiosité indulgente et les sympathies de la foule ; il retenait après l’offense, à son amitié, brusque mais sincère, des hommes de cœur et d’honneur.

Ce fut six années après la mort du duc, à Dieppe, pendant la saison des bains, que j’eus l’occasion de voir madame la duchesse de Berry et de lui parler quelquefois. Elle me plut tout d’abord, et toujours davantage, à mesure que je la connus mieux. Elle n’était pas jolie régulièrement ; ses traits n’offraient rien de remarquable ; son regard était incertain, sa lèvre trop grosse et presque toujours ouverte ; elle se tenait fort mal et les mieux disposés ne pouvaient lui trouver grand air. Mais cette blonde Napolitaine avait son charme : une splendeur de teint merveilleuse, de soyeux cheveux blonds, le plus joli bras du monde, des pieds qui, bien qu’en dedans, faisaient plaisir à voir, tant ils étaient mignons et bien faits. Et puis : « bonté, douceur, esprit, gaieté »[3], elle portait tout cela sur son visage candide. Malgré la timidité qui la faisait rougir et balbutier à propos de rien, on sentait qu’elle désirait plaire, et on désirait de lui plaire.

Je viens de dire qu’elle était timide. On peut se figurer par quelles épreuves la pauvre princesse avait dû passer en venant seule, à dix-sept ans, trouver un mari inconnu qui approchait de la quarantaine[4] ; un vieil oncle toujours assis, toujours auguste, surtout en famille ; une belle-sœur et un beau-frère qui, n’ayant connu ni les joies de l’enfance ni les joies de la maternité, ne pouvaient, quoi qu’ils fissent, ni deviner, ni excuser, encore moins chérir les ignorances, les inadvertances, les inconséquences sans nombre d’une enfant qui ne se connaissait pas elle-même. Ses familiarités italiennes aux prises avec l’étiquette française et l’austérité de la duchesse d’Angoulême amenaient les conflits les plus drôles. On contait en ce temps-là mille traits d’ingénuité de la pauvre Caroline, mille espiègleries de son mari, mille malices du roi, qui la jetaient toute en confusion et divertissaient la cour. On savait que les dames de la Dauphine s’offusquaient de ses corsages trop peu épingles, de ses bas de fil trop à jour, de ses yeux trop distraits pendant vêpres, de son cierge trop agité dans sa main, à la procession, et d’où la cire découlait sur sa jupe, beaucoup trop courte ; mais, puisque son mari s’arrangeait de tout cela, il n’y avait trop rien à dire, et lorsqu’on les vit heureux ensemble, à leur façon, bienveillants et bienfaisants envers tous, en toutes circonstances, lorsqu’ils donnèrent, dans les frais jardins de l’Élysée, des bals de printemps où tout respirait la joie, on cessa de parler des inconséquences de la princesse. Néanmoins, tout en se taisant, on ne la considérait pas comme une personne sérieuse. Il fallut la nuit tragique où le poignard d’un assassin fit jaillir sur sa robe de fête le sang de son mari frappé au cœur, pour la montrer à tous ce qu’elle était : grande et simple en son courage, en son amour, en ses douleurs, inspirée dans les élans d’une âme vraiment bonne, et telle que personne, jusque-là, ne l’avait su ni comprendre ni deviner.

La naissance du duc de Bordeaux, célébrée par l’Église de France comme un miracle, donna à la duchesse de Berry, mère de l’héritier du trône, et rentrée au palaisdes Tuileries, une situation plus haute qu’elle ne l’avait eue auparavant. À l’avénement de Charles X, prenant le titre de Madame, elle eut aux faveurs royales une part qui lui permit d’obliger beaucoup de gens. Elle continua, comme elle l’avait fait avec le duc de Berry, à s’occuper des arts, à protéger les artistes. Peu à peu, elle reparut en public ; on la revit au spectacle, elle se reprit aux amusements de son âge. Avec l’agrément du roi, elle patronna le théâtre du Gymnase, qui porta son nom. Une revue du monde élégant, la Mode, parut sous ses auspices. Elle fit dans les provinces de nombreuses excursions. Enfin elle prit goût à la plage de Dieppe. Elle y vint chaque année pour la saison des bains. Elle y attira beaucoup de monde. Loin des yeux de la Dauphine, elle osa s’émanciper davantage, être elle-même, c’est-à-dire enjouée, un peu frivole, mais bonne et charmante. On vit à ses côtés, et cela plaisait beaucoup, car le peuple aime presque également les faiblesses du cœur et ses générosités, les deux jeunes filles que son mari mourant lui avait léguées : les filles de l’Anglaise, comme on disait dédaigneusement à la cour. Elle ordonna des promenades en mer, des fêtes dans les ruines du château d’Arques ; elle porta des bijoux sculptés dans l’ivoire et donna ainsi un élan d’émulation à l’industrie dieppoise. Bref, elle se fit aimer, chérir ; elle eut là sa petite royauté, joyeuse et familière.

Une particularité de la plage de Dieppe, c’est la manière dont on y prend le bain. Point de petites voitures traînées dans la mer, comme à Ostende, mais des baigneurs attitrés, attachés au service de l’établissement, qui emportaient dans leurs bras les baigneuses, et, s’avançant dans l’eau jusqu’à une certaine distance, variable, selon la marée, par delà les rudes galets, les plongeaient, tête première, et les remettaient debout, en équilibre, sur un sable fin, très-doux aux pieds. Nous faisions de laides grimaces pendant et après l’opération du plongeon, qui nous laissait les yeux, les oreilles, le nez, quelquefois la bouche, quand la peur nous avait fait crier, tout remplis d’eau salée. Le costume que nous portions était aussi fort laid : une coiffe ou serre-tête de taffetas ciré, qui enveloppait et cachait toute la chevelure, un pantalon et un sarrau de laine noire, sans aucun ornement, d’épais chaussons de lisière. Lorsqu’elle sortait du bain, dans sa gaine collante et gluante, la plus jolie femme du monde semblait une monstruosité. On se baignait néanmoins en vue de la promenade et l’on permettait que les hommes, du haut de la terrasse, armés de lorgnettes d’opéra, assistassent à l’aller et au retour, parfois très-long, de la tente à la mer et de la mer à la tente, où l’on quittait et reprenait les vêtements de ville. C’était aussi malséant que possible. La princesse napolitaine ou bien n’y avait pas songé, ou bien n’avait osé risquer sa popularité en touchant à la coutume ; toujours est-il qu’elle n’échappait pas au sort commun, bien au contraire. Les lorgnettes croissaient et multipliaient de jour en jour aux endroits où elle s’ébattait dans les flots. Mais elle n’y prenait pas garde, et se divertissait avec ses dames, devant ce public curieux, à maintes espiègleries d’enfant.

Le jour de l’ouverture de la saison, au premier bain, l’étiquette voulait — qui l’avait établie ? je l’ignore — que l’on tirât le canon au moment où la princesse entrait dans la mer, et que le médecin inspecteur y accompagnât l’Altesse Royale. Le docteur Mourgué — il se nommait ainsi, si j’ai bonne mémoire — gardait, pour cette grande occasion, son plus bel habit de ville, avec un pantalon neuf; il offrait à la princesse sa main droite gantée de blanc, comme pour le bal: c’était à mourir de rire. Ce premier jour passé, la princesse reprenait sa liberté ; elle se baignait à sa mode et comme une simple mortelle, accostant ses voisines, les mettant de la partie. Cette partie consistait principalement en aspersions, en douches de toute espèce, que la petite main folâtre de l’Altesse infligeait de droite et de gauche, par surprise, à tout ce qui passait à sa portée. Elle exigeait qu’on le lui rendit. Attaques et ripostes, cela faisait tout un petit tapage maritime et de pensionnaires en vacances qui lui donnait du plaisir. Le baigneur de la princesse étant aussi le mien, j’avais plus souvent que d’autres l’honneur du bain royal. Jeune, blonde et blanche comme Marie-Caroline, comme elle hardie au jeu des lames et timide à l’entretien, point mariée, point présentée, je lui fus une compagnie à souhait avec laquelle elle se sentait tout à l’aise. Elle complimenta ma mère sur mes beaux cheveux, sur mes beaux yeux, et me mit ainsi à la mode pour toute la saison.

Du vivant de son mari, la duchesse de Berry voyait beaucoup avec lui la famille d’Orléans. Le cercle intime du Palais-Royal et de Neuilly, plus nombreux, plus jeune, moins grave que celui des Tuileries, leur plaisait à tous deux beaucoup. Ils témoignaient au duc de Chartres surtout tant d’amitié que le public supposait déjà un projet d’union entre le petit prince et la petite Mademoiselle encore au berceau. Après la catastrophe de l’Opéra, la duchesse de Berry continua de fréquenter les d’Orléans. Le duc de Chartres grandissant, devenu un beau jeune homme, lorsqu’on les vit ensemble ouvrir les bals à la cour et dans les ambassades, personne ne douta plus du lien nouveau qui resserrerait un jour leur parenté[5]. Au château des Tuileries, on en jugeait autrement. L’entourage du roi et surtout celui de la Dauphine ne voyaient pas d’un bon œil les relations de la mère du duc de Bordeaux avec le fils et les petits-fils de Philippe-Égalité. Le duc d’Orléans restait suspect aux ultras. L’émigration, fermée longtemps au soldat de Jemmapes et de Valmy, ne s’était rapprochée de lui que pour la forme. On n’aimait pas son attitude à la chambre des pairs, moins encore ses liaisons avec Talleyrand et Fouché ; on mettait à son compte la conspiration de Didier ; on lui faisait un crime d’ouvrir ses salons aux buonapartistes et aux libéraux. Lorsque parut, en 1827, la Lettre au duc d’Orléans[6] les soupçons qui se murmuraient éclatèrent. On parla tout haut d’un complot organisé pour substituer aux Bourbons de la branche aînée les Bourbons de la branche cadette. Les choses en étaient à ce point que, dans cette même année 1827, entrée, comme js l’ai dit, par mon mariage, dans l’entourage le plus proche de la Dauphine, je n’osai point, sans l’agrément de la vicomtesse d’Agoult, accepter une invitation qui m’était adressée pour un prochain concert au Palais-Royal. Et cette personne, si réservée d’ordinaire, était si agitée de soupçons à l’endroit des d’Orléans, qu’elle se trahit, « Je n’aime pas ces gens-là, » s’écria-t-elle avec un accent singulier ; puis, se reprenant aussitôt et se calmant, elle prononça qu’il n’y avait pas à balancer ; qu’on ne refusait pas de se rendre, quand on était prié, chez les cousins du roi ; que cette invitation, qui me prévenait gracieusement, devait être tenue, nonobstant certaines compagnies qui se rencontraient au Palais-Royal, à très-grand honneur ; et qu’enfin Madame la duchesse d’Orléans était une personne fort pieuse.

Les réunions du Palais-Royal étaient, en effet, comme l’insinuait ma tante, fort mêlées et déparées de bourgeois que l’on ne voyait pas aux Tuileries. Le faubourg Saint-Germain se plaignait de ce mélange. J’entendis un jour la vieille duchesse de Damas dire, en revenant d’une de ces soirées : « On n’y connaissait personne. » Ce personne se composait d’une infinité de gens illustres déjà, ou qui devaient sous peu s’illustrer, et que la révolution prochaine allait porter au pouvoir.

Je me rencontrai au Palais-Royal avec toute cette haute bourgeoisie que le journalisme, le barreau, la tribune et les lettres signalaient et saluaient déjà comme l’élite de la nation. Je vis là, sans aucun doute, MM. Laffittc, Royer-Collard, Casimir Périer, Thiers, Guizot, Odilon-Barrot, les frères Bertin etc. Je dis sans doute parce que la société à laquelle j’appartenais, faisant toujours partout bande à part, affichant l’insolence suprême de la non-curiosité envers les gens nouveaux, je ne sus point mettre les noms sur les visages inconnus que je voyais passer, et n’osai les demander, de peur d’inconvenance. Le duc d’Orléans et sa sœur, Madame Adélaïde, causaient beaucoup, longuement, sérieusement, à ce qu’on pouvait croire, avec les hommes, dans ces grandes réunions dansantes ou musicales ; Madame la duchesse d’Orléans, entourée de son beau cortège d’enfants, faisait le tour des salons et disait à chacun un mot aimable.

Le duc de Chartres, avec ses dix-huit ans, s’essayait à faire la cour aux dames. On disait qu’il s’y prenait bien. On vantait sa bonne éducation, bien que faite en partie dans les collèges, ce qui semblait déplorable. Son abord prévenait en sa faveur. Grand, svelte, élégant, simple dans sa mise, réservé dans ses manières, le duc de Chartres, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, son teint pâle, avait l’air d’un jeune gentleman plutôt que d’un prince français. Il causait déjà très-bien, d’un ton très-doux. Cette année même, il commençait d’aller dans le monde, chez les ambassadeurs, chez les ministres et dans quelques salons des deux faubourgs. Il y fut vite à la mode, comme on peut croire. Les femmes qu’il distinguait s’en firent honneur. On lui supposa des bonnes fortunes, et rien ne parut plus naturel.

Par un singulier hasard, il se rencontra que l’année même où le duc de Chartres paraissait pour la première fois dans le faubourg Saint-Germain, on y vit en même temps un autre jeune homme très-beau, très-élégant, bienvenu des femmes, lui aussi, d’un sang glorieux, d’une naissance romanesque, qui attirait à la fois la curiosité et la sympathie : c’était le fils de la belle comtesse Walewska, le jeune comte Walewski. De même âge, à quelques mois près, que le duc de Chartres — ils étaient nés tous deux dans l’année 1810 — il était un peu moins grand, mais, comme lui, mince et svelte. Il dansait à merveille. Il valsait comme un étranger, comme un Slave, avec une grâce innée, une verve que n’acquièrent jamais nos Parisiens. Cette qualité d’étranger le servait, sa naissance encore plus, ses beaux yeux bruns, son sourire rêveur et jusqu’à son léger accent quand il « disait d’amour » . Pendant plusieurs hivers, il partagea avec le duc de Chartres — plus tard duc d’Orléans — les bonnes grâces des femmes et l’empressement des salons. La mode hésitait entre ces deux jeunes rivaux, entre ces deux charmants cavaliers, à peine hors de page. La mort n’hésita pas. À quinze ans de là, elle fit son choix, sûr et rapide. En emportant le duc d’Orléans, elle emportait tout un règne.

  1. Dans la visite que fit M. de Chateaubriand à madame la Dauphine, en 1833, à Carlsbad, il remarqua « ce mouvement rapide, machinal et convulsif. » (Mémoires d’outre- tombe.)
  2. On sait que le titre de Dauphin fut donné pour la première fois, en 1355, au fils aîné du roi de France. À l’avènement de Charles X, en 1824, il sonna étrangement aux oreilles des générations nouvelles. On ne savait plus du tout ce que cela pouvait bien vouloir dire.
  3. Chateaubriand. Lettre du duc de Berry à Marie-Caroline.
  4. « Je suis toujours effrayé de mes trente-huit ans, lui écrivait le duc de Berry ; je sais qu’à dix-sept ans, je trouvais ceux qui approchaient de la quarantaine bien vieux. » 31 mai 1816.

    Chateaubriand. Mémoire sur le duc de Berry.

  5. Comme je visitais un jour le château de Randan, — c’était en 1853, — j’y vis, au milieu des souvenirs de famille, une aquarelle représentant le château de Rosny, avec cette signature et cette date : Marie Caroline fecit 1823.
  6. Le duc d’Orléans désavoua cette lettre ; l’auteur, M. Cauchois-Lemaire, fut poursuivi devant les tribunaux et condamné à deux mille francs d’amende.