Mon corps et moi/La mort et la vérité

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Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 103-117).

VII

LA MORT ET LA VÉRITÉ

Seule la mort, en pétrifiant les plus chers visages, permet de croire définitive leur expression et définitif aussi le sentiment qui en naît au plus secret de nous. Quant à ces affirmations que le mouvement sans cesse renouvelle, chacune est de quelque vérité, mais que le temps limite et qu’on ne saurait confondre avec la vérité.

Ainsi la minute actuelle fait un mensonge d’une franchise antérieure.

Mais cesse la vie, et toutes les ficelles se cassent. Les pantins renoncent aux subterfuges de l’agitation, à l’épilepsie simulatrice. Les édifices conventionnels s’effondrent sous leurs étais de mensonge et alors, même si nous pleurons la catastrophe et croyons que le malheur va reculer encore certaines bornes, à contempler la débâcle où se trouve englouti ce à quoi nous devions le plus grand, parce que le plus sûr, bonheur, nous ne tardons guère à penser que mieux vaut tout de même qu’il en soit ainsi, car celui en qui nous avons mis notre complaisance dès la mort se divinise, tandis qu’il s’amoindrit et mérite même la haine si le feu illusoire d’amour ou d’amitié s’éteint, sous la seule action de la force dite des choses et qui ne manque jamais de triompher de la force des êtres.

Incapables de vivre sans l’arrière-goût du doute, lorsque nous est ravie la créature qui pour nous fut le plus près d’incarner la perfection, nous sommes heureux qu’elle n’ait eu ni le temps ni l’occasion de sortir du cercle idéal où l’exigence de notre amour prétendait circonscrire son humanité diffuse ; c’est pourquoi devant son cercueil nous cédons moins au regret qu’à l’exaltation déchirante, mais exaltation tout de même, de penser qu’une revanche nous fut donnée, et que si elle ne se poursuit point, c’est que la condition humaine seule empêche qu’elle s’accomplisse en durée, mais non la faiblesse de celui à qui nous le dûmes.

Et puis, la magnificence d’un corps débarrassé de la vie et que nos mains colorées, chaudes mais faibles, n’osent toucher est déjà, semble-t-il, d’un monde où commence le vrai et son règne insensible, puisque le sensible auquel nous devons de nous renouveler, c’est-à-dire de nous nier et nous renier sans cesse, ne saurait tolérer rien de définitif.

Nos amours, nos haines, nos essais les plus passionnés ?

Des reflets sur l’eau et nous avons appris, pour notre malheur, notre honte, que l’eau est sans couleur, sans saveur, sans odeur.

Condamnés à ne pas savoir si nous serons quelque jour délimités, caméléons de formes et de couleurs, lorsque certains reflets sur l’eau séduisent, parce qu’en dépit du désir que nous en avons, nous ne parvenons pas à les fixer et parce que, malgré tout, nous avons décidé de les croire réels, pour justifier l’abus de pouvoir, nous essayons de fabriquer une vérité de l’insaisissable.

Le mouvement continue à déformer objets et êtres autour de nous et les déforme si bien que nous ne les reconnaissons pas. Néanmoins nous parlons de vérité. De vérité relative. Et ce sont des bouquets combinés. Nous assemblons, pauvres fleurs, les suppositions qui nous ont paru propres à distraire, un temps, les moins frivoles. Le tout se fane vite. L’ère des divertissements ne peut durer.

Rien ne prévaut contre cette angoisse dont est pétrie notre chair même et qui, nous desséchant d’une soif de vérité, doucement nous pousse au pays des miroirs absolus : la mort.

Aucun effort ne s’opposera jamais à l’élan mystérieux qui n’est pas l’élan vital, mais son merveilleux contraire, l’élan mortel.

Si j’essaie de temporiser, en me dédiant aux vérités relatives et à leurs piètres prétextes, les phénomènes extérieurs, très vite il me faut reconnaître que fuyant l’idée de la mort je n’ai pas accepté non plus celle de la vie, et que tous mes actes furent de petits suicides momentanés qui me diminuèrent sans m’éloigner de la douleur. Je n’ai pas voulu me sentir vivre. J’ai descendu l’escalier qui menait au bar souterrain et lumineux. J’ai bu, j’ai dansé. Ma chair devenait insensible. J’ai baisé toutes les bouches pour être bien sûr que je n’avais plus ni désir ni dégoût. Entre deux boissons j’ai combiné des affaires, des articles pour le lendemain. J’ai ébauché une aventure. Et j’ai entassé les projets sur les projets. J’ai pincé ma peau devenue indifférente. Je me suis mordu la main, et je n’ai pas reconnu le goût humain. Et voici que l’aube me surprend étranger aux choses et aux créatures. Ai-je donc péché que je me voie, et souffre d’un tel dégoût à me voir : « C’est un péché que de se trop connaître, un péché contre soi », me dit le compagnon qui pleure mais dort bien. Et je rentre seul par des rues couleur de remords. Mes larmes ne coulent pas, mais je ne puis reposer. Ce mal de tête et cette lucidité ce sont tourments d’enfer. Oui c’est péché contre soi-même que d’avoir voulu voir en soi, que d’avoir vu en soi.

Péché contre soi-même parce qu’on ne va pas jusqu’au bout de sa franchise. Mais ne suis-je point déjà mort que, soudain, un chant sans parole, une lumière sans rayon éclatent ? ma faiblesse supportera-t-elle leur aveuglante beauté ? Ô mon apothéose. La chaleur de mon front est celle du soleil. Tous les océans du monde ont empli de leur victoire mes oreilles. Une seconde, du fond de la douleur, je suis remonté, jusqu’à la joie.

Dites aux hommes que je suis heureux. Dites aux hommes qu’une minute au moins je me suis échappé de leur globe d’attente. Je n’ai plus composé avec l’angoisse, et c’est pourquoi mon silence fut tissé d’allégresse, mais déjà ma tête redevenue de plomb cherche la douceur terrestre d’un oreiller.

Vais-je retomber dans un monde de petits objets, de petits individus ?

La douloureuse surprise des songes qui m’interdit tout espoir de repos rend inconcevable le néant.

Et si la mort n’était qu’un mot ?

Ma cravate ne demanderait pourtant qu’à faire de moi un pendu. J’aime la légende de la mandragore. J’aime aussi en vérité l’odeur de la semence humaine. Homme mort, ferai-je pousser une plante entre les lattes de ce parquet ? — Mais non, cabotin. Tu vas encore temporiser. Tu es passé par le point magnifique.

Et déjà tu cherches à gagner du temps, à perdre ta vie.

Il faut parler de fuite ou de ruse.

Je suis devant mon papier, docile aux arabesques de ma plume. D’ici quelques minutes, j’aurai perdu jusqu’au souvenir d’une peur à la consolante pureté ? Je ne serai même plus en danger.

En effet tout ce qui de nous est susceptible de se traduire par des gestes ou des phrases n’est plus à craindre. À espérer non plus d’ailleurs.

Voici l’heure de dormir et de se régénérer par quelque bon cauchemar.

Or, au réveil, juste après la minute nécessaire pour reconnaître mon corps, mon lit, ma chambre, j’aurais honte de n’avoir pu supporter la compagnie des problèmes sans symbole de la voix, de l’écriture ou des êtres. Ainsi la sécurité fabriquée marque non un progrès mais une décadence dont au reste aucun critérium raisonnable ne permet de juger ; seule contraint à penser ainsi cette sensation d’âme à quoi nous devons, bien plus qu’à notre intelligence victorieuse, le bonheur sinon d’éprouver du moins de toucher la vérité. Or si la satisfaction de l’intelligence ne peut rien pour notre paix, combien moins utile encore sera l’aide des réussites humaines. C’est parce qu’elle me vaut, cette sensation de vérité, une joie telle que je n’en saurais rendre compte avec des mots humains que je la crois d’un autre monde et que, sous l’action de son miracle, je me figure être déjà passé par les portes de la mort.

Avivée des seuls reflets de mes minutes, l’eau glisse entre mes doigts, plus furtive encore que le sable du sablier dont il est convenu qu’il donne l’image de la vie. Ce que je veux ce n’est ni du sable ni de l’eau mais une vérité indéniable comme un œuf. La vérité.

La vérité. Dès qu’un homme, dans une assemblée, parle de Dieu ou ce qui revient au même de la Vérité, avec un V majuscule et absolu, ses voisins de rire. Mais, interrogez chacun de ses voisins et ils vous avoueront leur effroi devant de tels mots. C’est que les uns ont renoncé (sans parvenir à n’y plus penser) aux problèmes essentiels ; c’est que les autres ont essayé d’un arrangement provisoire (mettons humain) qui ne saurait les satisfaire. Je pense à cette phrase qu’un homme anxieux écrivit, réponse à des remarques désespérées : « Il y a beaucoup de grandeur dans un peu de vérité. »

Beaucoup de grandeur dans un peu de vérité ?

Pourquoi ? Si j’ai rêvé d’une solitude telle que je ne serais pas tenté, le soir venu, de chercher le contact illusoire d’une chaleur humaine c’est bien que ce « un peu de vérité », au cours de toutes mes tentatives quotidiennes, ne m’a jamais contenté. C’est lui au contraire qui a permis au mensonge (le mien et celui des autres) de tenir debout, car si la vérité n’est susceptible d’aucun alliage et, par conséquent, apparaît étrangère à un monde où tout est fusion, le mensonge ne saurait être conçu à l’état pur, je veux dire sans ce « un peu de vérité » dont se contente notre aimable faiblesse. Ainsi, je ne vois point la possibilité d’un mensonge absolu non plus que d’une vérité relative.

Au reste, il faut reconnaître que, dès que la vérité dépasse ce « un peu », nous sommes éblouis et faussons à nouveau l’éclairage, tout comme, les jours de trop grand soleil, portons des verres fumés. Mais, dans la demi-obscurité où nous nous condamnons à vivre et nous nous croyons forcés de vivre, nous ne désirons que cet accident lumineux, qui déchire de haut en bas notre ennui et, par la douleur, réussit à nous donner sensation d’être.

Nos recherches sexuelles peuvent d’ailleurs elles-mêmes s’expliquer fort vraisemblablement par l’axiome : « La volupté est fonction de la douleur ». Mais, parce que nos corps et nos âmes ne sauraient doser ces jouissances qui, leur donnant l’oubli des états antérieurs, leur permettent quelques secondes d’une vie enfin dédaigneuse de la mémoire, parce que nous manquons de poids et de mesure, contraints à de perpétuelles surenchères, nous sommes amenés, suivant le degré de notre tempérament, au désir du sommeil ou de la mort et, à force d’ardeur, souhaitons la minute qui nous libérera d’une existence que nous ne savons ordonner.

Toute la vie, ainsi, rôderons-nous autour du suicide dont les législateurs ont fait un péché pour que ne soit pas désertée la terre.

D’un suicide auquel il me fut donné d’assister, et dont l’auteur-acteur était l’être, alors, le plus cher et le plus secourable à mon cœur, de ce suicide qui — pour ma formation et ma déformation — fit plus que tout essai postérieur d’amour ou de haine, dès la fin de mon enfance j’ai senti que l’homme qui facilite sa mort est l’instrument d’une force majuscule (appelez-la Dieu ou Nature) qui, nous ayant mis au sein des médiocrités terrestres, emporte dans sa trajectoire, plus loin que ce globe d’attente, les seuls courageux.

On se suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins syphilitique.

Mais en fait pourquoi ne verrais-je pas dans le suicide un moyen de sélection ?

Se suicident ceux-là seuls qui n’ont point la quasi universelle lâcheté de lutter contre cette sensation d’âme déjà nommée, si intense qu’il nous faut bien jusqu’à nouvel ordre la prendre pour une sensation de vérité.

N’est vraisemblablement juste ni définitif aucun amour, aucune haine. Mais l’estime où, bien malgré moi et en dépit d’une despotique éducation morale et religieuse, je suis forcé de tenir quiconque n’a pas eu peur et n’a point borné son élan, l’élan mortel, chaque jour m’amène à envier davantage ceux dont l’angoisse fut si forte qu’ils ne purent continuer d’accepter les divertissements épisodiques.

Les réussites humaines sont monnaie de singe, graisse de chevaux de bois. Si le bonheur terrestre permet de prendre patience c’est, négativement, à la manière d’un soporifique. La vie que j’accepte est le plus terrible argument contre moi-même. La mort qui plusieurs fois m’a tenté dépassait en beauté cette peur de mourir, d’essence argotique et que je pourrais aussi bien appeler timide habitude.

J’ai voulu ouvrir la porte et n’ai pas osé. J’ai eu tort, je le sens, je le crois, je veux le sentir, le croire, car ne trouvant point de solution dans la vie, en dépit de mon acharnement à chercher, aurais-je la force de tenter encore quelques essais si je n’entrevoyais dans le geste définitif, ultime, la solution ?

Au reste, la hantise du suicide, sans doute, me demeurera la meilleure et la pire garantie contre le suicide.