Mille et un jours en prison à Berlin/06

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L’Éclaireur Enr (p. 23-29).

Chapitre V


la prise d’anvers


Je sens qu’il est au-dessus de mes forces de narrer d’une manière convenable les événements militaires qui ont accompagné l’attaque et la prise d’Anvers par les Allemands.

Les diverses histoires de la guerre publiées en français ou en anglais, depuis 1914, en ont relaté les principales phases dans les plus grands détails. Je me bornerai tout simplement à mettre le lecteur au courant de certains incidents dont j’ai été témoin.

Anvers était, comme on le sait, réputée imprenable. La ville elle-même était entourée de murs et de canaux. À une certaine distance en dehors de ces fortifications, il y avait une première ceinture de forts dits forts intérieurs. À une distance un peu plus grande se trouvait une seconde ceinture de forts que l’on appelait forts extérieurs.

C’est vers le 26 ou le 27 septembre 1914, qu’il devint évident à Anvers que les Allemands se préparaient à mettre le siège devant la ville du côté de Malines. — Malines est située à mi-chemin entre Anvers et Bruxelles, à 5 ou 6 milles seulement de la ceinture des forts extérieurs.

On a souvent discuté, chez les critiques militaires, les raisons qui ont induit le grand état-major allemand à entreprendre le siège de cette fameuse place fortifiée. Il semble que ce qui a le plus contribué à faire prendre cette décision aux Allemands a été la nécessité où ils se sont trouvés de faire disparaître chez leur peuple la pénible impression causée par la retraite de l’armée allemande lors de la fameuse bataille de la Marne.

C’est entre le 4 et le 12 septembre que les Allemands abandonnèrent les deux rives de la Marne pour remonter sur l’Aisne, et l’attaque d’Anvers, pour les raisons mentionnées plus haut, ou pour d’autres, fut décidée et commencée vers le 26 ou le 27 septembre.

À la distance où nous sommes aujourd’hui de ces premiers faits de la guerre, il nous paraît évident que si les Allemands avaient le dessein de s’emparer de la Belgique et de la garder, ils ne pouvaient guère permettre à une ville fortifiée, comme l’était Anvers, de demeurer en possession de l’état-major belge.

Malines fut d’abord occupée ainsi que quelques villages situés au sud-est de cette ville. On s’est demandé pourquoi les Allemands avaient attaqué Anvers par ce côté. Il nous semble que s’ils avaient attaqué par l’ouest, il leur eut été beaucoup plus facile de couper la retraite à l’armée belge sur le littoral de la mer du Nord. En effet, entre Termonde et la frontière hollandaise, il n’y a qu’une étroite lisière du territoire belge, que les Allemands, disposant alors d’énormes effectifs, pouvaient investir en un clin d’oeil.

On m’a assuré que les Allemands, après avoir pris possession d’un village appelé Hyst-op-den-Berg, n’eurent qu’à faire tomber les murs d’une maison pour trouver toute prête une large base en béton sur laquelle ils purent asseoir leurs pièces d’artillerie les plus lourdes. Était-ce là une manoeuvre d’avant-guerre dont on voulait profiter ? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, il était possible aux grosses pièces de l’artillerie allemande de bombarder, de cet endroit, les forts de Waelem, de Wavre-Sainte-Catherine et de Lierre. Ce sont ces forts qui furent les premiers détruits par l’artillerie allemande.

Tous les jours, à cette époque, nous recevions, à l’hôpital, de nombreux blessés. Chaque fois que les médecins ambulanciers nous amenaient des charges de blessés, nous nous empressions de leur demander des nouvelles, et dans chaque cas, malheureusement, les rapports étaient de moins en moins encourageants. Tel fort était détruit, puis tel autre. Nous avons eu des officiers d’artillerie retirés à peu près inconscients des forts où ils avaient été atteints par les gaz asphyxiants. Enfin, on nous rapporte que certains détachements allemands ont traversé la rivière Nette, et que bientôt les pièces moyennes d’artillerie seront en état de bombarder la ville elle-même.

Je me rappelle en particulier un lieutenant d’artillerie qui me fit un récit de ce qui séetait passé, pendant le bombardement, dans le fort où il se trouvait. Tout habitué qu’il était aux détonations formidables des canons de tout calibre, il ne pouvait trouver d’expressions assez fortes pour me donner une idée adéquate de ce qu’était la puissance d’explosion d’un projectile sortant de la bouche d’un howitzer de 28 centimètres, ou d’un canon de 42.

Je crois que c’est samedi, le 3 octobre, que la nouvelle se répandit, comme une traînée de poudre, que M. Winston Churchill, alors premier lord de l’Amirauté anglaise, se trouvait dans les murs d’Anvers. Quelques heures plus tard on nous rapporte que M. Churchill est parti en assurant aux autorités belges que des renforts leur seraient immédiatement envoyés. En effet, le lendemain et le lundi suivant, nous vîmes défiler, au milieu de l’enthousiasme débordant de toute la population, ces braves marins anglais. Ils traversèrent la ville depuis les rives de l’Escaut jusqu’aux forts du sud-est où ils prirent place dans les tranchées belges.

Dans la forteresse assiégée, la confiance un moment ébranlée sembla renaître plus vivace que jamais. Il nous fait plaisir d’affirmer que la conduite de la brigade anglaise a été au-dessus de tout éloge. Elle fut tout simplement héroïque. Je n’ignore pas les critiques que l’on fit en pays anglais, dans la presse quotidienne et dans les grandes revues au sujet de l’envoi non judicieux — comme on l’écrivait — de ces marins. Il me semble qu’ils ont joué un rôle très important tant dans la défense d’Anvers que lors des dernières heures de la résistance.

Certes, ces brigades anglaises n’ont pas empêché la chute de la ville, mais par leur résistance héroïque, acculées qu’elles furent sous les murs d’Anvers, elles remplirent le rôle de troupes de couverture, et favorisèrent la retraite de l’armée belge, à travers la ville d’abord, puis, de l’autre côté de l’Escaut, dans le pays de Waes, vers Saint-Nicolas, Gand et Ostende. Elles se retirèrent les dernières, dans la nuit du 8 au 9 octobre. Peu de ces marins tombèrent aux mains des Allemands, quelques-uns passèrent en Hollande, où ils furent internés, mais la plupart purent suivre l’armée belge dans sa retraite.

La ville proprement dite subit un bombardement d’environ trente heures : commencé dans la soirée du mercredi, 7 octobre, il prenait fin le vendredi matin, 9 octobre, vers sept heures ; bombardement violent au cours duquel environ 25,000 obus de tous calibres s’abattirent sur la grande ville secouée jusque dans ses fondements.

Le jeudi, veille de la prise d’Anvers, il ne restait plus, à l’hôpital, sauf mes collègues et quelques bonnes religieuses, qu’un très petit nombre de blessés. Nous avions fait transporter tous les autres à Ostende. J’étais sur le point de quitter l’hôpital lorsque, soudain, un projectile, visiteur peu attendu, entra et fit explosion au milieu même des chambres de stérilisation et d’opération. Une parcelle de l’obus me fit une insignifiante égratignure. Je quittai l’hôpital ce jour-là pour n’y plus revenir qu’en passant.

Jeudi, 8 octobre, comme je pédalais, — on pédalait alors beaucoup en Belgique, — à travers les rues désertes de la ville, me dirigeant vers le nord, j’entendis, au-dessus de ma tête, comme un formidable bourdonnement d’abeilles. C’était le sifflement d’innombrables projectiles lancés dans la direction du grand quartier général belge. C’est surtout vers ce but que les artilleurs allemands semblaient avoir pointé leurs canons.

Le grand quartier général belge était à l’hôtel Saint-Antoine, au Marché aux Souliers, dans une petite rue qui va de la place de Meir à la place Verte. Quand, le lendemain de la prise de la ville, j’y revenais sur une bicyclette, — je m’étais fait à ce mode rapide de locomotion, — pour constater de visu jusqu’à quel point la ville avait souffert du bombardement, quelle ne fut pas ma surprise de trouver l’hôtel Saint-Antoine absolument intact, tandis que tout le côté opposé de la rue était une masse de ruines fumantes. Vraisemblablement, les obus avaient frôlé le toit d’abord puis étaient allés faire explosion de l’autre côté de la rue.

La nuit du 8 au 9 octobre fut une nuit sinistre. Du haut du toit de la maison que nous habitions, à Capellen, toute la famille réunie observait le spectacle lugubre d’une grande ville qui périt dans les flammes.

De l’endroit où nous étions, il semblait que la ville toute entière était en feu ; les réservoirs de pétrole brûlaient ; et des nuages de fumée s’élevaient des quartiers les plus éloignés. Au milieu de cette masse de flammes, comme un doigt colossal dirigé vers le ciel, on voyait, toujours dressée, la magnifique tour de la grande cathédrale. Elle apparaissait et disparaissait tour à tour au milieu des énormes jets de flamme qui montaient vers la nue. Plus loin, dans la direction du sud, et dans l’obscurité, jaillissaient à jet continu les éclairs produits par le feu de toute l’artillerie allemande qui vomissait la mitraille sur la ville qui flambait.

Spectacle épouvantable qui dura toute la nuit ! Secousses terrifiantes causées par les explosions répétées à raison de 300 par minute ! Enfin, à 7 heures du matin, vendredi, le 9 octobre, un silence lugubre descendit sur la grande ville. En tant que place fortifiée belge, Anvers n’existait plus.