Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire/Shakspeare/Le Marchand de Venise

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 204-206).
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Shakspeare

LE MARCHAND DE VENISE[1]




Il y a une très bonne scène de tendresse voluptueuse et gaie entre Jessica et son amant, il y a une répétition de la même tournure pleine de grâce (1re  scène du 5e acte).

Antonio est un bon caractère de marchand obligeant. Gratiano est un homme aimable, mais d’une manière bien plus élevée qu’un aimable français. Par exemple la tirade de


Let me play the fool with mirth…


est de la gaîté annonçant le bonheur, gaîté qui parmi nous friserait le mauvais ton car ce serait montrer soi heureux, et parler de soi. La vraie gaîté française doit montrer aux écouteurs qu’on n’est gai que pour leur plaire. Gratiano annonce trop de fermeté pour ne pas faire songer qu’il pourrait être incommode. Il voit les choses de plus haut que l’homme gai français et les exprime par des figures annonçant de la sensibilité. Gratiano inspire la bienveillance.

Portia est aimable, dans le même sens que Gratiano. Les autres caractères sont vrais. Mais le plus remarquable de tous est Shylock.

Sa première passion a été : gagner de l’argent par le commerce, on lui en voit toutes les habitudes profondément imprimées. Vivant au milieu de chrétiens qui le méprisent en face, qui lui crachent au visage, qui entravent ses opérations, qui ont pour eux les lois ; voyant que, malgré toute son industrie et ses grandes richesses, il restera toujours l’inférieur de ces gens-là, son caractère a eu longtemps soif de la vengeance. Ce caractère est plein de fermeté et de ténacité. Il s’énonce comme tous les personnages de Shakspeare par des tournures extrêmement vives.

On voit ce caractère parfaitement : c’est un homme vindicatif revêtu des mœurs d’un marchand avare, il a toute l’ardeur possible. Nous n’y voyons rien à changer. C’est une hyène qui a rugi dix ans dans sa loge et qui trouve enfin moyen d’en sortir et de dévorer un chrétien.

La scène du prêt est parfaite. C’est ainsi, mais avec plus de formes, que nos marchands lâchent leur argent. La première chose qu’ils nous disent, c’est qu’ils n’en ont pas (visite à l’agent de change with Ouhéhié).

La scène où il quitte sa fille, la scène du jugement sont parfaites.

Mais il n’est point comique. Il ne se trompe nullement dans les moyens d’atteindre son but (pour moi comme Harpagon).

Nous pensons contre Johnson que les deux actions se nuisent, que l’épreuve des trois coffres est mal combinée. Il n’y a pas de quoi rire. Mais on peut sourire fortement aux signes répétés d’une passion qu’on croit deviner, et qu’on comprend en effet. Il y a une bêtise, c’est Gratiano dans la scène du jugement qui insulte Shylock qui lui répond avec une grande supériorité. Qu’Antonio méprise Shylock c’est naturel, mais il est bête à un de ses amis d’insulter celui qu’il doit chercher à fléchir.

  1. Toutes les pages suivantes écrites du 8 au 13 avril 1811 se trouvent dans R. 5896, tome 7, pp. 239–246. N. D. L. É.