Mille et un jours en prison à Berlin/23

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L’Éclaireur Enr (p. 141-148).

Chapitre XXII


évasions


Dans la vie de prison, la question de s’évader est constamment à l’ordre du jour : tous les prisonniers caressent l’espoir de reconquérir leur liberté par force ou par ruse ; mais, même parmi les plus audacieux et les plus habiles, il en est peu qui réussissent. Au cours des trois années que j’ai passées à la Stadvogtei, plusieurs évasions sensationnelles ont eu lieu. Il serait trop long d’en entreprendre ici le récit détaillé. Je ne ferai mention que des cas les plus exceptionnels, comme ceux de MM. Wallaee Ellison et Eric Keith qui s’échappèrent deux fois du camp de Ruhleben, et une autre fois de la prison même où j’étais.

Au début de la guerre, ces deux Anglais habitaient l’Allemagne. L’un, M. Ellison, était employé de la United Shoe Machinery Company à Francfort. Quant à M. Keith, dont j’ignore quelle fut l’occupation ante bellum, il était, si je me rappelle bien, né en Allemagne de parents anglais.

La première évasion de ces deux prisonniers eut lieu du camp de Ruhleben à peu près vers le même temps, mais pas exactement au même moment, chacun agissant de sa propre initiative. Mais tous deux eurent la malchance de tomber entre les mains des gardes prussiennes au moment où ils allaient atteindre la frontière hollandaise. Ramenés à la prison, à Berlin, ils écopèrent une sentence de plusieurs mois de cellule. M. Ellison, en particulier, fut quatre mois et demi au secret, et ne pouvant recevoir d’autre nourriture que celle qui était distribuée chaque jour, laquelle consistait en un morceau de pain avec les deux soupes traditionnelles.

Malgré les démarches nombreuses qu’ils firent auprès des autorités allemandes pour être de nouveau transférés à Ruhleben, ils durent demeurer à la Stadvogtei parce qu’ils refusaient de déclarer qu’ils ne feraient plus aucune tentative d’évasion, une fois retournés à Ruhleben. Pendant les années 1915 et 1916, ils firent des plaintes nombreuses et adressèrent force requêtes tant à la Kommandantur qu’à l’ambassade américaine à Berlin. Tout fut inutile.

Au mois de décembre 1916, une évasion longuement et minutieusement préparée fut mise à exécution de la manière la plus habile. On était parvenu à se procurer les services d’un serrurier expert, lui-même prisonnier, qui fabriqua une clef ouvrant la porte qui donnait accès à la rue Dirksen.

Tout avait été prévu : on avait même trouvé moyen d’expédier des vivres au dehors, et de les faire déposer à certains endroits connus seulement des prisonniers qui devaient s’évader. Au moment choisi pour opérer la sortie, onze prisonniers, tous de nationalité anglaise, se promenaient dans la cour par groupes de deux ou trois, comme il était permis de le faire chaque jour, entre cinq et six heures de l’après-midi. Le portier, dont la cellule est voisine de la porte extérieure, était à ce moment occupé à causer avec un sous-officier. La conversation avait pris visiblement un caractère assez intéressant, et les deux Allemands semblaient y être absolument absorbés.

Ce fut à la faveur de cette distraction du portier que la clef libératrice fut introduite dans la serrure par l’un des onze. Un instant suffit pour ouvrir la porte, et les fugitifs disparurent dans les rues de Berlin. MM. Ellison et Keith étaient parmi les fuyards.

Ce fut une grande sensation dans la prison lorsque l’on découvrit, quinze minutes plus tard, que la porte avait été ouverte. Tous les prisonniers furent immédiatement renfermés dans leurs cellules respectives, car c’était là le seul moyen de savoir exactement combien d’internés manquaient à l’appel.

L’officier, qui se retirait généralement vers quatre heures de l’après-midi, avait été prévenu par téléphone, et s’amenait en grande hâte, et tout excité. Son premier geste fut de mettre le portier au cachot : on venait de découvrir qu’il manquait onze Anglais. Le service de la sûreté fut prévenu, et des dépêches furent lancées sur toutes les gares et toutes les frontières d’Allemagne. Le corps entier des policiers et les sentinelles des frontières étaient sur les dents.

À notre grand regret, de ces onze prisonniers évadés, dix furent repris : seul, M. Gibson réussit à se tenir au large. Quant à MM. Ellison et Keith, ils ne tombèrent entre les mains des Allemands qu’une dizaine de jours plus tard, après des marches de nuit épuisantes. La température était alors très froide, et on imagine les souffrances que durent endurer ces prisonniers en route vers les frontières des pays neutres.

Les dix prisonniers capturés furent, les uns après les autres, ramenés à la prison. Les règlements devinrent beaucoup plus sévères, et il ne pouvait être question, pour eux, de retourner à Ruhleben. Toutefois, vers le mois d’août 1917, une convention avait été conclue entre l’Angleterre et l’Allemagne au sujet du traitement à infliger aux prisonniers divers qui avaient essayé de s’évader. Une des clauses de cet arrangement stipulait que tous les prisonniers coupables de tentative d’évasion, et détenus dans les prisons, seraient immédiatement renvoyés dans leurs camps respectifs. Nous avions à peine lu, dans les journaux allemands que nous recevions, soir et matin, les diverses clauses de cet arrangement, que déjà la plupart des prisonniers entrevirent des possibilités nouvelles de conquérir leur liberté. MM. Ellison et Keith me prévinrent que ce ne serait pas long, à Ruhleben, avant qu’ils n’entreprissent le voyage de Hollande.

En effet, dès le mois de septembre, ils s’échappèrent le même jour du camp de Ruhleben, mais séparément, puis se retrouvèrent dans les rues de Berlin, et cette fois, — troisième, évasion, — parvinrent à passer en Hollande.

Une carte postale qui me fut adressée par M. Ellison, de Hollande même, me mit au courant, sans beaucoup de détails naturellement, du succès de son entreprise. Ce fut une réjouissance générale chez tous les prisonniers qui avaient été, pendant de si longs mois, leurs compagnons de captivité.

C’est à Londres, au mois de juillet dernier (1918), que j’eus l’extrême bonheur de rencontrer MM. Ellison et Keith, et c’est là également, au cours d’une soirée inoubliable passée ensemble, qu’ils me racontèrent par le menu les péripéties de cette troisième évasion, leur course de Berlin à Brème, de Brème jusqu’à la rivière Ems, puis dans les marécages qui avoisinent la frontière germano-hollandaise, à quelques milles de là, et enfin leur visite, à trois heures du matin, chez un paysan hollandais où ils apprirent qu’ils étaient réellement et définitivement sortis d’Allemagne.

Rien de plus amusant que d’entendre raconter par ces deux ex-prisonniers les scènes de réjouissance qui eurent lieu dans la maison du paysan hollandais. La brave Hollandaise, femme d’une soixantaine d’années, s’était levée, à cette heure extra matinale, pour souhaiter la bienvenue aux deux héros de la poudre d’escampette. On alluma le poêle, on prépara un plantureux réveillon à la fin duquel les deux Anglais dansèrent, avec le vieux et la vieille, le cotillon de la délivrance.

M. Ellison fait maintenant partie de l’armée anglaise et M. Keith est dans l’année américaine.

M. Keith m’adressait tout récemment de France une lettre dans laquelle il me disait que de la façon dont allaient les choses (à cette époque), il comptait pouvoir, avant peu, pénétrer avec une compagnie américaine dans la rue Dirksen et ouvrir les portes de cette fameuse prison où lui, tout comme moi, avait été détenu des années.

Une autre évasion sensationnelle fut celle d’un Français nommé B… Ce Français, soldat à l’armée, avait été, avec le peloton dont il faisait partie, cerné dès le début de la guerre dans un petit bois près de la frontière française, en Belgique. Pour ne pas tomber entre les mains des Allemands, lui et quelques-uns de ses amis s’étaient réfugiés chez des paysans belges, avaient dépouillé l’uniforme et revêtu un habit de civil.

M. B… avait tenté de passer en Hollande, par le nord. Il fut pris et amené au camp de concentration des Français en Allemagne. Après quelques mois, il parvenait à s’évader de ce camp, avec l’uniforme d’un soldat allemand ; il avait même à sa boutonnière le ruban de la Croix de fer. Il fut pincé de nouveau, et jeté dans une cellule à la prison de Berlin. Il y fut tenu au secret pendant des mois, puis il obtint la permission de circuler, comme nous, dans les divers corridors. Il forma le projet colossal de s’évader par le toit, car il occupait une chambre au cinquième.

Les fenêtres des cellules du cinquième sont situées immédiatement sous le toit qui surplombe légèrement, mais n’offre aucune prise à la main. Le plan de notre Français était de scier une des barres de fer de la fenêtre, de sortir par l’étroite ouverture ainsi pratiquée, et de grimper sur le toit. Cette opération, dont je devais être témoin, fut parfaitement exécutée. C’était, il faut l’admettre, un tour de force mirobolant et une véritable réussite d’acrobatie.

Dès le matin, j’avais été prévenu par le prisonnier lui-même qu’il allait tenter son évasion vers onze heures du soir. À l’heure dite, je me tenais debout, sur ma chaise, ayant la tête au niveau de ma fenêtre. Ma cellule se trouvant au même étage que la sienne, je pouvais facilement observer tous les mouvements qu’il faisait au cours de son évasion.

La barre de fer préalablement sciée, fut d’abord écartée de son point d’appui par le bas, ce qui donna l’espace nécessaire pour permettre au prisonnier de sortir. Au moyen d’une serviette solidement attachée aux autres barreaux, il se préservait de toute chute éventuelle qui eut été fatale, puisque sa fenêtre était à soixante pieds au-dessus de la cour inférieure, entièrement pavée.

Il s’était fait un point d’appui au moyen d’une petite planchette qu’il avait glissée, au sommet de la fenêtre, entre les briques et la barre de fer horizontale, à laquelle sont fixées les barres verticales. Cette planchette faisait saillie d’environ un pied en avant du toit. La manœuvre entière était d’un chic incroyable, et ce ne fut pas long avant que, appuyé d’une main sur la planchette, il pût, de l’autre, atteindre et saisir une gouttière qui se trouvait sur le toit à une faible distance du bord. En un instant, et par un magnifique élan, il allait rouler dans l’obscurité supérieure.

Mais celui qui est sur le toit n’est pas sorti du bois, surtout lorsqu’il s’agit d’un édifice dont les murs ont soixante-quinze pieds de hauteur. Notre Français s’était muni d’une corde d’une soixantaine de pieds de longueur faite de draps de lit et d’autres ficelles tirées de droite et de gauche. Il attacha solidement l’une des extrémités de cette corde au paratonnerre, et se laissa glisser tout du long du mur, puis tomber le plus doucement possible quand il fut au bout.

On ne l’a jamais revu : on n’en a jamais entendu parler. S’il eut été repris quelque part, on n’aurait pas manqué de le ramener à la prison. Nous avons tous été d’accord, y compris l’officier commandant, que cette évasion demeure une des plus renversantes qui soient.