Mille et un jours en prison à Berlin/35

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L’Éclaireur Enr (p. 243-248).

EXTRAITS

— DE   LA —
Lettre pastorale du Cardinal Mercier
« Patriotisme et Endurance »

NOTE


À quatre années de distance, on ne relira pas sans émotion des extraits de la première lettre pastorale du cardinal Mercier après l’invasion allemande. C’est la fameuse lettre Patriotisme et Endurance, écrite à la Noël de 1914 pour consoler les Belges éprouvés, raviver leur foi patriotique et leur indiquer une ligne de conduite vis-à-vis de l’occupant. Elle constitue un énergique réquisitoire contre les atrocités commises en Belgique par l’armée allemande, le premier qu’on ait osé formuler en territoire occupé. Le cardinal Amette, en la proposant en lecture à ses diocésains, écrivait que c’est « une œuvre admirable de doctrine évangélique, de sollicitude pastorale et de courage patriotique. » Elle eut dans le monde entier un immense retentissement ; on la traduisit dans à peu près toutes les langues, et elle fut répandue partout par le clergé des pays alliés. Je dois me borner à quelques citations.



Malines, Noël, 1914.


Mes bien chers Frères,


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Lorsque, dès mon retour de Rome, au Havre, déjà, j’allai saluer nos blessés belges, français ou anglais ; lorsque, plus tard, à Malines, à Louvain, à Anvers, il me fut donné de serrer la main à ces braves, qui portaient dans leurs tissus une balle ou au front une blessure, pour avoir marché à l’assaut de l’ennemi ou soutenu le choc de ses attaques, il me venait spontanément aux lèvres pour eux une parole de reconnaissance émue : Mes vaillants amis, leur disais-je, c’est pour nous, pour chacun de nous, pour moi, que vous avez exposé votre vie et que vous souffrez. J’ai besoin de vous dire mon respect, ma gratitude, et de vous assurer que le pays entier sait ce qu’il vous doit.

C’est que, en effet, nos soldats sont nos sauveurs.

Une première fois, à Liège, ils ont sauvé la France ; une seconde fois, en Flandre, ils ont arrêté la marche de l’ennemi vers Calais : la France et l’Angleterre ne l’ignorent point, et la Belgique apparaît aujourd’hui devant elles, et devant le monde entier, d’ailleurs, comme une terre de héros. Jamais, de ma vie, je ne me suis senti aussi fier d’être Belge que, lorsque traversant Paris, traversant les gares françaises, faisant halte à Paris, visitant Londres, je fus partout le témoin de l’admiration enthousiaste de nos alliés pour l’héroïsme de notre armée. Notre Roi est, dans l’estime de tous, au sommet de l’échelle morale ; il est seul, sans doute à l’ignorer, tandis que, pareil au plus simple de nos soldats, il parcourt les tranchées, et encourage de la sérénité de son sourire ceux à qui il demande de ne point douter de la patrie.

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De nombreuses paroisses furent privées de leur pasteur. J’entends encore l’accent douloureux d’un vieillard à qui je demandais s’il avait eu la messe, le dimanche, dans son église ébréchée ; voilà deux mois, me répondit-il, que nous n’avons plus vu de prêtre. Le curé et le vicaire étaient dans un camp de concentration à Munsterlagen, non loin de Hanovre.

Des milliers de citoyens belges ont été ainsi déportés dans les prisons d’Allemagne, à Munsterlagen, à Celle, à Magdebourg. Munsterlagen seul a compté 3,100 prisonniers civils. L’histoire dira les tortures physiques et morales de leur long calvaire.

Des centaines d’innocents furent fusillés ; je ne possède pas au complet ce sinistre nécrologe, mais je sais qu’il y en eut, notamment, 91 à Aerschot et que là, sous la menace de la mort, leurs concitoyens furent contraints de creuser les fosses de sépulture. Dans l’agglomération de Louvain et des commîmes limitrophes, 176 personnes, hommes et femmes, vieillards et nourrissons encore à la mamelle, riches et pauvres, valides et malades furent fusillées ou brûlées.

Dans mon diocèse seul, je sais que treize prêtres ou religieux furent mis à mort. L’un d’eux, le curé de Gelrode, est, selon toute vraisemblance, tombé en martyr. J’ai fait un pèlerinage à sa tombe et, entouré des ouailles qu’il paissait hier encore avec le zèle d’un apôtre, je lui ai demandé de garder du haut du ciel sa paroisse, le diocèse, la patrie.

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Qui ne contemple avec fierté le rayonnement de la gloire de la patrie meurtrie ?

Tandis que, dans la douleur, elle enfante l’héroïsme, notre mère verse de l’énergie dans le sang de ses fils.

Nous avions besoin, avouons-le, d’une leçon de patriotisme.

Des Belges, en grand nombre, usaient leurs forces et gaspillaient leur temps en querelles stériles, de classes, de races, de passions personnelles.

Mais lorsque, le 2 août, une puissance étrangère, confiante dans sa force et oublieuse de la foi des traités, osa menacer notre indépendance, tous les Belges, sans distinction ni de parti, ni de condition, ni d’origine, se levèrent comme un seul homme, serrés contre leur Roi et leur gouvernement, pour dire à l’envahisseur : « Tu ne passeras pas. ! »

Du coup, nous voici résolument conscients de notre patriotisme : c’est qu’il y a, en chacun de nous, un sentiment plus profond que l’intérêt personnel, que les liens du sang, et la poussée des partis, c’est le besoin et, par suite, la volonté de se dévouer à l’intérêt général, à ce que Rome appelait « la chose publique » « Res publica » : ce sentiment, c’est le Patriotisme.

La Patrie n’est pas qu’une agglomération d’individus ou de familles habitant le même sol, échangeant entre elles des relations plus ou moins étroites de voisinage ou d’affaires, remémorant les mêmes souvenirs, heureux ou pénibles : non, elle est une association sociale qu’il faut à tout prix, est-ce au prix de son sang, sauvegarder et défendre, sous la direction de celui ou de ceux qui président à ses destinées.

Et c’est parce qu’ils ont une même âme, que les compatriotes vivent, par leurs traditions, d’une même vie dans le passé ; par leurs communes aspirations et leurs communes espérances, d’un même prolongement de vie dans l’avenir.

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La Belgique était engagée d’honneur à défendre son indépendance : elle a tenu parole. Les autres puissances s’étaient engagées à respecter et à protéger la neutralité belge : l’Allemagne a violé son serment, l’Angleterre y est fidèle.

Voilà les faits.

Les droits de la conscience sont souverains : il eût été indigne de nous, de nous retrancher derrière un simulacre de résistance.

Nous ne regrettons pas notre premier élan, nous en sommes fiers. Écrivant, à une heure tragique, une page solennelle de notre histoire, nous l’avons voulue sincère et glorieuse.

Et nous saurons, tant qu’il le faudra, faire preuve d’endurance.

L’humble peuple nous donne l’exemple. Les citoyens de toutes les classes sociales ont prodigué leurs fils à la patrie ; mais lui, surtout, souffre des privations, du froid, peut-être de la faim. Or, si je juge de ses sentiments en général, par ce qu’il m’a été donné de constater dans les quartiers populaires de Malines, et dans les communes les plus affligées de mon diocèse, le peuple a de l’énergie dans sa souffrance. Il attend la revanche, il n’appelle point l’abdication.

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Courage, mes Frères, la souffrance passera ; la couronne de vie pour nos âmes, la gloire pour la nation ne passeront pas.

Je ne vous demande point, remarquez-le, de renoncer à aucune de vos espérances patriotiques.

Au contraire, je considère comme une obligation de ma charge pastorale, de vous définir vos devoirs de conscience en face du Pouvoir qui a envahi notre sol et qui, momentanément, en occupe la majeure partie…

Ce Pouvoir n’est pas une autorité légitime. Et, dès lors, dans l’intime de votre âme, vous ne lui devez ni estime, ni attachement, ni obéissance. L’unique Pouvoir légitime en Belgique est celui qui appartient à notre Roi, à son Gouvernement, aux représentants de la nation. Lui seul est pour nous l’autorité. Lui seul a droit à l’affection de nos cœurs, à notre soumission.

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Nos malheurs ont ému les autres nations. L’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse, la France, la Hollande, les États-Unis, le Canada rivalisent de générosité pour soulager notre détresse. Ce spectacle est à la fois lugubre et grandiose. Ici encore se révèle la Sagesse Providentielle qui tire le bien du mal. En votre nom et au mien, mes Frères, j’offre aux Gouvernements et aux nations qui se tournent si noblement vers nos malheurs, le témoignage ému de notre admiration et de notre reconnaissance.

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