Mille et un jours en prison à Berlin/39

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L’Éclaireur Enr (p. 261-270).

Les protestations du Cardinal auprès du
Gouverneur général



NOTE



Avec le même courage qu’il avait adressé en 1914 le premier réquisitoire contre les crimes allemands, et plaidé à Rome la cause de la Belgique opprimée, le cardinal Mercier entreprit, aux jours lugubres qui ont marqué la fin de l’année 1916, de sauver ses compatriotes de la déportation vers les usines de l’Allemagne et ses fronts de bataille. On retrouvera ici quelques extraits des lettres épineuses qu’il adressa, dans ce but, aux autorités allemandes à Bruxelles, principalement au gouverneur général von Bissing.

La première est du 19 octobre ; le cardinal rappelle en termes sévères les promesses faites antérieurement, de n’astreindre les Belges ni aux prestations militaires, ni aux travaux forcés :



Malines, le 19 octobre 1916.


Monsieur le Gouverneur Général,


Au lendemain de la capitulation d’Anvers, la population, affolée, se demandait ce qu’il adviendrait des Belges en âge de porter les armes ou qui arriveraient à cet âge avant la fin de l’occupation. Les supplications des pères et mères de famille me déterminèrent à interroger M. le Gouverneur d’Anvers, le Baron von Huene, qui eut l’obligeance de me rassurer et de m’autoriser à rassurer les parents angoissés. Le bruit s’était répandu à Anvers, cependant, qu’à Liège, à Namur, à Charleroi, des jeunes gens avaient été saisis et emmenés de force en Allemagne. Je priai donc M. le Gouverneur von Huene de vouloir me confirmer par écrit la garantie qu’il m’avait donnée verbalement, que rien de pareil ne s’effectuerait à Anvers. Il me répondit tout de suite que les bruits relatifs aux déportations étaient sans fondement, et sans hésiter, me remit par écrit, entre autres déclarations, la suivante : « Les jeunes gens n’ont point à craindre d’être emmenés en Allemagne, soit pour y être enrôlés dans l’armée, soit pour y être employés à des travaux forcés. »

Cette déclaration écrite et signée fut communiquée publiquement au clergé et aux fidèles de la province d’Anvers, ainsi que Votre Excellence pourra s’en assurer par le document ci-inclus, en date du 16 octobre 1914, qui fut lu dans toutes les églises.

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Douter de l’autorité de pareils engagements, c’eût été faire injure aux personnalités qui les avaient souscrits, et je m’employai donc à raffermir, par tous les moyens de persuasion en mon pouvoir, les inquiétudes persistantes des familles intéressées.

Or, voici que votre Gouvernement arrache à leurs foyers des ouvriers réduits malgré eux au chômage, les sépare violemment de leurs femmes et de leurs enfants et les déporte en pays ennemi. Nombreux sont les ouvriers qui ont déjà subi ce malheureux sort ; plus nombreux ceux que menacent les mêmes violences.

Au nom de la liberté de domicile et de la liberté de travail des citoyens belges ; au nom de l’inviolabilité des familles ; au nom des intérêts moraux que compromettrait gravement le régime de la déportation ; au nom de la parole donnée par le Gouverneur de la province d’Anvers et par le Gouverneur général, représentant immédiat de la plus haute autorité de l’Empire allemand, je prie respectueusement Votre Excellence de vouloir retirer les mesures de travail forcé et de déportation intimées aux ouvriers belges et de vouloir réintégrer dans leurs foyers ceux qui ont déjà été déportés.

Votre Excellence appréciera combien me serait pénible le poids de la responsabilité que j’aurais à porter vis-à-vis des familles, si la confiance qu’elles vous ont accordée par mon entremise et sur mes instances était lamentablement déçue.

Je m’obstine à croire qu’il n’en sera pas ainsi.

Agréez, Monsieur le Gouverneur général, l’assurance de ma très haute considération.

Signé : D.-L. Cardinal MERCIER,
Archevêque de Malines.

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À la lettre du primat de Belgique, le général von Bissing répondit, le 26 octobre, par un long plaidoyer ou il prétendait démontrer que le Gouvernement allemand, en déportant les ouvriers belges, se bornait à user d’un droit et à remplir un devoir dans l’intérêt même du peuple belge. Boche jusqu’au bout, le gouverneur du Kaiser, après avoir ergoté sur la portée des engagements pris jadis, allait même jusqu’à oser écrire qu’il avait lui-même à cœur plus que personne le haut idéal des vertus familiales compromises par la paresse !

À toutes ces tartuferies, le cardinal Mercier a répondu par une lettre où il défend les ouvriers belges contre les calomnies du gouverneur allemand et où il démontre que le plaidoyer de celui-ci n’est fait que de contre-vérités et de misérables arguties.

En voici des extraits :


Malines, le 10 novembre 1916.

Monsieur le Gouverneur Général,

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Ma lettre du 19 octobre rappelait à Votre Excellence l’engagement pris par le baron von Huene, gouverneur militaire d’Anvers, et ratifié, quelques jours plus tard, par le baron von der Goltz, votre prédécesseur au gouvernement général de Bruxelles. L’engagement était explicite, absolu, sans limite de durée : « Les jeunes gens n’ont point à craindre d’être emmenés en Allemagne, soit pour y être enrôlés dans l’armée, soit pour être employés à des travaux forcés. »

Cet engagement est violé tous les jours des milliers de fois, depuis quinze jours.

Le baron von Huene et feu le baron von der Goltz n’ont pas dit conditionnellement, ainsi que le voudrait faire entendre votre dépêche du 26 octobre : « Si l’occupation ne dure pas plus de deux ans, les hommes aptes au service militaire ne seront pas mis en captivité » ; ils ont dit catégoriquement : « Les jeunes gens, et à plus forte raison les hommes arrivés à l’âge mûr, ne seront, à aucun moment de la durée de l’occupation, ni emprisonnés, ni employés à des travaux forcés. »

Pour se justifier, Votre Excellence invoque « la conduite de l’Angleterre et de la France qui ont, dit-elle, enlevé sur les bateaux neutres tous les Allemands de 17 à 50 ans, pour les interner dans les camps de concentration ».

Si l’Angleterre et la France avaient commis une injustice, c’est sur les Anglais et les Français qu’il faudrait vous venger et non sur un peuple inoffensif et désarmé. Mais y a-t-il eu injustice ? Nous sommes mal informés de ce qui se passe au delà des murs de notre prison, mais je suis fort tenté de croire que les Allemands saisis et internés appartenaient à la réserve de l’armée impériale ; ils étaient donc des militaires que l’Angleterre et la France avaient le droit d’envoyer dans des camps de concentration.

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L’occupant s’est emparé d’approvisionnement considérables de matières premières destinées à notre industrie nationale : il a saisi et expédié en Allemagne les machines, les outils, les métaux de nos usines et de nos ateliers. La possibilité du travail national ainsi supprimée, il restait à l’ouvrier une alternative : travailler pour l’empire allemand, soit ici, soit en Allemagne, ou chômer. Quelques dizaines de milliers d’ouvriers, sous la pression de la peur ou de la faim, acceptèrent, à regret pour la plupart, du travail de l’étranger ; mais quatre cent mille ouvriers ou ouvrières préférèrent se résigner au chômage, avec ses privations, que de desservir les intérêts de la patrie ; ils vivaient dans la pauvreté, à l’aide du maigre secours que leur allouait le Comité national de secours et d’alimentation contrôlé par les ministères protecteurs d’Espagne, d’Amérique, de Hollande. Calmes, dignes, ils supportaient sans murmure leur sort pénible. Nulle part, il n’y eut ni révolte ni apparence de révolte. Patrons et ouvriers attendaient avec endurance la fin de notre longue épreuve. Cependant, les administrations communales et l’initiative privée essayaient d’atténuer les inconvénients indéniables du chômage. Mais le pouvoir occupant paralysa leurs efforts. Le Comité national tenta d’organiser un enseignement professionnel à l’usage des chômeurs. Cet enseignement pratique, respectueux de la dignité de nos travailleurs, devait leur entretenir la main, affiner leurs capacités de travail, préparer le relèvement du pays. Qui s’opposa à cette noble initiative, dont nos grands industriels avaient élaboré le plan ? Qui ? Le pouvoir occupant.

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Mais l’Allemagne, par divers procédés, notamment par l’organisation de ses « Centrales », sur lesquelles ni les Belges, ni les ministres protecteurs ne peuvent exercer aucun contrôle efficace, absorbe une part considérable des produits de l’agriculture et de l’industrie du pays. Il en résulte un renchérissement considérable de la vie, cause de privations pénibles pour ceux qui n’ont pas d’économies. La « communauté d’intérêts » dont la lettre vante pour nous l’avantage n’est pas l’équilibre normal des échanges commerciaux, mais la prédominance du fort sur le faible.

Cet état d’infériorité économique auquel nous sommes réduits, ne nous le présentez donc pas, je vous prie, comme un privilège qui justifierait le travail forcé au profit de notre ennemi et la déportation de légions d’innocents en terre d’exil.

L’esclavage, et la peine la plus forte du code pénal après la peine de mort, la déportation ! La Belgique, qui ne vous fit jamais aucun mal, avait-elle mérité de vous ce traitement qui crie vengeance au ciel ?

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Il y a deux ans, entend-on répéter, c’était la mort, le pillage, l’incendie, mais c’est la guerre ! Aujourd’hui, ce n’est plus la guerre, c’est le calcul froid, l’écrasement voulu, l’emprise de la force sur le droit, l’abaissement de la personnalité humaine, un défi à l’humanité.

Il dépend de vous, Excellence, de faire taire ces cris de la conscience révoltée. Puisse le bon Dieu, que nous invoquons de toute l’ardeur de notre âme pour notre peuple opprimé, vous inspirer la pitié du bon Samaritain !

Agréez, Monsieur le Gouverneur général, l’hommage de ma très haute considération.

Signé : D.-J. Cardinal MERCIER,
Archevêque de Malines.

Le gouverneur von Bissing ne répondit pas autrement que la première fois. Évitant toute discussion directe, il se borna à reprendre les arguments exposés le 26 octobre. Cela lui valut, de la part du cardinal, une nouvelle protestation pleine de cœur et de dignité :



Malines, le 29 novembre 1916.


Monsieur le Gouverneur Général,


La lettre (1.11254) que Votre Excellence me fait l’honneur de m’écrire, sous la date du 23 novembre, est pour moi une déception. En plusieurs milieux, que j’avais lieu de croire exactement renseignés, il se disait que Votre Excellence s’était fait un devoir de protester devant les plus hautes autorités de l’empire, contre les mesures qu’Elle est contrainte d’appliquer à la Belgique. J’escomptais donc pour le moins un délai dans l’application de ces mesures, en attendant qu’elles fussent soumises à un examen nouveau, et un adoucissement aux procédés qui les mettent à exécution.

Or, voici que, sans répondre un mot à aucun des arguments par lesquels j’établissais, dans mes lettres du 19 octobre et du 10 novembre, le caractère anti-juridique et antisocial de la condamnation de la classe ouvrière belge aux travaux forcés et à la déportation, Votre Excellence se borne à reprendre dans sa dépêche du 23 novembre le texte même de sa lettre du 26 octobre. Ses deux lettres du 23 novembre et du 26 sont, en effet, identiques dans le fond et presque dans la forme.

D’autre part, le recrutement des prétendus chômeurs se fait, la plupart du temps, sans aucun égard aux observations des autorités locales. Plusieurs rapports que j’ai en mains, attestant que le clergé est brutalement écarté, les bourgmestres et conseillers communaux réduits au silence ; les recruteurs se trouvent donc en face d’inconnus parmi lesquels ils font arbitrairement leur choix.

Les exemples de ce que j’avance abondent ; en voici deux très récents parmi une quantité d’autres que je tiens à la disposition de Votre Excellence. Le 21 novembre, le recrutement se fit dans la commune de Kersbeek-Miseom. Sur les 4,323 habitants que compte la commune, les recruteurs en enlevèrent 94, en bloc, sans distinction de condition sociale ou de profession, fils de fermiers, soutiens de parents âgés et infirmes, pères de famille laissant femme et enfants dans la misère, tous nécessaires à leur famille comme le pain de chaque jour. Deux familles se voient ravir chacune quatre fils à la fois. Sur les 94 déportés, il y avait deux chômeurs.

Dans la région d’Aerschot, le recrutement se fit le 23 novembre : à Rillaer, à Gelrode, à Rotselaer, des jeunes gens, soutiens d’une mère veuve ; des fermiers à la tête d’une nombreuse famille, l’un d’entre eux qui a passé les 50 ans, a dix enfants, cultivant des terres, possédant plusieurs bêtes à cornes, n’ayant jamais touché un sou de la charité publique, furent emmenés de force, en dépit de toutes les protestations. Dans la petite commune de Rillaer, on a pris jusqu’à 25 jeunes garçons de 17 ans.

Votre Excellence eût voulu que les administrations communales se fissent les complices de ces recrutements odieux. De par leur situation légale et en conscience, elles ne le pouvaient pas. Mais elles pouvaient éclairer les recruteurs et ont qualité pour cela. Les prêtres, qui connaissent mieux que personne le petit peuple, seraient pour les recruteurs des auxiliaires précieux. Pourquoi refuse-t-on leur concours ?

À la fin de sa lettre, Votre Excellence rappelle que les hommes appartenant aux professions libérales ne sont pas inquiétés. Si l’on emmenait que des chômeurs, je comprendrais cette exception. Mais si l’on continue d’enrôler indistinctement les hommes valides, l’exception est injustifiée.

Il serait inique de faire peser sur la classe ouvrière seule la déportation. La classe bourgeoise doit avoir sa part dans le sacrifice, si cruel soit-il et tout juste parce qu’il est cruel, que l’occupant impose à la nation. Nombreux sont les membres de mon clergé qui m’ont prié de réclamer pour eux une place à l’avant-garde des persécutés. J’enregistre leur offre et vous la soumets avec fierté.

Je veux croire que les autorités de l’Empire n’ont pas dit leur dernier mot. Elles penseront à nos douleurs imméritées, à la réprobation du monde civilisé, au jugement de l’histoire et au châtiment de Dieu.

Agréez, Excellence, l’hommage de ma très haute considération.

D.-J. Cardinal MERCIER,
Archevêque de Malines.

Après cette lettre cinglante, le gouverneur général ne dit plus rien. Du moins, à l’heure où s’imprime cette brochure, on ignore encore s’il trouva quelque réponse à y faire.