Meuse/p1/s6
SCÈNE VI.
Verdun.
C’est la nuit. Ce sera bientôt l’aube. Le bord de la rivière. Un arbre au pied d’une prairie qui baigne son pied dans le fleuve. Dans le fond à gauche, très au fond, dans le lointain, Verdun ; sur la droite, un village, Vacherauville. Quand le rideau s’ouvre, on ne voit que deux ombres courbées. Ce sont deux soldats, en bleu horizon, casque en tête, boueux. Le paysage sortira progressivement de la nuit.
Baisse-toi.
Ça va ! ça va !
Je crois qu’on y est.
Tu la vois ?
Non, mais je sens qu’elle est là… toute proche. Bouge pas. Tu entends… Écoute.
Quoi ?
Le vent, dans les roseaux.
Amène-toi… près de moi, derrière ce tronc d’arbre. Fais moins de bruit, nom de… Ce n’est pas le moment de se faire amocher.
Écoute… un merle !
C’est un coriace, celui-là.
Un type d’ici, comme nous.
C’est égal, si on m’avait dit, il y a deux ans, que je devrais venir la revoir, comme ça.
Par une nuit sans lune, en descendant du Poivre.
La côte du Poivre !
Écoute, un hanneton.
Idiot, c’est un taube : qu’est-ce qu’il va encore nous laisser tomber. Ah ! les crapules.
On dirait qu’il est au-dessus de Vacherauville.
T’en fais pas, mon vieux pote, y a plus rien dans Vacherauville — plus rien — ni un homme ni un toit — plus rien. T’as des nouvelles de Louise ?
Elle va bien.
Et les mômes ?
Toujours, avec mes vieux.
C’est dans le Gard qu’y sont…
Oui, un chouet’ pays. Ah ! vivement une perme.
Fait trop chaud, là-bas.
Eh ! bien, qu’est c’ qui t’faut, comme température.
Non, mais vois-tu, mon vieux, si démoli qu’y soit, c’est c’pays-ci qu’il nous faut, c’est le nôtre — c’est ici qu’on reviendra — et c’est vers lui que nous tendions de tout notre corps. Tu te souviens… à Arras, à Ypres, au Vieil Armand, tu te souviens, on disait : si au moins, ou pouvait crever chez soi.
Ah ! pour ce qui est de crever… on y crève.
Regarde.
Verdun !
Vacherauville !
La Meuse.
Nous v’là ici comme deux vieilles bêtes.
Ou comme deux enfants.
Vois-tu Jérôme, j’avais besoin de la revoir. Tout à l’heure on reprendra sa place là-haut, au Poivre, avec les autres, mais il me fallait la revoir.
Ce n’est qu’un peu d’eau qui coule.
C’est comme si je voyais passer ma vie devant moi.
Quand on était gamin et qu’on venait se baigner.
Quand on s’arrêtait près d’elle, avec sa bonne amie.
Ce qu’on sait maintenant c’est qu’on l’aime, c’est qu’elle est à nous, c’est qu’il ne faut pas la laisser prendre par ces cochons-là.
Gueule pas si fort… tais-toi.
Vois-tu ?
Tais-toi…
Regarde… Regarde, des fleurs de chez nous… des fleurs de Meuse.
Où vas-tu ? N’y va pas… n’y va…
Ah ! les vaches !