Mes souvenirs (Stern)/Première partie/XII

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 167-192).




XII


Ma dévotion. — Les enfants de Marie. — Fanny de la Rochefoucauld. — Adelise de X***. — Le bouquet de madame Antonia. — Le prix de science et le prix de sagesse. — Le parloir. — Les sorties. — La princesse de la Trémoïlle. — Ma sœur Auguste. — Léon. — Mes adieux au couvent. 



Ma piété, ma dévotion fervente allait chaque jour croissant et comblait de joie les religieuses. Elles mettaient en moi, pour l’avenir, les plus grandes espérances. La conversion de ma mère eût été. cela se comprend, pour la congrégation du Sacré-Cœur, une gloire. Mais, sans attendre jusque-là, et dans des visées moins hautes, plusieurs de ces dames, madame Eugénie de Gramont entre autres, pensèrent pouvoir me dresser à des fins plus prochaines. Une jeune fille de mon âge, qui, elle aussi, avait déià entrevu le monde, Fanny de Larochefoucauld, fille de la duchesse d’Estissac, entrait au pensionnat. Jolie, coquette, enivrée de succès et de plaisirs, Fanny venait, comme moi, au couvent pour un temps très-court et pour y faire sa première communion très-retardée — elle avait quinze ans. — Elle ne cachait pas son dépit et soupirait tout haut de sa captivité. D’inclination dévote, elle n’en avait aucune et le laissait voir. Ignorante, mais très à l’aise dans son ignorance et ne souhaitant pas d’en sortir, elle s’asseyait sans honte au dernier bout de la classe, l’esprit ailleurs, l’imagination hantée de bals, de gentils cavaliers, de beaux ajustements et de galants propos. La parité des situations plus que la ressemblance des caractères, les souvenirs du monde où nous avions vécu toutes deux, les mêmes habitudes, les mêmes perspectives de vie parisienne et aristocratique nous eurent bientôt liées. Les religieuses favorisèrent le, penchant que Fanny avait pour moi. Elles espéraient que ma piété se communiquerait à elle par une heureuse contagion. Puis, voyant que cela tardait, elles voulurent m’y employer plus activement. La chose était d’importance.

La supérieure de la communauté, madame Barat, femme de grande autorité et qui se laissait peu voir, me fit mander auprès d’elle. Elle me donna, de sa voix sévère, de discrètes et chrétiennes louanges. Elle vanta ma sagesse, ma foi sincère. Elle parut surprise de ne pas voir à mon cou la médaille et le ruban des Enfants de Marie. C’étaient des insignes honorifiques accordés à la régularité de la conduite, et qui donnaient certains droits, avec une grande autorité morale dans le pensionnat. Les Enfants de Marie formaient, entre le pensionnat et la communauté, une petite congrégation à part, qui avait ses règles et ses rites. En apparence, les sages, comme on les appelait, n’avaient d’autre but et d’autre office que de donner le bon exemple, en pratiquant une vertu plus parfaite.

En réalité, elles avaient mission de surveillance sur leurs compagnes. Elles pratiquaient le système de délation, de police mutuelle sainte et sacrée, qui fait partie de l’éducation des jésuites[1]. À plusieurs reprises déjà, depuis mon arrivée à l’hôtel Biron, on m’avait insinué que j’étais plus qualifiée que personne pour l’admission aux Enfants de Marie. Moi si sage, si exemplaire en toutes choses, quels services ne pouvais-je pas rendre à la communauté ! J’avais toujours fait la sourde oreille. Appartenir à une police quelconque, si sainte qu’elle fût, me répugnait ; la pensée d’une trahison envers mes compagnes, même autorisée, sollicitée, récompensée par nos professes, m’inspirait une véritable horreur.

L’amitié des élèves m’était chère. L’estime des religieuses ne venait que bien après, et je pouvais m’en passer si elle ne s’accordait pas avec ma propre estime. En outre, les pratiques des Enfants de Marie, la récitation du chapelet, le scapulaire, ce laid morceau de laine peinte, que je ne pus jamais me résoudre à suspendre à mon cou, les Sacrés-Cœurs saignants ou percés de flèches, ne m’attiraient point. Déjà mon instinct du beau, les curiosités élevées de mon esprit se détournaient de ces laideurs et de ces abêtissements. J’acceptais les grands mystères du catholicisme : la Trinité, l’Incarnation, la Chute, la Rédemption, par cela seul qu’ils étaient grands. J’aimais les cérémonies du culte à cause de leur beauté symbolique ; mais les petites dévotions, les petits miracles, la petite imagerie, les niais emblèmes, toutes les fadeurs, toutes les superstitions d’un catholicisme idolâtrique et sensuel, abaissé à la mesure des petits esprits, me répugnaient invinciblement[2]. Ces dames étaient très-fines. Le père Varin était très-expérimenté. Après quelques vaines insinuations pour me faire adopter le scapulaire et pour me faire entrer dans les voies obliques de la dévotion équivoque au Sacré-Cœur, on sentit qu’on n’y devait pas insister. On me laissa, non sans regret, je crois, à l’indépendance de ma dévotion et je n’entendais plus parler de rien, quand, à propos de ma nouvelle amie, la supérieure crut pouvoir risquer encore une tentative, mais qui ne devait pas avoir meilleure issue.

Au bout de quelques moments d’entretien, madame Barat vit, à sa grande surprise, que mon amitié pour Fanny ne m’inspirait pas le moindre zèle pour sa conversion. Elle devina même peut-être, dès lors, une faculté singulière qui devait se développer en moi et qui a donné occasion plus tard à beaucoup de gens de me méconnaître : un penchant à ne rien examiner, à ne rien voir de défavorable chez quiconque possède à mes yeux ce qu’on appellerait aujourd’hui une qualité maîtresse, un don, une grâce, un charme réel ; la puissance de m’altacher à ce don unique, et de braver, dans ma prédilection, les plus équitables jugements de l’opinion; une adoration instinctive enfin, germanique ou païenne, je ne sais, mais peu française, peu chrétienne, à coup sûr, un culte véritable de la beauté.

Fanny de la Rochefoucauld (plus tard comtesse de Montault) était prodigieusement jolie. Petite, avec un juste embonpoint et un éclat de fraîcheur que je n’ai jamais vu qu’à elle, elle avait deux grands yeux noirs bordés de longs cils, un regard et un sourire d’un attrait irrésistible. Ses lèvres de rose et ses dents d’émail étaient d’une princesse de contes de fées. Je m’émerveillais à la regarder. De son esprit, bien qu’elle en eût, je ne me rappelle rien. De son caractère moral, lorsque je le vis formé dans la suite, je n’aurais su rien dire, si ce n’est qu’il était avec le mien en opposition complète. Au moment dont je parle, Fanny et moi nous étions déjà telles que nous devions rester : les deux personnes les plus disparates du monde en toutes choses. Mais, de cela, nous ne savions rien, nous ne sentions rien, ni l’une ni l’autre. Notre naturelle douceur, nos instincts d’élégance, nos succès au parloir, qui nous distinguaient de nos autres compagnes, suffisaient à notre intimité[3]. Elle se renoua dans le monde, avant et après notre mariage ; et quand, après une longue interruption, nous la reprîmes, nous en trouvâmes toutes deux le charme encore vif.

Au moment où j’en suis de mon récit, j’ai à dire une autre intimité de couvent, beaucoup moins motivée en apparence, et qui n’avait pas, celle-là, pour motif les grâces naturelles.

Elle était née d’un penchant, très-fort aussi, mais tout à fait autre, de mon cœur.

Elle avait pour objet une jeune fille aussi laide que Fanny était belle, disgraciée de corps et d’esprit, autant que Fanny était douée.

Adelise de X., d’un sang illustre, destinée à posséder un jour une grande fortune, était à seize ans d’une puérilité d’intelligence qui donnait à toute sa personne, à sa démarche, à son geste, à son regard, un air d’empêchement dont la laideur de ses traits, de son teint, de ses cheveux roux, se trouvait encore enlaidie.

La pauvre créature, exposée dans un bruyant pensionnat à la raillerie universelle, était digne de pitié. Plus de soixante enfants, à l’envi moqueurs et cruels, faisaient d’elle leur jouet.

Un jour, pendant la récréation au jardin, comme elle était en butte à je ne sais plus quelles dérisions, je vins à passer. Elle jeta vers moi un regard qui implorait compassion et secours. Je lui donnai d’un même élan l’un et l’autre. La prenant par le bras, à la surprise générale, je l’emmenai avec moi dans une allée écartée, je lui parlai comme si elle avait pu m’entendre, et, pendant tout le reste de la récréation, je ne m’occupai que d’elle. Ce fut une révolution dans le pensionnat. J’y avais une autorité si grande qu’à partir de ce moment, et par cela seul que je prenais Adelise sous ma protection, personne n’osa plus lui faire d’affront.

Mais ce n’était pas assez pour moi ; les vagues lueurs d’intelligence qui vacillaient dans les yeux de l’idiote, et qui, à mon approche, semblaient parfois se fixer comme en un rayon, m’animèrent d’un espoir secret. Je me persuadai, sans en rien dire à personne, que je pourrais, peut-être, rendre la faculté de pensera la pauvre créature qui n’avait pas perdu la faculté d’aimer. Je m’y appliquai de tout mon cœur. De son côté, Adelise devenait ingénieuse à me marquer sa tendresse ; elle trouvait mille moyens de me la faire connaître. Elle avait remarqué mon goût pour les fleurs. Il était interdit aux pensionnaires d’en cueillir dans les plates-bandes. Adelise bravait la défense, elle dérobait pour moi des roses, des œillets, du jasmin, qu’elle cachait sous son tablier et qu’elle jetait en passant dans ma cellule quand la porte en restait entrebâillée. Elle avait vu aussi, dans nos leçons de dessin, qu’il me répugnait fort de tailler mes crayons et de salir mes doigts de leur poussière. Désormais, chaque jour, en m’asseyant à mon chevalet, j’y trouvais une ample provision de crayons taillés de sa main. Et tout ainsi. De jour en jour, elle nie témoignait mieux, d’une manière plus sensible el plus réfléchie, qu’elle voulait répondre à mes soins. De jour en jour je m’attachais à elle davantage. Il y avait entre nous comme un lien mystérieux, quelque chose de singulier qui charmait en moi, peut-être, l’Enfant de minuit. Elle m’inspirait cette ambition de vaincre l’obstacle, ce désir de l’affection exclusive qui naguère m’avait si fortement attachée à ma farouche Diane. Elle m’aurait révélé dès lors, si j’avais été capable d’observation sur moi-même, un des traits persistants, un des périls de ma vie : la promptitude à braver le qu’en dira-t-on ; le défi imprudemment jeté, et sans calculer mes forces, aux injustices de l’opinion ou de la fortune[4].

Avant de m’éloigner du couvent, je rapporterai encore un autre incident, où se peignent à la fois mes dispositions intimes et les mœurs de la communauté. J’ai dit ce qu’était pour moi madame Antonia. Son charme singulier la faisait chérir presque également des cinq autres élèves de la classe supérieure.

Le jour de sa fête approchait. Nous convînmes de nous cotiser pour lui offrir un bouquet. Je fus chargée de l’acheter, de le faire apporter en secret. Nous ne regardions pas au prix. Il fallait qu’il fût digne de notre incomparable amitié et de son objet incomparable. Ce qui fut dit fut fait. Je ne saurais exprimer avec quelle émotion je déposai moi-même, le soir, en grand mystère, dans la cellule, au pied du lit de madame Antonia, le bouquet magnifique, odorant et resplendissant, que j’avais choisi pour elle chez la bouquetière du Palais-Royal, la célèbre madame Prévost, le fournisseur en vogue de la cour et de la ville. Mais, au lendemain, quelle consternation, en entendant madame Antonia nous remercier à mots couverts, et en apprenant d’elle qu’elle n’avait pas même vu notre bouquet, confisqué, nous dit-elle,’ et elle pleurait presque, par ordre de madame la supérieure !

Nous n’y pouvions rien comprendre et nous allions entrer en révolte, si notre maîtresse bien-aimée ne nous eût, à son exemple, imposé la soumission. Mais ce n’était pas tout. Mandée chez madame Eugénie, il me fallut ouïr, de sa voix la plus sèche, que j’étais grandement coupable ; que j’avais entré en fraude un bouquet qu’on nous avait interdit d’acheter, que j’avais, de la sorte, donné à mes compagnes l’exemple et l’occasion de l’indocilité, de la tromperie ; que d’ailleurs ce bouquet, tout mêlé de fleurs roses, bleues, rouges, était une insulte à la virginité de madame Antonia, et que j’aurais en conséquence à demander pardon de ma faute à la prochaine réunion de la communauté. L’indignation, la fierté de mon innocence m’ôtèrent la parole. Je me retirai, je traversai les classes sans rien dire à mes compagnes de ce qui venait de m’arriver. Montée à ma chambre, c’était l’heure de la récréation où j’avais mon entière liberté d’aller et de venir, je me jetai au pied du crucifix suspendu à mon chevet, et j’éclatai en sanglots. Ni mes pleurs ne me soulagèrent, ni ma prière ne m’apaisa. Moi, si soumise à la règle, si attentive à tous mes devoirs, moi, si loyale, soupçonnée de fraude, de désobéissance furtive ! moi si tendre et si respectueuse envers notre sainte mère Antonia, accusée de l’avoir outragée ! Sensible comme je l’étais alors, par nature et par suite de l’éducation la plus douce, il se fit dans tout mon être une révolution.

La fièvre se déclara. Il fallut me mettre au lit. Après un accès assez long, je tombai dans un abattement complet. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus. Le médecin appelé, ne voyant en tout cela nulle cause physique, demanda si je n’avais pas — quelque peine morale. On avisa l’histoire du bouquet. On me caressa du mieux que l’on put pour en effacer la trace. Mais rien n’y faisait. Il fallut que madame Barat, la supérieure générale, dont l’autorité invisible et redoutée inspirait au pensionnat une sorte de terreur, vînt elle-même à mon chevet, où depuis toute une semaine je ne trouvais plus le sommeil, et qu’elle rendit pleine justice à ma droiture[5]. Elle me dit avec une simplicité très-chrétienne que l’on s’était trompé à mon égard, que l’on m’avait fait tort, qu’on le regrettait, elle plus que personne ; qu’on savait maintenant à n’en pouvoir douter que je n’avais connu ni la défense du bouquet, ni l’usage des communautés, ni la signification des couleurs. Sans flatteries, sans caresses ni promesses, par la simple vertu d’une parole vraie, madame Barat me calma et me guérit. La main dans sa main, réconciliée, j’écoutai les réflexions qu’elle crut devoir faire, les avertissements qu’elle me donna sur les inconvénients, sur le danger des affections trop vives, sur la nécessité de modérer même les plus légitimes.

Je promis de n’oublier point ses conseils ; hélas !… — À partir de ce jour, je ne vis plus madame Antonia qu’à la classe. Quand je quittai le couvent, elle était absente. Je ne lui dis pas adieu, je ne l’ai jamais revue. Je crois qu’elle ne vécut pas très-longtemps. Elle était de ces êtres délicats, voilés, mystérieux, qui ne font que passer sur la terre.

À la fin de l’année scolaire, aux fêtes de Pâques de l’année 1822, on nous annonça que l’archevêque de Paris allait venir présidera la distribution des prix, et j’appris à ma grande surprise que j’avais le prix de science. J’en fus toute confuse. Ma conscience me disait que cette couronne de lauriers qu’on allait mettre à mon front s’y posait sur une multitude d’ignorances. J’avais bien mieux mérité le prix de sagesse, — c’étaient les deux prix d’honneur, — car je n’avais pas cessé, durant toute l’année, de donner l’exemple de l’application, de la soumission, de toutes les vertus par excellence des pensionnaires. Mais, pour obtenir cette récompense, il ne suffisait pas de l’avoir méritée ; il aurait fallu être Enfant de Marie. On sait pourquoi je n’avais pas voulu l’être. Je portai sans murmurer, et cela m’est arrivé plus d’une fois dans ma vie, la peine de ma doctrine. — Puisque j’ai parlé de ma science, je m’arrêterai un moment à considérer en quoi elle consistait et quelle était alors l’instruction des jeunes filles de la meilleure noblesse dans la maison d’éducation la plus renommée de France.

Dans la distribution du temps consacré aux études, la plus notable part revenait aux talents dits d’agrément. Il était entendu qu’une demoiselle bien élevée, lorsqu’elle entrait dans le monde, devait avoir appris avec ou sans goût, avec ou sans dispositions naturelles, la danse, le dessin, la musique, et cela dans la prévision d’un mari qui, peut-être, il est vrai, n’aimerait ni les arts ni les bals, et qui, au lendemain du mariage ferait fermer le piano, jeter là les crayons, finir les danses, mais qui, possiblement aussi, en serait amateur.

Le mari, le mari conjectural, et de qui on ne saurait, grâce aux coutumes françaises, se former aucune opinion, est, dans les éducations françaises des jeunes filles, ce que l’on pourrait appeler en langage stratégique l’objectif des parents et des institutrices ; objectif vague et mobile, qui donne à tout le plan des études quelque chose de vague aussi, d’inconsistant, de superficiel, dont se ressentira toute sa vie la femme la plus sérieuse.

Lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas dans les éducations germaniques, de former pour elle-même, de développer selon sa nature propre, pour une fin morale indépendante des accidents extérieurs et des situations variables, l’intelligence, le cœur, la raison d’un être humain, on peut se tracer un plan bon ou mauvais, meilleur ou pire ; on peut avoir un système conséquent, des principes bien établis. Mais lorsqu’on ne conçoit, comme il est arrivé chez nous jusqu’à cette heure, l’existence d’une femme que d’une manière toute relative, dépendante, impersonnelle en quelque sorte et subordonnée, quel esprit veut-on qui préside à l’éducation des jeunes filles ? Que pourrait-on leur enseigner sérieusement, solidement, quand on suspend toute leur destinée aux bienséances éventuelles d’un mariage tout de circonstance ? quand l’intelligence peut devenir une difficulté, la raison un obstacle, la conscience une occasion de lutte ou de révolte, dans une existence où l’on ne peut prévoir d’autre vertu que la docilité au maître, la résignation au sort, quel qu’il soit ? Que dire, qu’enseigner dans de telles éducations, qui ne soit puérilité, futilité, vanité qu’un souffle emporte ?

Aussi, non-seulement dans l’enseignement des arts et des lettres, où jamais nous n’entendions parler ni d’Athènes, ni de Rome païenne ou chrétienne, ni de l’antiquité ni de la renaissance[6], ni d’aucune origine ou raison des choses, mais dans l’enseignement scientifique, dans l’histoire falsifiée à notre usage par les Pères de la Foi, et jusque dans l’instruction religieuse des dames du Sacré-Cœur, quel vide, quelle pauvreté, quelle absence d’élévation et de sérieux !

Choisie par les jésuites, avec l’habileté qu’on leur connaît, notre nourriture catholique s’imprégnait de je ne sais quelle saveur fade, bien faite pour nous corrompre le goût et pour nous énerver l’esprit. Ni théologie solide, ni exposition rationnelle des dogmes, ni pénétration de la grande poésie hébraïque, piais une confusion perpétuelle de l’histoire et de la légende, de la doctrine et du miracle, calculée, on pourrait le croire, pour troubler nos jeunes cervelles, pour leur ôter toute force de discernement et toute faculté d’examen.

De notre conscience, rien ; de nos devoirs futurs, comme femme et comme mère, rien ; d’histoire naturelle, rien : la nature, c’est Satan.

Dans la piété, beaucoup de sensations, d’effusions provoquées dans les confidences du confessionnal, entretenues dans les larmes au pied du crucifix, dans le jeûne ou l’abstinence, par les images idolâtriques, par la lecture dangereuse des pages brûlantes d’une Thérèse, d’une Chantal, d’un Liguori, par tout un langage mystique qui, à l’âge où nous étions, ne pouvait autrement que nous jeter en langueur ou en extase.

Quand je me remets en mémoire toute cette perversion de nos sens et de nos imaginations, notre goût ainsi faussé à plaisir, des années entières employées à nous déshabituer de penser et de vouloir, à nous abêtir, à nous alanguir de corps et d’esprit, je ne sais ce qui l’emporte en moi de la tristesse où de l’indignation.

Temps précieux, heures premières du matin de la vie, où tout se grave en traits si purs, quel irréparable malheur que celui de vous avoir ainsi perdus !

Ô mes maîtres, ô mes guides, ô mes bons génies trop tard connus, lumières trop tard levées sur mon entendement ; rosées trop tardives sur ma moisson déjà pleine d’ivraie ! Esprits de vérité et de vie, Homère, Sophocle, Dante, Shakespeare, Spinoza, Herder, Goethe, et vous-même, Bossuet, Pascal, en qui la foi est grandiose et nourrice de mâles vertus, que n’eussiez-vous pas été pour moi, rencontrés plus tôt, quand l’essor de mon esprit était encore libre et fier, quand ma vive intelligence ne s’était point encore prise et misérablement débattue aux filets de l’oiseleur !

Cependant, sauf l’incident de madame Antonia, dont ces dames se hâtèrent d’effacer la trace, mon existence au couvent n’avait rien qui me chagrinât, tout au contraire. Je m’y attachais chaque jour davantage et parfois à la pensée des dangers du monde, dont ces dames et le Père Varin nous faisaient une vague, mais effrayante peinture, sans nous dire de quelle nature étaient ces dangers, mon imagination prenait peur et me montrait la vie religieuse, sa réclusion, son silence, comme un abri dans le sein de Dieu, où je devais demeurer.

On m’avait confié, ou peu s’en fallait, la direction de la musique de la chapelle, je présidais au choix des morceaux, je jouais de l’orgue, je chantais les soli, l’O Salutaris, le Sanctus, le Veni Creator, le Magnificat : c’était un intérêt très-grand dans mes journées, c’était une double satisfaction donnée à mon âme très pieuse et à mon organisation très-musicale.

J’avais aussi des distractions mondaines. On venait beaucoup me voir au parloir ; et à mesure qu’approchait l’heure où j’allais quitter le couvent, mes jours de congé se multipliaient.

Le parloir se tenait tous les jeudis, présidé par une religieuse qui en avait la surveillance et en faisait les honneurs. La salle du parloir était une des plus spacieuses de l’hôtel Biron, avec de larges fenêtres sur le jardin, de belles boiseries sculptées ; nulle apparence de grilles ni d’autorité. Autour de chaque élève, il se formait un cercle, une conversation animée. D’un cercle à l’autre, il va sans dire qu’on se regardait beaucoup. Les familles qui se rencontraient là, les Vence, les Faudoas, les Clermont-Tonnerre, les Gramont, les Larochejacquelein, les Vogué, les Rougé, les d’Autichamp, les Charnacé, appartenant toutes au même monde aristocratique et royaliste, on en venait à se saluer, à se parler. La religieuse de service allait et venait dans le dédale de ces petits cercles, où se rendaient assidûment un grand nombre de frères, de cousins des pensionnaires ; collégiens, saint-cyriens, polytechniciens, pages, dont les curiosités, les espiègleries et le babil, défiant l’inquisition de la professe, passaient en contrebande derrière son dos, se glissaient entre les plis de son voile, et nous mettaient, à ses dépens, tout en joie.

Dans ces rencontres de frères et de cousins germains, mon amie Fanny et moi, nous étions fort remarquées ; à notre entrée au parloir on faisait silence. Plus grandes que la plupart, plus formées, plus usagées que nos compagnes, d’une beauté que ne parvenaient pas à dissimuler entièrement les laideurs de l’uniforme[7], nous attirions les regards ; charmés de mon air doux, les parents commençaient à s’informer de ma fortune. Les élèves et même les religieuses me répétaient en récréation les propos flatteurs tenus sur mon compte pendant le parloir.

Dans mes jours de congé, je n’avais pas moins d’agrément. On me comblait de louanges et de caresses. Outre ma grand’mère Lenoir qui m’emmenait avec elle quand elle voulait, je sortais, comme je l’ai dit, par permission spéciale, chez ma sœur Auguste et chez la princesse de la Trémoïlle.

La princesse de la Trémoïlle, bien qu’elle en eût voulu à mon père de sa mission pacificatrice dans la Vendée, m’avait prise en très-grand gré et me le marquait à tous propos. Elle vantait mon esprit, elle lisait tout haut les billets que je lui écrivais de l’hôtel Biron pour lui annoncer ma visite, elle s’occupait déjà, je devais l’apprendre bientôt, de me trouver un bon parti ; elle venait à nos parloirs, ce qui faisait sensation. C’était à tous égards une personne considérable ; les religieuses avaient, en lui parlant, des révérences toutes particulières de langage et d’attitude qui me surprenaient, moi qui prenais au sérieux le mépris évangélique des grandeurs et l’égalité devant Dieu des filles de Jésus-Christ.

Les journées que je passais chez ma sœur Auguste étaient toujours trop courtes à mon gré, tant elle trouvait moyen de les bien remplir. Longtemps j’avais ignoré le nom et l’existence de cette sœur aînée. Jamais on ne parlait d’elle en ma présence. Notre mère, malgré ses propres souvenirs qui auraient dû la rendre indulgente sur ce point, ne pardonnait pas à sa fille. de s’être mariée sans son aveu.

Toute jeune et sous l’empire d’une passion mutuelle, Auguste Bussmann avait épousé le poëte catholique Clemenz Brentano[8] et, trois mois après le mariage, les époux, s’apercevant qu’ils ne se convenaient point, avaient divorcé. Madame Brentano avait alors quitté Francfort pour venir à Paris. L’oncle Bethmann n’avait pas cessé de la voir, malgré l’existence à part qu’elle s’y était faite, l’entourage assez bizarre qu’elle s’était choisi et surtout l’exaltation de ses opinions politiques, qui l’avaient poussée dans le journalisme et jusque dans les complots du libéralisme bonapartiste. En 1815, Auguste avait sollicité la faveur d’être admise parmi le petit nombre des fidèles qui devaient suivre l’empereur à Sainte-Hélène : c’en était assez, on le comprend, pour la rendre incompatible avec notre milieu vendéen.

D’autre part, l’oncle Bethmann, qui n’approuvait guère plus qu’on ne le faisait chez nous les opinions de sa nièce et craignait ce qui en pourrait suivre, entreprit de la ramener à Francfort, et, pour ce faire, il lui persuada de prendre un second mari. Il en tenait un tout prêt à sa disposition, une personne versée dans les affaires de banque et qu’il estimait capable d’entrer comme associé dans la maison Bethmann : M. Auguste Ehrmann, de Strasbourg, neveu du ministre résident des villes hanséatiques près la cour de France. Après les premiers pourparlers, quand mon oncle eut l’agrément de ma sœur pour son projet, — c’était durant l’hiver de l’année 1817 — il amena chez nous son futur neveu.

J’avais onze ans. Un jour, fort irritée des visites interminables que faisait à mes parents M. Ehrmann, dont l’arrivée était chaque fois le signal de ma sortie du salon : « Que ce monsieur m’ennuie ! m’écriai-je, je voudrais le voir à cent lieues d’ici. » Mon père sourit. « Ce serait dommage, me répondit-il, car ce monsieur est très-aimable, et de plus, la semaine prochaine, il sera ton frère. »

— Mon frère ?

— Il va épouser ta sœur.

— Ma sœur ?

— Oui. Tu ne savais pas que tu avais une sœur. Elle a longtemps voyagé. Elle viendra demain dîner ici. Il faudra l’embrasser et lui dire que tu l’aimeras bien.

J’avais un tel respect pour mon père que je ne me permis pas une question. Maison peut s’imaginer si cette sœur qui me tombait des nues excitait ma curiosité.

Le soir même, j’entendis ma mère et mon oncle délibérer sur ce point : si l’on m’emmènerait, oui ou non, au temple pour y assister à la célébration du mariage. Ma mère semblait d’avis de me laisser à la maison ; cela me contrariait. Mon oncle, à sa manière, plaisanta, trancha la question. « Ne faut-il pas, dit-il en me donnant une petite tape sur la joue, que Marie voie comment les choses se passent ? ce sera son tour bientôt. »

À partir du mariage, le ménage Ehrmann vint chez nous, mais de loin à loin, et sans que, malgré les efforts de mon père, très-gracieux pour sa belle fille, la glace fondît entièrement.

Pendant mon séjour au couvent, ce fut tout autre chose. En l’absence de notre mère, Auguste, plus à l’aise, fut pour moi pleine de tendresse. Comme elle avait infiniment d’esprit et de gaieté dans l’esprit, je me plaisais beaucoup avec elle. Sa maison était modeste, mais nullement banale d’aspect. Située au fond de la cour d’un hôtel de la rue des Saints-Pères, justement en face de la rue Taranne, avec un joli jardin que ma sœur et son mari cultivaient à leurs heures perdues, elle avait un air de campagne, retiré, silencieux, qui me causait, au sortir de mon brillant et bruyant Sacré-Cœur, une sensation agréable. J’y trouvais une bibliothèque, un piano à queue, des revues illustrées. Auguste ne manquait jamais, pour mes jours de congé, de préparer quelque divertissement instructif : une visite au Musée, au Jardin des Plantes, un concert.

Au retour, on s’amusait avec les enfants. Elle avait deux fils, Maurice et Léon, dont elle raffolait. Le plus jeune, Léon, âgé de six ans, était le plus joli enfant que j’eusse jamais vu. Habituellement silencieux, n’aimant pas à jouer avec son frère, craintif avec ses parents, il s’était pris pour moi, à ma première visite, d’une sorte de passion. Il m’appelait Marie-Tante ; et dès que Marie-Tante paraissait, il se pendait à sa jupe, d’où l’on ne pouvait plus l’arracher. Le soir, quand il fallait se dire adieu, c’étaient des pleurs, des sanglots, des désespoirs ; et sa mère se plaignait que, après cela, on ne pouvait plus l’endormir de toute la nuit.

Hélas ! de ce doux foyer qui réunissait alors quelques êtres privilégiés, contents de s’appartenir, heureux d’être ensemble, que reste-t-il à cette heure ? Le vent de la dispersion a soufflé ; le malheur est venu ; la mort a fait son œuvre. De ces cinq personnes qui s’étaient chères, deux ont rejeté la vie, n’en pouvant plus supporter les peines et les dégoûts. Des trois autres, séparées à jamais, seule, peut-être, j’ai préservé de l’outrage ou de l’oubli la fidélité du souvenir et je garde le respect des amitiés éteintes.

Mais voici que je touche à la fin de mon existence de pensionnaire.

On entrait dans la seconde moitié de l’année 1822.

Je savais que le retour de ma mère était proche. J’en étais préoccupée et je m’en voulais en sentant confusément que j’en avais plus d’appréhension que de joie.

Une après-midi, étant dans ma chambre, à ma fenêtre ouverte, où je respirais le parfum des tilleuls en fleur, j’entendis sur le sable de la cour un bruit de roues qui me fit tressaillir. Peu après, je vis entrer la maîtresse générale. Je pâlis. Madame de Gramont, d’un air grave, me dit que ma mère était là, qu’elle venait pour m’emmener. Nous descendîmes ensemble en silence le grand escalier. Arrivées au bas, voyant que j’allais pleurer : « Calmez-vous, mon enfant, calmez-vous, dit enfin madame Eugénie ; c’est la volonté de Dieu. »

Nous entrâmes au parloir. Ma mère, très-émue aussi, me serra dans ses bras. J’y restai quelques instants sans relever la tête, cachant sur son sein mes yeux pleins de larmes. Après quelques paroles de politesse échangées avec madame de Gramont, ma mère s’excusa de m’emmener si vite et s’avança vers le perron où l’attendait sa voiture. Avec l’aide de la tourière, je mis à la hâte et sans trop savoir ce que je faisais mon mantelet, mon chapeau.

Comme j’étais déjà dans la voiture :

— Adieu, Marie, adieu, s’écria madame de Gramont, ne nous oubliez pas, que Dieu vous garde I

Je me penchai à la portière pour lui répondre. La grande porte cochère de l’hôtel Biron s’ouvrait, elle se referma lentement derrière moi. Un quart d’heure après, nous descendions sous la voûte d’un hôtel de la place Vendôme, dont ma mère venait de louer le premier étage[9], et elle me conduisait à la chambre que j’allais occuper près d’elle jusqu’au jour où je devrais la quitter pour entrer dans la maison étrangère de l’homme qu’elle me choisirait pour époux.

J’avais le cœur serré, l’âme inquiète. C’est à peine si je pouvais retenir mes pleurs. À un mot que me dit ma mère de ses projets de divertissements pour moi, de bals, de spectacles, je fus sur le point d’éclater et de la supplier de me ramener au couvent, cette fois pour n’en plus sortir. Je ne sais quel effroi du monde où j’allais entrer troublait mes esprits. Pourquoi ? Je n’aurais su le dire. Je ne voyais devant moi qu’annonces et promesses de la plus douce existence. Et pourtant j’avais peur : peur de ma jeunesse, peur de la vie ! Le souvenir de mon père me revenait avec une intensité douloureuse ; et j’étais triste à mourir.

  1. La dénonciation, dit M. Huber, est élevée au rang d’un devoir sacré. Grâce aux affiliés, elle s’exerce dans la société laïque, aussi bien que dans la Compagnie. Elle a des espions dans les familles. Elle en a surtout dans les cours auprès des souverains. À Rome, les cardinaux, les prélats, les ambassadeurs, le pape en sont entourés. La confession est un bien grand moyen ; ils confessent à tout moment, à l’extérieur comme à l’intérieur. L’officine d’informations fonctionne nuit et jour pour le général. « Nul monarque, a dit Spittler n’est aussi bien renseigné que le général des jésuites.»
  2. À aucune époque de ma dévotion, la pensée ne me serait venue de prier aucun saint en particulier dans un lieu spécial ni de demander une entremise auprès de Dieu pour obtenir un privilège, une faveur quelconque.
  3. Je reviendrai plus tard à cette charmante femme, un moment célèbre par une aventure d’éclat, morte, très-jeune encore, de la rupture d’un anévrisme.
  4. Une de mes filles, faisant un jour allusion à ce penchant qui dégénérait parfois en manie et me jetait à l’aveugle en mille embarras, me disait avec enjouement : « Maman, que n’écrivez-vous, sur la porte de la maison : Secours aux blessés ! »
  5. Les phrénologues ont constaté plus tard, à mon crâne, l’énormité de l’organe de la justice, et m’ont annoncé, ce qui s’est vérifié plus d’une fois, que j’en souffrirais beaucoup.
  6. Jamais on ne nous donnait à étudier en musique, ou en dessin, que des œuvres de la dernière platitude. Jamais ni Mozart, ni Beethoven, ni Raphaël, ni Titien, n’entraient chez nous ; encore bien moins un moulage d’après l’antique. Je me rappellerai toujours une certaine tête de Savoyard dont on me fit, un mois durant, copier et recopier, en en comptant les hachures, le bonnet énorme et informe !
  7. Les religieuses nous faisaient faire à Fanny et à moi des pèlerines plus longues qu’à nos compagnes. Madame de Marbeuf, à qui Fanny s’en plaignait un jour, lui répondit que pour les enfants qui n’avaient encore rien là… il n’y avait pas d’indécence, tandis que pour nous !… Ce rien là, cette notion d’indécence attachée au développement et à la beauté des formes, m’ont paru plus tard, en y songeant, la plus triste des indécences
  8. Il devint plus tard très-célèbre ; sa sœur, Bettina Brentano, épousa M. d’Arnim et occupa toute l’Allemagne de sa correspondance passionnée avec Goethe.
  9. L’hôtel qui forme un des pans coupés de la place et qui portait alors le n° 22. Il est occupé aujourd’hui par l’état-major de la garde nationale. (1847.)