Mille et un jours en prison à Berlin/19

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L’Éclaireur Enr (p. 105-113).

Chapitre XVIII


en ma qualité de médecin


Pendant mes trois années de captivité à la prison de Berlin, j’ai pu pratiquer ma profession de médecin assez librement. Les soins médicaux étaient censés être donnés aux prisonniers par un vieux praticien de Berlin qui venait à la prison chaque jour, de neuf heures à dix heures de l’avant-midi. Les malades, — quand ils pouvaient marcher, — se rendaient à son bureau, accompagnés par un sous-officier. À dix heures, le vieux médecin quittait la prison pour n’y revenir que le lendemain à la même heure, de sorte que pendant 23 heures, chaque jour, j’étais le seul médecin auquel on pouvait avoir recours dans la section de la prison où se trouvait ma cellule.

L’une des trois sections triangulaires de la prison était exclusivement occupée par les soldats allemands accusés d’avoir manqué à la discipline. La plupart attendaient là le moment de passer en Cour martiale. À plusieurs reprises, j’ai été prié d’aller donner mes soins à quelques-uns d’entre eux. Durant le jour, je faisais la visite des malades en allant de cellule en cellule, mais durant la nuit, comme toutes les portes des cellules étaient fermées à clef, depuis sept heures du soir jusqu’à huit heures le lendemain matin, il fallait qu’un sous-officier vînt me quérir. Ces cas se présentaient assez souvent. J’étais encore appelé chaque fois qu’un prisonnier avait attenté à ses jours. J’ai pu constater une dizaine de cas de suicide : les uns au revolver, d’autres au moyen d’un rasoir, ou par la strangulation. Rien n’était plus triste qu’une détonation entendue au milieu de la nuit dans cette sombre prison ; les murs en étaient secoués ; tous les prisonniers étaient arrachés à leur sommeil, et chacun se demandait quel pouvait être le malheureux qui venait d’attenter à ses jours. Quelques minutes plus tard, invariablement, ma cellule était ouverte, un sous-officier se présentait, et j’étais prié de l’accompagner, soit pour constater la mort, soit pour donner des soins à un malheureux agonisant.

Les soins médicaux que je pouvais donner à tous les prisonniers sans distinction, et même aux sous-officiers, quand ils les requéraient, avaient naturellement disposé en ma faveur la plupart des surveillants, et la liberté de mouvement dont je jouissais comme médecin à l’intérieur de la prison, — que l’on n’a jamais ou à peu près jamais tenté de restreindre, me permit de rendre beaucoup de services à des prisonniers miséreux, soit en leur apportant des médicaments, soit en leur fournissant des vivres. J’ai toujours été en cela généreusement secondé par mes compagnons de captivité, surtout ceux de nationalité anglaise. On n’avait qu’à faire un appel en faveur d’un prisonnier souffrant ou trop délaissé, pour voir accourir vers sa cellule plusieurs détenus apportant l’un du thé et des biscuits, l’autre du pain et de la margarine… enfin, autant de choses qui pouvaient soulager dans une large mesure les souffrances dont nous étions quotidiennement les témoins.

Un des cas les plus tristes dont j’aie été le témoin est celui de Dan Williamson. Dan Williamson s’était échappé deux fois du camp de Ruhleben. Lors de sa première évasion, il fut capturé et interné à la Stadvogtei où il demeura environ un an. Il fut alors interné de nouveau au camp de Ruhleben. Quelques mois plus tard, il réussissait, avec son compagnon Collins, de tromper encore une fois la vigilance des gardes prussiennes, et à prendre la direction de la frontière de Hollande. Tous deux furent repris et ramenés à la prison de Berlin.

C’était au temps où les prisonniers qui tentaient de s’évader étaient punis de deux semaines de cachot ; Williamson et Collins furent donc jetés chacun dans une de ces cellules sombres du rez-de-chaussée dont j’ai parlé plus haut. Un jour, vers les cinq heures du soir, un bruit formidable se produisit. On entendait distinctement la résonance de coups frappés avec violence contre les murs. On pouvait aussi entendre plus ou moins distinctement des paroles de menace. Un sous-officier se présente à ma cellule, m’apprend que Williamson a tenté de se suicider, qu’il est couvert de sang, et qu’on lui a enlevé son rasoir. Pendant que le sous-officier me parlait, le bruit causé par les assauts répétés contre les murs et la fenêtre nous parvenait assez distinctement. Le sous-officier me dit : — « C’est Williamson qui fait tout ce tapage. » — Je pensai qu’il n’était pas en danger de mort immédiat puisqu’il pouvait faire ainsi vibrer les énormes assises de l’édifice. À la demande du sous-officier, je me rendis en face de la cellule de Williamson. Je me décidai de lui adresser la parole par cette petite ouverture ronde d’à peu près un pouce de diamètre, ménagée au centre de toutes les portes de cellules. Je n’avais pas encore fini de lui adresser la parole, qu’il porta un coup formidable tout près de l’endroit où j’étais. D’un mouvement instinctif je reculai, et le sous-officier fut d’avis, comme moi, qu’il ne serait pas prudent d’ouvrir la porte immédiatement. Williamson avait évidemment une arme quelconque à la main. Nous présumions qu’il était venu à bout de détacher une pièce de son lit en fer. Je suggérai alors au sous-officier de téléphoner à la préfecture de police pour demander l’aide de deux constables. Le sous-officier sortit puis revint quelques minutes plus tard avec deux constables et deux autres sous-officiers de la prison. Je propose au sous-officier d’ouvrir d’abord la cellule de Collins, compagnon de Williamson, et qui se trouvait tout à côté. Collins, que l’on laissa sortir dans le corridor, avait tout entendu le tapage fait par Williamson. Nous lui demandons de se tenir près de la porte lorsqu’elle sera ouverte afin de parler le premier à son ami, et tâcher de le calmer. La porte est enfin ouverte et comme un tigre Williamson se précipite au dehors, saisit son ami Collins, le jette sur le parquet, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, il était déjà sur lui. Le pauvre Collins eut été mis en chair à pâté (?) si tous, officiers, constables et prisonniers, nous n’eussions, par une prompte intervention, réussi à maîtriser Williamson qui semblait privé de la raison. Je lui adresse de nouveau la parole, et pour toute réponse il me dit : — « Donnez-moi donc mon rasoir que j’en finisse. » Ses vêtements étaient couverts de sang, et il avait au bras une blessure, pas très profonde mais assez étendue, qui avait été faite avec un instrument tranchant. Pendant qu’on le maîtrisait, je cours chercher des pièces de pansement, et je lui donne les soins chirurgicaux que requérait son état. On met les menottes au pauvre malheureux, et on va l’enfermer dans une cellule capitonnée, au sous-sol, en un endroit assez isolé. On referme sur lui les deux portes, et il en a pour toute la nuit de solitude absolue.

Avant de le quitter, je lui avais demandé s’il ne me serait pas possible de faire quelque chose pour lui. Il me regarda d’une façon assez étrange, mais ne dit pas un mot. Malgré mes instances, il me fut impossible de tirer un mot de lui.

J’avais été préoccupé toute la nuit au sujet de ce pauvre homme. Le lendemain matin, aussitôt que ma porte fut ouverte, je demandai au sous-officier s’il voulait bien m’accompagner à la cellule de Williamson. Il fallait pour cela passer dans une autre section de la prison, et il fallait être accompagné. Je pris donc du thé, quelques biscuits, et nous nous dirigeâmes vers le sous-sol. Les portes ouvertes, nous trouvons Williamson debout au milieu de la cellule, les yeux hagards. Je lui dis « Bonjour !… Comment allez-vous ? » … Pas un mot de réponse. — « Avez-vous bien dormi ? » … Pas un mot. — « Je vous ai apporté du thé et des biscuits, si vous désirez autre chose, il m’est permis de vous l’apporter. » Pas un mot : il me regarde fixement, et n’a pas l’air de comprendre ce que je lui dis. Je dépose le thé et les biscuits sur le matelas, car à part le matelas, il n’y a absolument rien dans cette cellule dont le parquet et les murs sont capitonnés. Après quelques tentatives supplémentaires et inutiles pour en tirer quelques paroles, je me retire avec le sous-officier. À neuf heures, je fis mon rapport au médecin de la prison qui ordonna de transporter Williamson à l’hôpital.

Après trois semaines d’absence, Williamson revint à la prison. Il semblait un peu mieux, mais dès la première nuit qu’il passa avec nous, je fus appelé auprès de lui par un sous-officier. Je le trouvai à côté de son lit en pleine crise épileptique. L’attaque passée, nous le replaçons sur son lit et je demeure une heure à causer avec lui. Il me donne des nouvelles des blessés et des prisonniers de guerre anglais qu’il a rencontrés à l’hôpital de la rue Alexandrine où il avait passé les trois semaines précédentes. J’eus l’idée de présenter une requête aux autorités allemandes pour obtenir la permission d’aller chaque jour à cet hôpital, faire les pansements chez les prisonniers anglais. Je demandai à Williamson ce qu’il pensait de mon idée. Il me répondit :

— « Vous pouvez bien présenter votre requête, docteur, mais la permission vous sera refusée. »

— « Pourquoi donc ? »

— « Parce que ces gens seront d’avis que vous pourrez y voir trop de choses. »

Il avait raison, ma requête fut rejetée.

Le lendemain, Williamson avait encore une crise épileptique dans la cellule de M. Hall, un autre détenu anglais. C’était entre cinq et six heures du soir. Tous les sous-officiers étaient accourus. Effrayés de la gravité de ce cas très intéressant, et trop encombrant, ils décidèrent de faire conjointement rapport à l’officier qui eut à ce sujet une entrevue avec le médecin.

Maintenant qu’une lettre de Williamson lui-même, datée d’Edinbourg, Écosse, m’est parvenue il n’y a plus de danger à dire toute la vérité. Mon compagnon de captivité simulait et la maladie et la folie. C’est à son retour de l’hôpital, au cours d’une conversation que j’eus avec lui qu’il me mit au courant de son stratagème. Il jouait son rôle à la perfection, et cela jusqu’au moment où sur ma recommandation expresse et pressante il fut versé au Sanatorium. Car c’était là qu’il voulait arriver : de cet endroit il était relativement facile de s’évader.

La lettre que je viens de recevoir est souverainement amusante. Williamson m’écrit qu’il s’est évadé au commencement d’août et que le 14, après bien des péripéties, il réussissait à franchir la frontière de Hollande. Il ajoute en post-scriptum : « Je serais curieux de savoir si Herr Block (l’officier) est toujours sous l’impression que j’ai perdu la raison ! »

Une nuit, nous fûmes tirés de notre sommeil par une série de détonations qui semblaient venir du dehors. Nous nous demandions ce que cela pouvait bien être ? Comme la prison était située au centre de Berlin, il nous sembla d’abord que ce pouvait être une émeute, ou bien encore des ouvriers en grève aux prises avec les gendarmes. Nous ne fûmes pas longtemps avant de savoir ce qui en était : on vint me prier d’aller constater la mort d’un soldat que l’on amenait du front de bataille allemand pour l’enfermer à la Stadvogtei en attendant sa comparution en Cour martiale.

D’après le rapport fait par ses deux gardes, ce soldat réfractaire, qui s’était montré assez docile au cours du trajet depuis les Flandres jusqu’à Berlin, avait attendu d’être en face de la porte de la prison pour prendre la fuite à toutes jambes. Les gardes lui donnèrent aussitôt la chasse. Après avoir tourné le premier coin et pris une ruelle sombre longeant le mur de la prison, haut de 75 pieds, il était sur le point d’échapper à ses gardes quand ceux-ci se décidèrent de faire feu. Cinq coups de feu furent tirés. Le fuyard fut atteint et on ne rentra qu’un cadavre à la prison. Je n’eus qu’à constater la mort, ce que je fis en présence du portier, du surveillant de nuit, d’un sous-officier et de deux gardes. Le lendemain, à 9 heures, une ambulance pénétra dans la cour, et tous, du premier au dernier, nous étions montés sur nos chaises, allongeant le cou à travers les barreaux de nos fenêtres pour tâcher de voir ce qui se passait : on venait chercher le cadavre du soldat que ses compagnons avaient tué.