Mille et un jours en prison à Berlin/25

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L’Éclaireur Enr (p. 155-161).

Chapitre XXIV


un colloque


J’étais donc depuis deux ans dans cette prison de la rue Dirksen, ne pouvant apercevoir, au dehors, qu’une très petite portion du firmament, et le mur d’en face percé d’une cinquantaine de fenêtres armées de solides barres de fer. Comme il a été dit au chapitre précédent, vers la fin de ma première année de captivité, j’avais eu, un jour, la permission de sortir de la prison, de marcher dans les rues pendant une couple d’heures, et de respirer la libre atmosphère de la cité. Ma santé laissait beaucoup à désirer : je ne pouvais ni manger ni dormir ; au moral, j’étais sérieusement déprimé, surtout depuis que j’avais perdu tout espoir de recouvrer ma liberté avant la fin des hostilités. Un jour, le médecin de la prison, M. Becher, un très brave homme, vint me rendre visite à ma cellule. Nous avions eu, à maintes reprises, l’occasion de converser ensemble sur des sujets médicaux. Il savait, naturellement, que j’étais appelé auprès des malades pendant les vingt-trois heures où, chaque jour, il était absent de la prison. Il avait même mis à ma disposition sa petite pharmacie. Enfin, au point de vue médical, on peut dire qu’entre lui et moi les relations diplomatiques n’étaient pas rompues.

Il venait donc, cette fois, me rendre visite dans le but de s’enquérir de mon état de santé. Il avait sans doute remarqué que mon apparence générale n’était pas des plus brillantes.

— « Comment vous portez-vous ? »… me dit-il en entrant dans ma cellule.

— « Mal ! »… répondis-je.

— « Vraiment, j’en suis fâché ! Je remarque, en effet, que vous n’avez pas votre apparence ordinaire de bonne santé. »

— « Non, je ne dors ni ne mange. Je suis très énervé et je me sens faible et déprimé. »

À travers ses lunettes, le vieux praticien teuton me regardait attentivement ; il me semblait que je percevais dans son regard une profonde sympathie.

— « Mais, dit-il, vous êtes médecin, vous devez peut-être savoir de quoi vous souffrez en particulier ? »

— « Je ne vois pas d’autre chose qu’une privation continuelle, depuis deux ans, d’air pur et d’exercice. »

— « Mais… vous ne sortez donc pas quand vous le désirez ? »

— « Comment ! Voulez-vous dire que je sors de la prison à mon gré ? »…

— « Oui. »

— « Eh ! bien, je ne puis concevoir que vous remplissiez depuis des années les fonctions de médecin de cette prison sans avoir jamais appris que un seul prisonnier n’a la permission de sortir dans la rue. Je suis ici depuis deux ans, et la seule occasion que j’aie eue de sortir se présentait il y a un an, alors que j’eus ma permission spéciale d’aller dans les magasins acheter quelques effets. À l’exception de cette unique sortie qui dura deux heures, j’ai été constamment confiné dans ces murs. Vous savez que l’atmosphère de ces corridors est plus viciée qu’on ne saurait le dire, puisque chaque matin des centaines de prisonniers les traversent d’un bout à l’autre, en faisant le nettoyage complet de leurs cellules, et cela après treize heures de réclusion. Et cette cour, où il nous est permis d’aller pendant quelques heures de l’après-midi, vous la connaissez aussi bien que moi : quand on a fait soixante-dix pas, on a côtoyé les trois côtés du triangle ; elle est entourée d’un mur de 75 pieds de hauteur ; trente-cinq cabinets d’aisance ouvrent sur elle leurs fenêtres pour opérer la ventilation ; il en est de même aussi des cuisines, et en somme, l’air qu’on y respire n’est pas même aussi pur que celui de nos cellules. »

Le vieux médecin écoutait tout cela et paraissait fort étonné.

— « Eh ! bien, dit-il, je suis surpris. Faites une demande aux autorités, réclamez la permission de sortir, et j’appuierai votre requête. »

Je crus alors que l’occasion était propice pour moi de dire à ce vieux médecin ce qu’il fallait penser de l’arbitraire des mesures employées contre moi :

— « Je vous prie de m’excuser, Monsieur le docteur, mais vous allez me trouver sourd à votre suggestion : il m’est impossible de demander une faveur au gouvernement allemand. »

— « Pourquoi ? »…

— « Parce que toutes les requêtes justes et raisonnables que j’ai faites ont été refusées, — quand on s’est donné la peine d’y répondre, — et Dieu sait combien de requêtes et de pétitions j’ai adressées à vos autorités depuis deux ans ! »

— « Qu’est-ce que vous avez demandé, en particulier ? »

— « D’abord, j’ai protesté contre mon internement, prétendant qu’il était contraire aux lois de me retenir captif, vu que j’étais médecin. On répondit à cela qu’on n’avait aucune preuve documentaire établissant que j’étais médecin. C’était au début de ma captivité : par l’entremise de l’ambassade américaine, je me suis procuré les certificats, diplômes, etc., tant du Collège des Médecins et Chirurgiens canadien, que de l’université dont je suis gradué, établissant que j’étais bien médecin diplômé, et médecin pratiquant régulièrement ma profession. Ces documents, comme j’en ai été informé au mois d’octobre 1914, ont été remis aux autorités compétentes, ici, à Berlin. J’ai alors réclamé ma liberté ; j’ai répété et répété mes requêtes sans autre résultat que de voir, après deux ou trois mois de démarches, un officier de la Kommandantur s’amener à ma cellule où il se contentait de recevoir une déposition établissant pourquoi j’étais venu en Belgique et ce que j’y avais fait, etc., toutes choses que les autorités allemandes connaissaient depuis longtemps. On me faisait signer une procès-verbal insignifiant, et on me quittait presque en se moquant de moi.

« Ma femme était malade depuis un certain temps déjà. Pendant des mois et des mois, cette maladie faisait des progrès constants ; les nouvelles que je recevais chaque semaine de mes enfants et du médecin m’indiquaient suffisamment que la maladie était fatale. J’ai supplié qu’on me permît de la visiter : on n’a pas daigné répondre à ma demande. Dans les deux dernières semaines de sa maladie, je fus prévenu, par dépêche, que je devais me hâter de me rendre auprès d’elle si je voulais la voir vivante : j’ai assiégé la Kommandantur de demandes quotidiennes pendant tout ce temps, mais toujours sans recevoir de réponse. J’ai offert aux autorités de défrayer les dépenses de deux militaires qui m’accompagneraient de Berlin à Anvers, d’où je m’engageais à revenir dès le lendemain. Cette demande fut encore refusée. On retint ma correspondance ; et pendant une douzaine de jours, je fus sans nouvelles de ma famille, en Belgique ; après ces douze jours d’angoisses indicibles, un officier venait m’apprendre que ma femme était morte, et lorsque je le pressais d’aller immédiatement auprès de la Kommandantur, afin d’obtenir la permission de m’accompagner jusqu’à Anvers et Capellen, pour assister aux funérailles, il eut pour toute réponse : — « Madame est déjà inhumée depuis deux jours ! »… Vous concevez, M. le docteur, qu’après avoir subi un traitement aussi inhumain que celui-là, il m’est impossible, si je veux garder un certain respect pour ma dignité, de faire aucune nouvelle démarche tendant à obtenir une faveur du gouvernement allemand : on m’a refusé ce qui était juste, je n’ai plus rien à demander ! »

Le vieux médecin était triste et embarrassé ; c’était comme si je lui avais ouvert les yeux sur un côté de cette mentalité allemande qui paraissait lui échapper entièrement. Il hésita quelques secondes, puis me promit tout de même de faire des démarches dans le but de procurer quelque adoucissement au régime dont je souffrais.

Deux jours après, des instructions arrivaient à la prison. On craignait, naturellement, des représailles du côté de l’Angleterre, où l’on savait que ma santé était sérieusement menacée par suite de mon internement. Ces instructions stipulaient que je pourrais sortir, accompagné d’un sous-officier, deux fois par semaine, durant l’après-midi, que ma promenade se ferait au parc, qu’il ne me serait pas permis de parler à qui que ce soit, ni d’entrer où que ce soit, de plus, que le sous-officier et moi nous


LUDENDORF (croix) ET VON BUELOW

devrions nous rendre au parc par chemin de fer et en revenir de même.

Je me suis naturellement prévalu de cette permission qui m’était donnée d’aller respirer l’air pur, deux fois par semaine, pendant quelques heures, et cela, je crois, n’a pas peu contribué à me remonter tant au physique qu’au moral.