Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire/Shakspeare/Julius Cesar

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 207-214).

JULIUS CÉSAR[1]




Le commencement est fort naturel. Dans la première scène de Cassius avec Brutus, le premier donne au second des raisons trop élémentaires. Il fallait parler du bonheur du peuple.

Toute la grandeur de Shakspeare apparaît à ces mots de César :


Let me have men about me that are flat…


Acte second. Nous ne trouvons point le monologue de Brutus : « il faut que ce soit par sa mort », rempli des grandes pensées qui devraient s’y trouver. Les deux questions étaient celles-ci : Nous faut-il un Empereur et, s’il le faut, César doit-il être cet Empereur ? Au lieu de la discussion profonde de ces deux questions, nous trouvons que le pouvoir sépare la pitié de la prudence.

Le monologue « Ô Conspiration » est une image frappante pour le peuple, mais n’est pas dans la nature.

La scène de conspiration, acte second, nous paraît au-dessous de Shakspeare. Les conjurés n’ont point la chaleur brûlante que suppose l’action de conspirer la veille pour exécuter le lendemain. Ils n’ont point de chaleur. Le spectateur ne voit point les moyens qu’emploieront les conjurés pour tuer César. Shakspeare aurait dû les montrer comme fait Cinna de Corneille. Ce qui se dessine bien, c’est la pureté du caractère de Brutus : une âme tendre qui aime César et qui voit qu’il est nécessaire de le tuer. Il dit : « Nous serons nommés des purificateurs et non des assassins. »

Tout ce qui suit jusque, et compris, le meurtre de César nous paraît froid et vide. Cela nous paraît bien éloigné de la manière substantielle dont est peint le caractère de Shylock. Il fallait nous expliquer le mécanisme du gouvernement romain et nous montrer que les rouages existant, la suppression de César les rendrait à leur mouvement naturel et ferait ainsi renaître la liberté. Il fallait que les conjurés conviennent d’avance et avec exactitude des choses à faire aussitôt après la mort de César. Ils devaient ne pas hésiter à sacrifier Antoine. Au lieu de cela, César mort, ils s’amusent à faire une leçon de philosophie. Mais Louis [Crozet] dit que Shakspeare a voulu être fidèle à Plutarque et mettre l’histoire en dialogue. Il a bien conservé la physionomie tendre et mélancolique de Brutus et le caractère réfléchi de Cassius.

Il valait mieux selon moi que Shakspeare fît une conjuration, aussi bien qu’il aurait pu l’inventer en conservant la physionomie ci-dessus à Brutus et à Cassius, en leur faisant faire quelques réflexions philosophiques après la mort de César, pour bien prouver la passion qui les avait fait conspirer. Je pense de plus que si ces deux Romains revenaient à la vie et lisaient Plutarque, ils se plaindraient de lui et se moqueraient de nous qui ne voyons dans une conspiration que ce qu’y a pu apercevoir un vieux philologue à caractère doux à qui les leçons de philosophie qu’il donnait aux jeunes Romains étaient, disait-il, le loisir d’écrire l’histoire.

On peut voir ce que Shakspeare eût pu faire par les deux mots par lesquels il peint Cicéron et qu’il a trouvés, ou au moins choisis.

Jusqu’à présent, nous sommes mécontents de cette pièce.

Les conjurés agissent comme des niais à l’égard d’Antoine.

La harangue de Brutus[2] est fort intelligible, fort à la portée du peuple ; mais elle est, ce nous semble, au-dessous du peuple de Rome, il n’y a pas assez de notions politiques pour un peuple accoutumé à suivre les actions de son gouvernement et à en faire partie. Il n’y a pas assez d’images sensibles et pressées les unes sur les autres pour prouver au peuple qu’il était esclave, qu’il ne devait pas l’être et que, par la mort de César, il va cesser de l’être.

Brutus oublie la grande raison : César a été mis à mort sans jugement, parce qu’il était mis au-dessus des lois, mais Cassius, Cimber, etc., etc., moi, son ami, nous l’avons jugé digne de mort. En voici les raisons[3] : « Vous rappelez-vous qu’à la dernière élection, vous vouliez élire Caïus, il vous fit dire qu’il voulait Publius. Vous n’étiez que ses automates, etc… »

Shakspeare devait peindre si, ou non, le peuple romain à cette époque était digne de la liberté. S’il en était indigne, Brutus et Cassius en supprimant César ne font qu’ôter une cause très active de tyrannie, mais ils ne font pas renaître la liberté, car le peuple n’a plus assez de vertu pour les formes anciennes, et ils n’organisent pas avec ces âmes basses des pouvoirs différents dont l’équilibre engendre la liberté (voyez Delolme).

Sur quoi je remarque que Shakspeare eût été un inventeur en politique. On était bien éloigné en 1590 d’avoir ces idées-là. Un poète comme peinture de sentiments n’a besoin que de son cœur. Othello est le même dans tous les siècles, mais dès qu’il énonce des idées exprimant les rapports des choses il n’est qu’à la hauteur de son siècle.

La scène du discours d’Antoine est excellente, nous n’y voyons rien à changer. Son discours est plein d’adresse et fort intelligible. (Comparer ce discours à celui d’Alfieri dans Bruto secundo.)

La scène du pauvre poète Cinna est excellente. Peut-être Shakspeare n’est-il froid que quand il copie Plutarque ou tout autre historien.

Grand empire de l’histoire et des historiens. Si…[4] avaient conspiré, ils se seraient cru des Brutus et des Cassius et par conséquent les auraient imités.

Donc une conspiration bien peinte, et avec les véritables moyens d’exécution est une chose dangereuse et défendue avec raison[5].

Brutus et Cassius auraient dû nous montrer les moyens qu’ils emploieront pour lever une armée, pour la solder, pour la faire vivre. Il manquera aussi quelques détails de ce genre dans la belle scène des Triumvirs. Nous croyons toujours que Shakspeare est vrai et énergique dès qu’il ne copie plus les historiens.

Acte quatre. — Cet acte nous semble vrai, mais pas très fort, il n’y a rien de frappant. La scène de la brouillerie nous paraît faible (aujourd’hui) sous le rapport de l’amitié et fausse sous le rapport politique. La querelle vient de ce que Brutus reproche à Cassius d’avoir une main avide. Cassius au lieu de répondre s’indigne des termes dont se sert Brutus, ce qui est doublement mal : 1o il ne peut pas y avoir de réconciliation véritable, tant qu’il n’y a pas eu de réponse ; 2o cette réponse était facile et sans réplique : « C’était pour le service public. Nous avons assassiné pour la liberté, nous pouvons rançonner le peuple. Ces désordres n’auront plus lieu après le rétablissement d’un gouvernement libre ; dans ce moment le salut du peuple consiste à écraser les partisans de la tyrannie, et salus populi suprema lex esto. »

Acte V. — L’entrevue est puérile. Ce qui suit faible. Brutus et Cassius ont dû se dire mille fois ce qu’ils disent. On voit trop l’homme, le disciple de tel ou tel philosophe, et pas assez le général. Ils devraient agir avec plus de chaleur, ils manquent de verve. L’absence de la philosophie donne un air d’actions et de succès à Antoine et à Octave. Leur petit différend montre des gens qui s’occupent de leur affaire.

Toute la fin manque de la chaleur et de la rapidité indispensables dans les actions de gens qui se battent. On n’y voit rien des dispositions d’une bataille. Les deux chefs ne s’entendent pas puisque Cassius ne sait pas que Brutus est vainqueur de son côté. Cassius se tue contre toute raison, c’est l’action d’un homme qui n’a plus de ressources et qui a tout à fait perdu la tête. Cassius et Brutus ont une philosophie déplacée au milieu d’un combat.

Il nous semble que la philosophie qui apprend à se tuer dans un danger, qui familiarise avec l’idée qu’on peut se tuer sans peine en toute occasion, coupe l’esprit de ressource. L’idée de se tuer étant très simple se présente sur-le-champ, saisit l’esprit avec force, empêche de combiner et d’agir et n’est pas si terrible que les circonstances par lesquelles on peut recevoir la mort.

Ainsi les jeunes amants allemands se tuent à tout propos, plutôt que d’enlever leurs maîtresses, les emmener en pays étranger et les nourrir par leur travail.

Tout ce cinquième acte nous a ennuyés.

Le caractère de Brutus est bien peint, l’opposition de sa tendresse et de l’action qu’il commet est piquante, agréable et rapprochée de nos mœurs modernes.

Le discours d’Antoine est beau et l’esprit du peuple est bien peint. Le reste est Plutarque dialogué.

Cette pièce nous paraît faible et nous touchait jusqu’à l’enthousiasme en 1803. Notre cœur était tout ému d’avance. Le seul mot de Brutus nous touchait. Que ne devait pas faire sur nous Brutus montré sous des rapports aimables et faciles à saisir. Nous aimions surtout Brutus tuant l’homme qu’il aime pour sa patrie[6].

  1. 8 avril 1811.
  2. 9 avril 1811.
  3. On sent bien que nous ne parlons et ne pouvons parler ici que sous le rapport littéraire. Ces Romains ont de bien plus grands reproches à supporter sous le rapport moral. Ce sont des assassins*.

    * (En marge de cette note, Stendhal plus tard a écrit : « Ceci était pour la police du temps » ). N. D. L. É.

  4. Stendhal a laissé ici un blanc et plus tard il a ajouté : les deux petits env. que nous connaissions en 1803. » N. D. L. É.
  5. Dans la marge, plus tard, Stendhal a écrit : « Police de 1811 ». N. D. L. É.
  6. Note sur le manuscrit : « I find that en allant in 1000 the 12 décembre 1815. Que n’avons-nous travaillé ainsi pendant mars et avril de cette année. » Note qui prouve bien la part de Crozet dans ces études. N. D. L. É.