Aller au contenu

Molière à Fontainebleau (1661-1664)/II

La bibliothèque libre.
◄  I
III  ►

II.


Nous avons vu que la troupe de Molière était venue à Fontainebleau vers la fin de juin 1661 ; le 17 août, elle était à Vaux-le-Vicomte, chez le surintendant Fouquet, pour y donner la première représentation des Fâcheux, « cette revue des ridicules de la Cour, cette excellente satire dialoguée, cette galerie de portraits pris sur le vif, dans une antichambre de Versailles ; » et c’est, par commandement exprès, que le 27 août, la seconde représentation de cette pièce était donnée au palais de Fontainebleau « avec les mêmes beaux apprès, » c’est-à-dire avec la belle féerie des eaux jaillissantes et toutes les machinations, nouvelles alors et inouïes, nous dit Cosnac dans ses Mémoires.

Tout le monde connaît la manière dont Molière composa son personnage de Dorante, le chasseur infatigable. « Voilà, aurait dit Louis XIV à Molière, en voyant passer le marquis de Soyecourt, un grand original que vous n’avez pas encore copié ! » le grand roi ayant ainsi ouvert les idées au poète, celui-ci s’empressa d’aller trouver le marquis, l’amena à parler de chasse à courre, ce qui n’était pas difficile, et prit ainsi sur le vif le portrait si curieux du chasseur Dorante. Nous ne rappelons cette anecdote que pour mémoire, et pour constater surtout que c’est à Fontainebleau, à la seconde représentation des Fâcheux, qu’apparaît pour la première fois sur la scène ce nouveau personnage, décrit par Molière avec une verve si mordante, et dont le récit si vif, si animé, d’un tour si naturel et si pittoresque, n’a d’égal que celui d’Alcippe, contant à Éraste sa fameuse partie de piquet.

La représentation des Fâcheux fut, pour ainsi dire, l’événement théâtral du voyage de la cour à Fontainebleau durant la belle saison de l’année 1661 ; le répertoire ordinaire des comédiens de la troupe de Monsieur alimenta sans doute les autres soirées dramatiques jusqu’en novembre, époque à laquelle les brouillards et les pluies d’automne ramenèrent Louis XIV à Paris, et le contraignirent à quitter sa résidence d’été ; car, comme le dit fort justement Loret,

Le plus riant pays de France
Ne l’est plus quand l’hiver s’avance[1].

Au printemps de l’année 1664, Louis XIV est au plus beau moment de son règne ; nulle partie de l’administration intérieure n’était négligée, dit l’auteur du Siècle de Louis XIV, son gouvernement était respecté au dehors… Il était beau, après cela, de donner des fêtes !

Versailles venait en effet d’être, pendant sept jours (du 7 au 14 mai 1664), le théâtre des Plaisirs de l’île enchantée. Ces fêtes, « si agréables et si diversifiées, » offertes surtout à mademoiselle de La Vallière, Molière en était l’âme pour ainsi dire. Les comédies des Fâcheux, le Mariage forcé, la Princesse d’Élide, ainsi que les trois premiers actes de Tartuffe, y furent tour à tour représentés. C’est à la suite de ces divertissements, le lundi 21 juillet 1664, que les comédiens de Molière se rendirent à Fontainebleau où ils demeurèrent jusqu’au 13 août suivant.

Dans cet espace de près d’un mois, la Princesse d’Élide a été représentée quatre fois devant le légat du pape, Monseigneur Chigi ; la Thébaïde a eu une représentation, et le dernier ouvrage de Corneille le Couronnement d’Othon fut donné pour la première fois le 31 juillet. Enfin l’Œdipe fut joué le 3 août, et si l’on ajoute quelques autres pièces du répertoire dont les gazettes ne parlent pas, mais qui, vraisemblablement, ont été représentées, on aura le programme complet de la saison théâtrale de 1664, au palais de Fontainebleau.

Le légat du pape, qui était venu, le 28 juillet 1664, offrir à Louis XIV réparation pour l’insulte dont avait été victime Monsieur le duc de Créqui, notre ambassadeur à Rome, assista le 30 juillet à une représentation de gala. Les comédiens du roi donnèrent la Princesse d’Élide, cette comédie-ballet que le légat voulut bien trouver « tout à fait agréable et digne des plaisirs d’une cour si galante. » Nous hésitons aujourd’hui à partager l’admiration de Monseigneur Chigi ; mais, afin d’être juste, il ne faut pas oublier que pour cette représentation, comme en 1661 pour le Ballet des saisons de Benserade, l’on avait travaillé sans relâche à la confection

De neuf cents habits de bon compte ;


que d’ailleurs toutes ces riches parures qui ornaient les baladines et les danseuses,

Donnèrent bien moins dans les yeux
Que mille grâces naturelles
Qu’on voyait éclater en elles ;


et qu’enfin, au milieu d’un parterre de ducs, de comtes et de marquis,

On lorgnait cent et cent beautés
Dont les radieuses prunelles
Éclairaient mieux que les chandelles !…

Dès lors nous comprenons mieux l’enthousiasme du légat, qui, bien certainement, adressait ses éloges moins à la comédie en elle-même, qu’à ses interprètes, à ses auditeurs et au luxe féerique dont les uns et les autres donnaient le plus éblouissant spectacle.

Des énormes dépenses, inscrites sur les registres de Colbert, pour toutes les représentations dramatiques de l’année 1664, détachons celles qui sont spéciales à la troupe de Molière pendant son second séjour au palais de Fontainebleau.

Mobilier pour la comédie... . . 437 livres 10 sols.
Indemnité aux comédiens... . . 2,000
Leur séjour à la suite de la cour . . 300
Carosses à leur service... . . 500
Total....
. . 3,237 livres 10 sols.


Si l’on ajoute les dépenses faites pour la troupe des comédiens espagnols, pour lesquels une maison fut louée à Fontainebleau (probablement dans la rue appelée aujourd’hui rue des Pins), et ce, à raison de 300 livres pour deux mois et demi, ainsi que les indemnités accordées aux musiciens de la chapelle du roi, nous voyons s’élever à 10,747 livres 6 sols les dépenses totales faites en 1664 pour les soirées théâtrales de la cour à Fontainebleau.


Pendant le séjour de Louis XIV à Fontainebleau, du 16 mai au 13 août 1664, la nouvelle pièce de Molière, Tartuffe ou l’Hypocrite, dont les trois premiers actes avaient a été joués le 12 mai, au milieu des fêtes brillantes de Versailles, et dont la représentation publique avait été aussitôt interdite (14 mai), — la nouvelle pièce de Molière, disons-nous, fut l’objet d’une lutte très-vive. C’est « en son château royal de Fontainebleau[2] » que le grand roi reçut du curé de Saint-Barthélemy, Pierre Roulès, l’opuscule que cet ennemi implacable du poète venait de publier sous ce titre : « Le roi glorieux au monde ou Louis XIV, le plus glorieux de tous les rois du monde. »

Dans cet écrit où l’auteur se portait à des excès de flatterie presque idolâtrique pour le grand roi, Molière est traité de « démon vêtu de chair et habillé en homme ; » c’est, au dire du curé de Saint-Barthélemy, le plus signalé impie et libertin qui fut jamais, et ce n’est que de son esprit diabolique que pouvait sortir une pièce si pleine d’impiété et d’abominations où l’on ne trouve rien qui ne mérite le feu.

Les attaques contre le Tartuffe ne venaient pas seulement du curé Pierre Roulès ; une véritable cabale s’élevait contre cette pièce « que maint censeur daubait nuit et jour : » et c’est afin de repousser l’outrage, que Molière fit coup sur coup (du 20 mai au 21 juillet) plusieurs voyages à Fontainebleau, pour représenter le bon droit de son travail persécuté, et mettre, comme il le dit lui-même dans son premier placet au roi, ses intérêts entre les mains de Sa Majesté, la suppliant de lui accorder « pour justifier à tout le monde l’innocence de son ouvrage, » l’autorisation de jouer Tartuffe en public et de faire voir en un mot que sa comédie n’est rien moins que ce qu’on voudrait qu’elle fût.

Dans ce premier placet, qui nous est parvenu sans date, mais qui certainement est postérieur au 28 juillet et peut-être même au 13 août 1664, Molière, en rappelant à Louis XIV que lui-même a bien voulu trouver sa nouvelle pièce fort divertissante, constate qu’il a d’ailleurs l’approbation de la plus grande partie des prélats, et notamment celle de M. le légat du pape, monseigneur Chigi, qui était arrivé le 28 juillet 1664 au palais de Fontainebleau, comme nous l’avons dit plus haut, et qui avait assisté à plusieurs soirées dramatiques données par la troupe de Monsieur.

Cette approbation du cardinal romain, Molière l’avait obtenue à la suite d’une lecture particulière qu’il lui fit de ses trois premiers actes de Tartuffe, une après-midi, dans les appartements de la Cour ovale occupés à cette époque au château de Fontainebleau par monseigneur Chigi. Si l’on en croit J. Michelet, c’est à l’aide d’un petit artifice de langage que Molière parvint à obtenir une audience du légat : « Il avait observé, aurait-il dit au légat, que certaines gens laïques, sans caractère et sans autorité, sans ombre de piété, se mêlaient de direction, chose impie et contraire à tout droit ecclésiastique. Ces intrus, intrigants hypocrites, usurpaient le spirituel pour s’emparer du temporel… Rien ne pouvait donc mieux servir la religion que de démasquer ces directeurs laïques. » Quoi qu’il en soit de cette petite comédie, jouée par Molière auprès de Monseigneur Chigi pour lui faire accueillir la lecture des trois premiers actes de Tartuffe, il n’en reste pas moins acquis, comme un fait hors de doute, qu’au palais de Fontainebleau cette lecture eut lieu dans les premiers jours d’août 1664, et que le légat du pape a donné son approbation à l’Hypocrite, comme plus tard il accordait la même faveur à Don Juan, « ce tartuffe d’amour, » qui lui aussi eût sa petite persécution.

Cette intervention du légat du Pape, à propos de Tartuffe et de Don Juan, fit même dire à un critique du XVIIe siècle, qu’il semblait à entendre Molière, que M. le légat n’était venu en France que pour lui donner son approbation et lui apporter un bref particulier du Pape pour jouer des pièces ridicules ; mais, comme l’a fait justement remarquer M. Ed. Fournier, est-ce qu’à chaque pas, dans la vie de Molière, nous ne rencontrons pas des prêtres qui le recherchent et le choient, tant il semble qu’il y ait en lui quelque chose qui séduit et qui attire ?

Il séduisait et il attirait si bien à lui toutes les intelligences élevées de son temps, comme il retient encore aujourd’hui toutes nos sympathies, que malgré l’interdiction du grand Roi, partout, à la cour aussi bien qu’à Villers-Cotterêts, chez Monsieur, frère du Roi, que chez les bourgeois du Marais, à la ville, chacun se disputait le plaisir d’entendre le Tartuffe, et l’on se rappelle ces deux vers de Boileau, dans sa troisième satire, disant, surtout ne manquez pas à notre réunion :

Molière, avec Tartuffe, y doit jouer son rôle,
Et Lambert, qui plus est, m’a donné sa parole.

    certaines retenues, peut-être exagérées, et consentissent à laisser reproduire à un plus grand nombre d’exemplaires des pièces dont l’étude et l’examen sont si curieux.

  1. Nous trouvons dans la Collection Colbert (vol. 264, fol. 11), le montant des dépenses occasionnées par suite des séjours de la troupe de Molière à Fontainebleau. Nous y lisons la mention suivante : « 15,428 livres pour la représentation « de l’Escole des Maris et des Fâcheux ; décorations, baladins, danseurs, nourriture et récompense des comédiens. » C’était là une dépense importante pour l’époque, et qui prouve avec quels soins et quel luxe les soirées dramatiques dont nous parlons étaient organisées.
  2. « Sa Majesté est maintenant en son château royal de Fontainebleau, qu’elle a pris très-grand soin elle-même qu’il fût fait beau ; délicieux, agréable, parfait et accompli de toutes parts, sans que rien n’y manque pour sa gloire..... » (Le Roi glorieux, page 47).