Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Mime VII

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Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 113-121).

MIME VII

CHEZ LE CORDONNIER

PERSONNAGES :


KERDON.
MÉTRO.
Autres femmes.
Deux esclaves, personnages muets.

MIME VII
CHEZ LE CORDONNIER

Je suis cordonnier pour femmes.

Lesage, les Trois Commères, I, 9.
MÉTRO.

Kerdon, voici des amies que je t’amène ; as-tu quelque joli travail à leur montrer, quelque ouvrage digne de toi ?

KERDON.

J’ai bien raison de t’aimer, chère Métro. (À un esclave) Allons, tire de l’armoire le grand rayon et viens l’apporter à ces dames. Drimulos ! c’est à toi que je parle ! Dors-tu donc toujours ? Pistos, cogne-moi son vilain museau jusqu’à ce qu’il ait secoué tout son sommeil, ou plutôt mets-lui proprement l’épine[1] autour du cou. (À Drimulos) Holà, coquin, trémousse-toi, sinon je te mets aux jambes des entraves bien sonnantes[2] : tu te tiendras après pour averti. C’est maintenant, pendard, que tu nettoies le rayon ? Et les sièges ? Est-ce moi qui vais les épousseter à ta place ? (À ses clientes) Asseyez-vous. Pistos, ouvre-moi cette armoire[3]  : pas celle-là, te dis-je : passe-moi les jolies chaussures de la troisième planchette[4] ; allons, dépêche ! Ah ! ma chère Métro, quel travail tu vas voir : examine à loisir tout ce rayon, et d’abord ceci, Métro ; regardez-vous aussi, femmes : voyez la semelle comme elle est solide et bien garnie de courroies. Et vous ne direz pas : ceci va bien, mais ceci cloche : tout est parfait. Et la couleur ! Que la Déesse comble tous vos désirs aussi vrai que vous ne trouverez nulle part une couleur pareille[5]. . . . . . . . . . . . . . . . . . Kerdon en a donné trois mines à Kandas[6]. Et cette autre couleur ne me revient pas moins cher… Je vous jure par ce qu’il y a de plus sacré que je vous dis la vérité pure : je n’exagère pas d’une obole : si je vous trompe, je veux que Kerdon n’ait plus de sa vie ni plaisir ni profit. Par-dessus le marché il me faut dire merci[7] à Kandas : car aujourd’hui les tanneurs ont des prétentions exorbitantes ; leur travail n’est rien auprès du nôtre, et pourtant le pauvre cordonnier meurt de faim. Voilà ce qu’il gagne à trimer jour et nuit. Jusqu’au soir je reste cloué sur ma chaise[8]. . . . . . . . . . . . Et ce n’est pas tout, j’ai treize ouvriers à nourrir, car mes enfants[9] ne font rien : qu’il pleuve ou qu’il vente, c’est toujours la même chanson : « Que nous apportes-tu ? » D’ailleurs ils passent leur temps à se chauffer les fesses, sans plus bouger que des oisillons dans leur nid. Mais, comme on dit, le marché ne se paie pas de mots, mais d’argent. Si cette paire ne plaît pas, Métro, on en tirera des rayons une autre, puis une autre : vous verrez bien à la fin que Kerdon n’est pas un vantard. Pistos, apporte-moi tous les rayons. (Aux femmes) Je veux que vous rentriez chez vous bien chaussées[10]. Vous allez voir des chaussures de tout genre, de toute forme : des Sicyone[11], des Ambracie, nossides fines, perruchons, espadrilles, mules, pantoufles, bottines ioniennes, sauts de lit, souliers bas, serre-jambes, sandales argiennes, brodequins rouges, jouvencelles, escarpins. Parlez : chacune sera servie à souhait. Vous allez savoir par vous-mêmes pourquoi femmes et chiens sont friands de cuir[12].

UNE FEMME.

Combien veux-tu de cette paire que tu nous a montrée tout à l’heure ? Mais ne va pas faire le Jupiter tonnant, ou tu nous mettras toutes en fuite.

KERDON.

Fixe le prix toi-même, s’il te plaît : combien vaut-elle pour toi ? De cette façon tu ne risqueras pas d’être trompée[13]. Si tu veux un travail fait de main d’ouvrier, il faut dire un bon prix, oui, par ces tempes grises où le renard a fait son nid[14] ! . . . . . . . . . . . . . (À part) À moi, Hermès, Dieu du gain, et toi, secourable Pitho : si ce coup de filet ne nous rapportait rien, je ne sais ce qui ferait mieux bouillir la marmite.

LA FEMME.

Que marmottes-tu là ? Dis le prix sans barguigner.

KERDON.

Femme, cette paire vaut une mine : inutile de rouler des yeux étonnés ; si Pallas elle-même venait l’acheter, je n’en rabattrais pas un quart d’obole.

LA FEMME.

Je ne m’étonne plus, Kerdon, que ta boutique soit toujours pleine de beaux ouvrages ! Garde ta précieuse marchandise : car, le vingtième jour de Tauréon, Hékaté marie sa fille Artakéné : c’est là qu’il faudra des chaussures ! Un bon vent te les amènera peut-être : ou plutôt c’est sûr et certain ; mais n’oublie pas de coudre un sac, pour que le chat n’éparpille pas ton argent.

KERDON.

Vienne Hékaté, vienne Artakéné, elles ne l’auront pas à moins d’une mine : réfléchis maintenant.

MÉTRO.

N’as-tu pas la bonne fortune, Kerdon, de toucher les petits pieds que touchent les Désirs et les Amours ? Serais-tu donc un ladre et un galeux[15] ? . . . . . . . . . . . . Et cette autre paire, combien la lui fais-tu ? Allons, encore un prix formidable, ne te démens pas.

KERDON.

Par les Dieux, la joueuse de harpe Évétéris vient tous les jours m’en offrir cinq statères, mais elle me promettrait quatre dariques, qu’elle ne l’aurait pas : car je la déteste, la méchante langue, pour la façon dont elle insulte ma femme. Si cela peut t’arranger, prends, je te donnerai pour trois dariques cette paire ainsi que celle-là ; c’est pour l’amour de Métro que je le fais[16]. . . . . . . . . . . . fût-on de marbre, un baiser de toi vous ravirait au ciel : ta bouche est une vraie source de volupté. Ah ! celui-là n’est pas loin des Dieux qui peut nuit et jour s’enivrer à tes lèvres. Donne ici ton petit pied, pose-le sur la sandale. Bravo ! rien à ajouter ni à diminuer. Ce qui est beau va toujours aux belles. On dirait que Pallas a taillé le cuir elle-même. (À une autre) Donne ton pied, toi aussi[17]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Si l’on avait aiguisé le couperet sur le pied même, non, par mon foyer domestique, le travail ne serait pas aussi parfait qu’il l’est maintenant. (À une femme près de la porte, sans doute Évétéris) Tu donneras sept dariques de cette paire, toi, là-bas, qui ris près de la porte avec des hennissements de cavale. Femmes, s’il vous faut encore des sandales ou des mules d’intérieur, vous n’avez qu’à m’envoyer votre esclave. Toi, Métro, viens de toute façon dans huit jours chercher des bottines collantes. Pour qu’un manteau tienne chaud, il ne faut ménager ni temps ni talent[18].


  1. L’épine. Nous supposons, avec Crusius, qu’il s’agit d’un outil de cordonnier : le vers est d’ailleurs mutilé, et très difficile à compléter.
  2. Bien sonnantes. Nous sous-entendons δεσμά.
  3. Cette armoire. Le grec dit πυ[ρ]γῖδα. C’est une armoire en forme de tourelle.
  4. La troisième planchette. Nous traduisons la conjecture de Diels : τοῦ τρ[ίτου κρεμαστῆρ]ος.
  5. Une couleur pareille. Nous n’avons pas traduit le vers suivant, dont le sens est très obscur. Crusius en donne une explication fort hasardée : « ni le lis ni la cire n’ont une pareille blancheur ».
  6. Kandas. Nous écrivons Κανδᾶ[τι (Blass). C’est le nom du corroyeur.
  7. Il me faut dire merci. La phrase est mutilée. Le sens proposé par Blass est tout à fait satisfaisant.
  8. Sur ma chaise. Θάλπω[τὸν δίφρον] ἡμέων est une conjecture excellente : pourtant Blass lit un sigma avant ἡμέων ; les vers qui suivent sont très mutilés, d’une restitution presque impossible.
  9. Carmes enfants. Ἀργ[οῦσιν παῖδε]ς (conjecture de Crusius) nous paraît un supplément très vraisemblable.
  10. Bien chaussées. Nous lisons avec Blass δεῖ [κ]αλ[ὰ]ς γ[ε]νηθείσας, « devenues belles ».
  11. Des Sicyone… Le poète s’amuse à débiter une longue kyrielle de noms de chaussures. À notre tour nous nous sommes amusé à chercher des équivalents français de celles sur lesquelles on a quelques renseignements, ou dont le nom laisse entrevoir la nature.
  12. Friands de cuir. On connaît le proverbe χαλεπὸν χορίου κύνα γεύειν (Théoc., X, 11) et le vers d’Horace (Sat., II, 5, 83) :
    Canis a corio nunquam absterrebitur uncto.

    Le rusé compère applique le dicton à ses clientes, sans doute dans un aparté.

  13. D’être trompée. Tel est le sens probable de ce vers. On ne peut lire avec certitude que les mots… γὰρ οὔ σε ῥῃδίως. Blass hasarde ῥινᾷ (mener par le nez, tromper).
  14. A fait son nid. C’est une paraphrase du mot ἀλωπεκία, qui désigne la calvitie. Le sens du vers suivant est très obscur.
  15. Et un galeux. Nous écrivons avec Buecheler ἀλλ’ εἷς κνῦσα… Crusius écrit ἄλλαις, ce qui s’accorde bien avec son explication du vers suivant, malheureusement très hasardée.
  16. C’est pour l’amour de Métro que je le fais. La fin du vers est très mutilée : la conjecture χειλοῖν est toute gratuite : rien ne subsiste que l’ε, d’après la lecture de Blass.
  17. Toi aussi. Le vers suivant n’est pas intelligible pour nous.
  18. Ni temps ni talent. Nous adoptons la leçon de Crusius et l’interprétation de Buecheler.