Messes noires ; Lord Lyllian/03

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Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 26-36).

III

Quinze ans, comme c’est joli, comme c’est frais, comme cela chante ! On espère l’amour sans savoir ce que c’est, simplement parce qu’on l’a lu dans un livre, parce qu’on l’a rêvé dans son cœur. La puberté s’éveille, frisson charmant, pareil à un printemps de fleurs, fleurs écloses dans les yeux plus humides et plus languissants, dans les gestes plus souples et plus caresseurs, dans la voix dont les accents disent le désir, la prière, le besoin de possession.

Ainsi lord Lyllian grandissait dans le vieux manoir de Lyllian Castle, en Écosse, par les soirs d’automne, où le lac frileux brillait dans les brumes. Jusque-là, ainsi qu’il est conté dans la légende de Narcisse, il avait vécu en grâce et en beauté sans jamais se mirer dans l’eau des fontaines ; mais depuis le jour où les lettres de sa mère avaient tout révélé, d’étranges visions hantaient son sommeil.

Ce n’était plus le souffle égal, les menottes closes de l’enfant endormi près des anges… Le sang travaillait en même temps que le cerveau. Des chansons inconnues berçaient ses nuits, des chansons où revenaient les phrases qu’il avait lues : Mon bien-aimé, mon chéri, mon esclave, mon amour…

Parfois il se réveillait, encore frissonnant d’une caresse. Habilement il faisait jouer la lumière sur son corps blond et s’assurait qu’il était seul. Une fois ainsi, il sauta de son lit, courut devant une grande psyché qui luisait dans l’ombre, illumina la pièce, laissa tomber sa chemise fine, et moitié dans un sourire et moitié dans un songe il se regarda avec curiosité.

Debout, son corps juvénile irradiait la chambre. La chair aux transparences roses, depuis le cou aux minceurs charmantes jusqu’aux jarrets élancés et nerveux, avait des timidités de vierge et des provocations de beauté. Il se trouvait gentil ainsi, gentil tout plein (il disait lovely), si bien que, réveillé de son sommeil, grisé par sa jeunesse et par sa nudité, caressant de ses doigts agiles son ventre fuselé, il donna un baiser au miroir comme il l’eut fait à lui-même.

Peu à peu ses visions se précisèrent et se précisèrent ses caresses. Il connut d’intuition les premiers émois, les premiers élans, les premiers spasmes. Et sa passion grandit, solitaire et maniaque.

Maintenant, dans tous les miroirs et dans toutes les glaces il se regardait en passant comme on voit un ami, comme on rit à un frère. Ses yeux du bleu des campanules se cernaient d’ombres mauves. Lorsqu’il partit au printemps pour une semaine chez l’Honorable Syndham, la nouveauté du paysage, la présence du vieillard qui l’intimidait, et puis, — faut-il l’avouer — une fatigue momentanée de soi, enrayèrent son vice et lui redonnèrent des couleurs. Mais bientôt, aussi monotone qu’avant et aussi sauvage, sa vie habituelle reprit. Son tuteur — très brave homme au fond — lui ayant permis toutes ses fantaisies, il fit un soir entrer au château des musiciens qui passaient dans le pays. Toute une grande heure il écouta leurs chansons, remué par un frisson nouveau, guidé par une envie nouvelle.

Il les regardait avidement ; on avait assuré qu’ils étaient de Bohème et que bohémiens étaient leurs chants et leurs guitares. Du reste, leur peau cuivrée, leurs longs cheveux noirs, la résonnance aiguë de leur voix prouvaient leur origine lointaine. Un d’entre eux surtout, un enfant de l’âge de Renold, maigre à faire pitié, avec dans sa figure de squelette des yeux profonds qui brûlaient… Il mimait des danses barbares et voluptueuses, avec, par instants, un râle ou une plainte.

Ils partirent comme ils étaient venus, par la grande route ; lord Lyllian se sentit plus seul et plus triste, sans ami, et s’épuisa jusqu’au jour de stériles caresses.

Tant qu’avec les froides soirées de décembre, la toux le prit, une petit toux sèche qui, au passage, lui déchirait la poitrine. Un médecin fut mandé et le tuteur fut averti. Par extraordinaire, il se dérangea de ses terres et vint soigner l’enfant. Le docteur comprit de suite la cause de la maladie, déclara, au reste, que ce ne serait rien, mais qu’on distraie le noble petit seigneur.

Et on l’essaya.

D’abord il y avait les châtelains du voisinage à qui l’Honorable comte Syndham présenta son pupille. Des réunions furent organisées, des tennis parties, des picknicks, des promenades en voiture et à cheval.

L’un des plus proches voisins de Lyllian Castle, M. J. E. Playfair, très riche industriel de Glascow, fit des bassesses pour attirer Renold. Il avait une fille de quatorze ans, lord Lyllian en ayant seize bientôt, et comptait sur sa fortune à lui et sur sa beauté à elle afin de préparer les choses. Edith Playfair prenait le charme ambigu de toutes les jeunes Anglaises en robe courte, à longues boucles qu’a célébrées Greenaway. Et bientôt ce furent pour Edith et Renold, qu’on avait présentés gravement l’un à l’autre, l’occasion de jeux interminables où lord Lyllian, plus mâle et plus dominateur, échangeait des sourires avec l’amie-bébé.

Entre ces amoureux dont l’un avait l’aspect d’un page et l’autre d’une poupée, cela se borna un certain temps à du babillage et à des moqueries. Puis, par un jour humide de juin, où l’odeur des foins fraîchement coupés aromatisait l’ombre, pendant un cache-cache avec d’autres petits voisins, ils se trouvèrent en face l’un de l’autre, dans une grange, les yeux étrangement luisants. Sans rien dire, avec leurs seuls regards de gamins vicieux, ils s’approchèrent, elle toute rose, lui un peu tremblant. Un craquement les fit haleter. Puis, comme personne ne venait et que les cris des joueurs retentissaient dans l’éloignement :

— Edith, dit le petit en lui prenant la main, Edith, voulez-vous m’embrasser…

Et, avant qu’elle eût pu s’enfuir, il lui mit les deux bras au cou et frôla la joue de la petite fille. Un émoi délicieux le parcourut pendant qu’Edith lui rendait sa caresse. Dans le silence, leurs cœurs battaient, leurs souffles fiévreux se mêlaient. Alors Renold se dégagea, ferma la porte, revint à pas de loup.

— Encore !… chanta-t-il avec un sourire.

Alors ils glissèrent sur le foin parfumé, leurs mains curieuses se cherchèrent tandis que lui la chatouillait du bout des lèvres. Bientôt les gestes se précisèrent, ils se débattirent dans une lutte charmante ; soudain elle poussa un cri, un tout petit cri suivi d’un râle d’amour et de plaisir. Et lorsqu’ils sortirent de la grange, beaux tous deux des cernures de la fièvre, Edith et Renold revinrent vers le château, lentement, comme s’ils ne s’étaient pas encore avoués leur précoce tendresse.

Sans qu’on ait jamais su pourquoi, — le père avait-il eu des soupçons ? le départ était-il réel ? — J. E. Playfair partit à huit jours de là, accompagné de sa fille.

Et lord Lyllian resta plus névrosé que jamais.

À ce moment survint à Swingmore chez le duc de Cardiff (un autre des proches voisins de campagne) l’écrivain Harold Skilde qui déjà étonnait Londres et Paris par son talent, par ses goûts et par ses frasques. Après de longs voyages en Italie et en Grèce, où il avait recueilli comme un adorateur et comme un poète les mythes des religions païennes d’autrefois, il était rentré dans son pays, hanté par le souvenir de ce qu’il avait vu et aimé.

Assez grand, gros, peu distingué de sa personne, il avait dans la figure la plus ordinaire du monde des yeux d’une mobilité singulière qui vous fouillaient au passage. Un nez en bec d’aigle contrastait avec sa bouche épaisse, aux lèvres rasées. De longs cheveux faisaient de ce bonhomme qui aurait pu avoir l’air d’un domestique, une sorte d’empereur romain devenu journaliste.

Les premiers articles accueillis favorablement par les jeunes revues n’avaient eu tout d’abord qu’un succès restreint auprès d’une élite. Puis vint l’approbation de certains artistes art nouveau, de Burne Jones, en particulier, qui s’inspira d’une des proses du poète pour un tableau retentissant. Harold Skilde, assez modeste, se vit sur le chemin du succès. La tristesse mystérieuse de ses contes où revenaient les descriptions très aiguës de certaines amours, l’au-delà de ses rêves, le charme ambigu de ses héros, conquirent petit à petit ce peuple dont Byron fut l’enfant gâté.

Et lorsque trois années avant sa visite en Écosse, le Prince of Wales’ Theatre avait représenté de lui deux actes intitulés « Lysis », l’opinion avait applaudi tant aux sentiments exquis qu’y s’y révélaient qu’au talent magistral de l’auteur. Dès lors Harold Skilde connaissait la gloire. Avec une perversion de favori, grisé par les louanges qui le célébraient à l’envi, il lança à son public défi sur défi. Et ce fut « le portrait de Miriam Green »… Défi sur défi ; peine inutile. Chaque essor nouveau lui était un nouveau triomphe.

Pourtant il sentait ce triomphe précaire basé sur le snobisme et sur le sadisme de ses contemporains. Il écrivit coup sur coup les pièces les plus osées, les articles les plus bizarres.

Il souffrait dans sa conscience d’artiste et jouissait en même temps de voir tant d’hypocrisie mêlée à son succès. Ses livres se vendaient en Amérique et en Angleterre à un tel nombre de milles qu’il se fit bâtir près d’Oxford un palais en marbre rose, unique et délicieuse reproduction du temple à Paestum. Recherché par toute l’aristocratie du royaume, il répondit à ses fêtes par des fêtes plus belles encore. Des soupers furent servis chez lui qui dataient d’Héliogobale. Non content de célébrer Adonis, il prêcha d’exemple, et vécut, entouré d’amants reconnus. Son vice le divinisait et la toquade aidant, la vieille duchesse de Farnborough, pour plaisanter sur ses manières d’Augustule, (grandeur contre nature) appelait Skilde le dernier postiche de César.

La police, en admiration, laissait faire. D’ailleurs la mode sévissait et lorsqu’on vit l’ « Antinoüs », le yacht de Skilde, descendre la rivière un beau soir de régates, avec un équipage inquiétant de jeunes esclaves, de jeunes esclaves blonds, couronnés de fleurs à la manière attique, lorsqu’on vit l’écrivain, trônant parmi ses disciples et ses admirateurs, sacrifier d’un baiser à la beauté de Daphnis, on salua avec enthousiasme le nouveau Shakespeare.

Lord Lyllian d’ailleurs n’avait que vaguement entendu parler de Harold Skilde.

À peine un coup d’œil sur les journaux lui avait-il révélé un nom très tôt oublié. Sa jeune curiosité n’était pas encore éveillée par la littérature, et ses yeux jolis se fermaient vite sur un livre peu ouvert. Ce fut donc une présentation en règle que celle où le duc de Cardiff désigna avec son insouciance habituelle l’artiste au jeune homme.

Harold Skilde caressa lord Lyllian d’un regard admirateur, auquel le Lord ne prit pas garde… — qu’était-ce qu’un poète pour lui ? — Puis, après les préliminaires obligés, Harold Skilde parla et ils dînèrent côte à côte.

Renold fut vite charmé de l’esprit et des réparties de son voisin, de ce je ne sais quoi d’enjôleur qui, entre deux rosseries, lui disait clairement qu’on aimait sa beauté. Bref, l’écrivain lui ayant manifesté le désir de visiter Lyllian Castle et ses lacs, le gamin, avec une gravité extraordinaire, l’y invita.

Quand Harold Skilde vint le surlendemain, lord Lyllian le reçut avec la grâce enjouée d’une jolie petite fille. Il lui montra le domaine ; puis ils rentrèrent tous deux… et comme la nuit était venue :

— Voulez-vous rester ce soir au château ? demanda Lyllian à Skilde.

Et Skilde accepta, ravi de l’hôte et du paysage.

Après le repas, dans la haute salle où jadis son père le regardait avec des yeux mélancoliques et blasés, Renold proposa une promenade au bord du lac, malgré la nuit… Il y a des fantômes qui rôdent, à ce qu’il paraît, autour des vieilles maisons. La mienne est assez ancienne pour en avoir beaucoup… Venez les voir.

Ils partirent : La nuit brumeuse laissait percer ses nuées par les constellations froides de décembre. Jamais le poète ne s’était senti plus ému et plus passionné.

Dévoilant son âme à cette jeune âme ignorante et délaissée, il interrogea très doucement Renold sur son enfance et sur sa vie. Sa voix chantait dans l’ombre, son cœur tremblait sur ses lèvres. Et Skilde, qui déjà ne croyait plus à rien des choses de la vie, pour qui l’amour n’était qu’un caprice d’épiderme depuis longtemps initiée, Skilde comprit qu’il aimait cet enfant.

Passion si forte et si récente, qu’il demeura tout d’abord silencieux, après se l’être découverte. Il était évident que lord Lyllian ne soupçonnait rien, et qu’un mot trop exact, qu’une allusion trop directe allait bouleverser l’adolescent, l’étonner, l’interdire, peut-être lui faire peur ; en tous cas lui révéler de si mystérieuses souffrances, de si coupables abandons !…

Skilde sentait cela. Pourtant, comme il l’aimait ! Non, le sentiment qui l’agitait n’était pas le désir bas et profane, le besoin de possession vite lassé, ni même le luxe élégant de corrompre. Cet enfant, cet orphelin, malgré sa fortune, à cause de son nom, deviendrait le jeune compagnon d’apothéose et de gloire… à qui il apprendrait peu à peu à lire dans les cœurs ainsi qu’on lit dans les astres !

Éducateur, lui, Skilde ? Hé parbleu. Dans ce sens là ? Oui. Plaise aux mufles et aux imbéciles de lui en faire un crime… Il s’en parerait comme d’une vanité.

Ainsi en vinrent-ils aux confidences, quand le dialogue reprit. Renold laissa entrevoir sa solitude, son abandon plus cruel avec le luxe qui l’entourait, son ennui… son ennui d’être jeune et de ne pas encore vivre.

— Mais c’est le spleen ! mais il faut guérir ça, Monseigneur, par des caresses, plaisanta Skilde. Amusez-vous ! À quoi, au juste ? Ah, tenez, amusez-vous à jouer la comédie. C’est, croyez-moi, la meilleure façon de se préparer à aller dans le monde.

— Jouer la comédie ? Comme les vrais acteurs, sur de vrais théâtres ?

Et Lyllian qui, jusqu’à présent, avait assisté en tout a deux féeries, ouvrit des yeux surpris et rieurs.

— Du reste, vous avez beaucoup de dispositions. Vous êtes (pardon, vous avez l’air) coquet comme un marié, pervers comme un démon et joli comme un ange… Excusez-moi, je ne savais point…

Renold, en effet, l’avait arrêté d’un geste.

— Soit, j’accepte vos conseils, pour quand la comédie ? reprenait-il vite.

Et l’on décida incontinent d’en informer le duc de Cardiff, de lever le ban et l’arrière-ban du voisinage, de fixer une date. On s’arrêta au jour de l’an. Quant à la pièce, Skilde s’en occuperait…

Et ce soir-là ils rentrèrent sans que le tentateur ait osé davantage.

 

Huit jours après, Skilde revenait avec la pièce.

Il s’y était attelé sans trêve, le cœur pétillant d’espoir, grisé par le souvenir de ce jeune page dont l’impertinence de mousquetaire et l’élégance de grand seigneur l’avait plus troublé que les boys de Regent Street ou que les bambini de Messine.

— Je vais vous lire la comédie, vous permettez, monsieur Chéri ?

Et, sans que Lyllian s’en offusquât davantage, amusé du reste, Skilde lui joua, tant il avait le don d’évoquer avec un mot et avec un geste, Skilde lui joua les trois actes de son « Narcisse ».

Lyllian applaudit. Le soir tombait en face d’eux sur les hautes montagnes, et des fenêtres on découvrait le lac inondé de vapeurs roses. Toute l’Écosse romantique et divinisée palpitait dans ce coin perdu. C’était avec Ivanhoë et Marie Stuart l’incantation de princesses tristes enfermées dans des tours, de bergers nomades soufflant du cor, de bruyères et d’eaux tranquilles. Et pourtant il avait suffi d’une minute pour transformer le décor de brume en décor de soleil et pour y faire apparaître, ainsi qu’une radieuse aurore, la douceur blonde d’un paysage grec.

— Très joli votre Narcisse, affirma Lyllian, les oreilles encore chantantes des rimes et des mots.

— Et vous l’incarneriez comme si vous-même ressuscité aviez été le fils des nymphes. Vous me parliez l’autre soir de certaines fois où tout seul, et triste de l’être, vous embrassiez votre ombre qui tremblait dans les glaces : Soyez Narcisse…

— Je veux bien ; mais je serai très maladroit, je vous en préviens… À quelle date la sérénade ? ajouta Renold avec un sourire. — Pour le jour de l’an ? Mais oui… C’est convenu…

— Quant aux autres rôles, je vais les distribuer aux environs. Tenez… Lady Cragson sera ravie de brûler les planches avec vous, et puis qui encore… ?

— Edith Playfair est trop loin ! soupira le petit Lord.

— Edith quoi ?

— Rien, une ancienne petite amie… à moi. À propos, continua-t-il, comme Harold Skilde prenait congé, de qui est-elle, la pièce ?

— De moi, dit simplement l’écrivain en regardant Lyllian qui lui tendait la main.

— Comment, de vous ? Pourquoi ne me le disiez-vous ? C’est très bien, Skilde, elle est merveilleuse, votre pièce. Oh, quel bonheur, quelle surprise aussi !

— Oui, je l’ai composée et finie en une semaine. Vaille que vaille, excusez-moi.

— Mais qui a pu vous inspirer tant ?… Vous travaillez comme un Dieu !

— Comme quelqu’un qui vous aime… murmura Skilde, ne songeant plus qu’à lui-même, oubliant tout ; Et, ce disant, il saisit le jeune homme avec une douceur et avec une force inimaginables, puis, avant que Renold ait pu l’en empêcher, il se pencha sur lui, en embrassant son cou flexible et tiède qui sentait bon le lait.