Mille et un jours en prison à Berlin/05

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L’Éclaireur Enr (p. 17-22).

Chapitre IV


à l’hôpital


Il est absolument inutile d’insister sur le patriotisme dont fit preuve la nation belge. Le même esprit d’héroisme et de sacrifice régnait dans toutes les classes de la société, et tous sans distinction d’âge de sexe ou de condition s’offraient pour venir en aide à la cause nationale menacée par le monstre germanique.

De tous côtés, dans les premiers jours d’août 1914, on m’abordait en me posant la question suivante :

— « Monsieur Béland, que pensez-vous de la situation ?… Que va faire l’Angleterre ? »

Je n’hésitais pas à répondre que si l’Allemagne mettait à exécution son plan de violer la neutralité belge, l’Angleterre lui déclarerait la guerre.

Je me rappelle une démonstration qui eut lieu sur la digue à Middelkerke, le jour où fut publié l’ultimatum de l’Allemagne. Au large, dans la mer du Nord, une escadre anglaise croisait. D’énormes nuages de fumée étaient perceptibles même à l’œil nu, et les lunettes des promeneurs, braquées sur l’horizon leur en révélait la véritable nature. Un rassemblement se fit, et l’on nous annonça que c’était réellement la flotte anglaise qui croisait au large.

L’espoir de ces braves gens semblait se fixer sur cette formidable puissance navale. J’eus l’honneur de provoquer, en cette occasion, les acclamations de cette foule à l’adresse de la flotte britannique.

Du moment qu’il fut connu en Belgique que l’Allemagne avait signifié à l’Angleterre sa détermination d’entrer dans le conflit pour revendiquer l’honneur des traités, la confiance sembla renaître et une atmosphère de sérénité régna, — momentanément du moins, — dans tout le pays… Dès lors, devenant, par ma qualité de citoyen britannique, un allié de la brave nation belge, je me rendis à Anvers pour offrir mes services en entrant dans le corps médical. Ai-je besoin d’ajouter qe mon offre fut immédiatement acceptée. J’entrai tout de suite en fonctions à l’hôpital Sainte-Elisabeth sous la haute direction du célèbre chirurgien anversois, le docteur Conrad.

Cet hôpital avait pour infirmières des dames religieuses. Je ne me rappelle plus le nom de leur congrégation. Le dévouement de ces nobles femmes est au-dessus de tout éloge, et tout ce qui a été dit, à leur sujet, chez tous les peuples et dans toutes les langues, n’exprime qu’une bien faible partie de leur immense mérite.

Ce n’est que vers le milieu d’août que les premiers blessés arrivèrent à notre hôpital. Ils venaient du centre de la Belgique. Nous en avions eu un, venant de Liège, qui n’a cessé, je ne l’oublierai jamais, de nous divertir par sa verve endiablée, et son intarissable faconde.

Tous les médecins de l’hôpital, à part moi, faisaient partie de l’armée, du moins depuis le début de la guerre.

C’est le 25 août, si j’ai bonne mémoire, qu’un premier « raid » aérien eut lieu au-dessus de la ville d’Anvers. On peut facilement imaginer l’émotion créée par l’apparition d’un Zeppelin au-dessus de la ville. Onze civils, hommes femmes et enfants furent victimes de cette monstrueuse attaque. Le lendemain, un journal d’Anvers, « La Métropole », publiait un entrefilet où il était proposé d’inhumer les corps de ces victimes à un certain endroit de la ville, et d’y élever un monument avec l’inscription suivante : « Assassinés par la brutalité allemande le 25 août 1914. »

L’indignation était à son comble. Les citoyens allemands qui se trouvaient à Anvers, sentant que leur position devenait intenable, se « défilèrent » pour la plupart.

Chaque jour j’arrivais à l’hôpital avec le « Times » de Londres. Dans nos moments de loisir, mes collègues m’entouraient pour entendre la lecture des principaux articles que je leur traduisais.

Bruxelles était depuis le 18 août occupée par les Allemands. Anvers devint le centre de la résistance belge et le siège du gouvernement et du grand état-major. Nous, coloniaux britanniques de langue française, nés dans la démocratique et libre Amérique, nous n’avons pas eu souvent occasion, de voir, — et j’oserais dire de coudoyer, — un roi et une reine authentiques, aussi, il nous est difficile de nous faire une idée de la très grande popularité dont jouissent le roi Albert et la reine Élisabeth. Cette popularité fut pour moi toute une révélation, au point que ce couple royal nous a toujours semblé absolument unique entre tous.

Un jour, ayant appris qu’un détachement de soldats allemands faits prisonniers par les Belges allaient traverser la ville, j’étais sorti en toute hâte de l’hôpital, et je m’étais rendu dans le voisinage des quais pour voir défiler ces soldats prisonniers. Ce fut en vérité un spectacle inoubliable : toute la population d’Anvers était dans la rue, on se pressait vers les grandes artères pour tâcher d’apercevoir ces ennemis qui avaient envahi le sol sacré de la patrie belge.

En coupant court à travers certaines rues, j’eus l’avantage d’arriver en temps dans le voisinage des quais où il me fut donné de pouvoir observer de près et les prisonniers et la foule menaçante qui les regardait passer. Des trottoirs et des fenêtres des maisons, on lançait à ces Allemands les invectives les plus malsonnantes. Ces prisonniers, couverts de boue et de poussière, paraissaient exténués. On eût dit des condamnés à mort.

À mon retour, je m’engageai dans une rue très étroite aboutissant à un petit escalier menant vers la cathédrale. Je remarquai à ce moment une dame d’assez petite taille, mise très humblement, et qui tenait par la main un petit garçon de huit à dix ans. Un groupe de gamins, visiblement mieux renseignés que moi, s’arrêtèrent et se mirent à crier à tue-tête : « Vive la reine Élisabeth ! », et : « Vive le petit prince ! » La reine, — car c’était la reine Élisabeth elle-même, — les remerciait par un aimable sourire.

Ces cris des enfants, se répercutant dans la rue, attirèrent la foule ; en peu d’instants, une centaine de personnes se trouvèrent assemblées, les vieillards enlevaient leurs chapeaux, et les enfants criaient toujours : « Vive la reine Élisabeth ! » Je la suivis quelques minutes jusqu’à sa rentrée au Palais, place de Meir, et tout le long du parcours, c’était le même cri : « Vive la reine Élisabeth ! » La petite reine saluait gentiment, et souriait gracieusement.

Dans les derniers jours du mois d’août, et les premières semaines du mois de septembre, les troupes belges, concentrées dans la position fortifiée d’Anvers, tentèrent plusieurs attaques contre les Allemands qui occupaient déjà Bruxelles, et qui occupèrent Malines peu après. Nous étions confidentiellement avertis, à l’hôpital, de ces sorties de l’armée belge, et le lendemain nous nous préparions à recevoir de nombreux blessés.

Pauvres blessés ! — Ils nous arrivaient, six par voiture, dans des ambulances automobiles. Ceux qui n’étaient pas très gravement atteints, mais dont les blessures avaient donné lieu à une forte hémorragie, nous arrivaient dans un état pitoyable. Le sang qui avait coulé à travers leurs vêtements, et qui s’était coagulé, nous portait d’abord à croire que le pauvre soldat avait été complètement déchiqueté. Heureusement, il nous arrivait le plus souvent de constater, après un examen plus minutieux, qu’il s’agissait seulement d’une petite artère tranchée par une balle, et que sauf la perte de sang un peu considérable, l’état du blessé n’offrait rien de sérieux.

Les plus horribles blessures sont celles qui sont causées par les éclats d’obus de fort calibre lancés par la grosse artillerie. On conçoit facilement quelle profonde lacération des tissus doit faire un de ces éclats de projectiles pesant de 50 à 200 livres. Mais de ces blessures si graves et si pénibles à voir, nous n’en avons guère eu avant le siège d’Anvers.