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Mon corps et moi/Les pays et les rêves

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 119-136).

VIII

LES PAYS ET LES RÊVES

Déchirer la photographie de la créature la plus chère, effeuiller une rose, le dernier présent de ceux qui parfois réussirent à me faire aimer certaines minutes, et penser à la mort dans la plus anonyme des chambres d’hôtel, n’est-ce point là trop d’orgueil ?

J’ai rêvé d’un absolu par le vide et voici que peut-être il me va falloir coucher avec des fantômes.

Ô les braves égoïstes, qui usent du pluriel de politesse pour déclarer, comme s’ils étaient des papes : « Nous nous suffisons à nous-mêmes. » Si je sais que les autres ne me peuvent suffire — parce que peut-être je ne leur suffirais pas —, puis-je dire, sans feintise que, moi, je vais maintenant me suffire à moi-même ?

Quand je suis seul j’oublie l’existence des autres, mais ce n’est que pour mieux douter de la mienne.

Sans être, sans objets, à qui vouer les mouvements de mon corps ou de mon âme, que me reste-t-il ?

Faisons nos comptes, que me reste-t-il : cette nuit, hormis la montagne qui le jour, à mon arrivée, commençait verte, devenait grise, finissait blanche. Je retourne à la fenêtre. La lune s’est levée, la lune éclaire la route, le torrent parallèle à la route, la chaîne parallèle au torrent. La lune éclaire le paysage et, puisque, bonnes ou mauvaises, ma faiblesse s’acharne à réclamer des raisons, les fameuses raisons de vivre, je répète, comme s’il s’agissait, en vérité, de quelque talisman de bonheur : « La lune éclaire le paysage. » Alors, qu’importent le bois blanc de l’armoire, la commode et ses quatre tiroirs qui n’ont pas su garder l’aveu léger des parfums, la chambre sans visage, le papier qui la décore, et ses roses roses sur fond pâle.

Il y a le paysage.

Le paysage ? Ce n’est qu’un mot, hélas ! un souvenir d’amphithéâtre sous les combles d’une Sorbonne craquante de la canicule et d’examens, ballon de torpeur chaude soudain crevé par la vrille d’une voix universitaire... Et troisième sujet : commentez le mot d’Amiel : « un paysage est un état d’âme. »

Bien entendu, c’est le troisième sujet que choisissent tous les candidats, et telle est la précipitation de certains qu’ils retournent ce fameux axiome aussi simplement que s’il s’agissait du premier bonnet de coton venu et, au lieu de dire comment un paysage peut bien être un état d’âme, prouvent qu’un état d’âme est un paysage. Et là-dessus un souvenir de Verlaine et de ses piètres violons, et nos étourdis de citer le sonnet : « Votre âme est un paysage choisi. »

Mésaventure, Amiel, qui vous prouve que les plus subtiles maximes sont réversibles. Pour vous, d’ailleurs, hormis cet incident, vous n’avez guère à vous plaindre. Beaucoup qui entassèrent traits de génie, réflexions quintessenciées et paradoxes ne gagnèrent rien de cette gloire, qu’une seule phrase, une seule petite phrase simple comme bonjour, vous conquiert toute.

Une seule phrase ? Si vous viviez encore, il faudrait me confier le soin de votre publicité. Vous verriez comme je m’y prendrais.

Sur les murs, à la dernière page des journaux, en capitales, des impudents osent se vanter : « La timidité vaincue en cinq leçons. Cent mots à la minute. » Je voudrais bien chronométrer les cinq heures qui donneront de l’audace aux honteux et je défie votre meilleur élève, école Pigier, de sténographier en soixante secondes les cent mots qu’il me plaira de mettre en file, onduleux, rares et terribles.

Mais parlez-moi d’Amiel et de sa fameuse phrase. J’annonce : « L’immortalité en vingt syllabes » et sans même signaler l’existence du Journal, n’ai qu’à répéter : « Un paysage est un état d’âme », pour que personne n’ose me contredire. Exemple unique dans l’histoire des lettres. Seul, l’auteur de certain sonnet pourrait prétendre — mais de loin — à la même sorte de gloire. Or cette affirmation d’Amiel, des candidats nous la mettent cul par-dessus tête et c’est un saut périlleux, non moins périlleux et surtout non moins surprenant que celui qu’exécuterait par exemple un nouveau président de la République, en signe de joyeux avènement, devant l’assemblée dont il est l’élu, ou un généralissime en présence de toutes ses troupes réunies.

Paysage état d’âme. La Sorbonne, le jour de mon baccalauréat, Verlaine et ses musiques falotes que je rougis maintenant d’avoir un peu aimées. Souvenirs de mon adolescence et même souvenirs scolaires. Pourquoi cette récapitulation, ce soir, devant une montagne dont j’espérais si fort qu’elle serait aimant ? Mes pensées voltigent. Rien ne les lie. Nul point précis ne les attire. Papillons frivoles que n’excuse point l’éclat des ailes, pensées couleur de mes yeux qui ont sommeil et ne se fermeront point pour le repos simple, mais, ce soir, impossible.

Lyrisme et litanies de mon insuffisance. Seuls me sollicitent les souvenirs qui condamnent au doute. Devant toutes les poupées cassées, la mémoire sait trop bien feindre l’attendrissement. Elle sourit, joue à la petite fille, parle d’une enfance que trop tôt endigua la pitié. Mais voici que le sourire se crispe. La petite fille se ride, fait une mine, prend des airs vieillots. Courbes soudain redressées, les lèvres s’amincissent, les narines se dilatent, les yeux se voilent. L’homme ne sait plus ce qu’il prend et ne peut plus prendre ce qu’il croyait savoir. Les paupières sont fanées et les narines qui ont la transparence triste du parchemin ne battront plus. Collée aux mâchoires, la peau des joues laisse voir l’ombre des dents. J’ai assez bon caractère pour me résigner à n’être plus que le chef d’orchestre de mes cauchemars. Tous les instruments du doute, instruments de torture et de subtilité musicale, sont bien d’accord. Torture, subtilité musicale ? Ce soir, je souffre de ne pouvoir embrasser la chair rouge de quelque bonne certitude. Ce soir, j’avais un tel besoin d’être sûr. Fini le jeu des suppositions. Pour spéculer sur l’incertain il faut une salle éclairée, chauffée, peuplée. Vive l’hypothèse, son arrière-goût précaire et d’amertume lorsqu’on est deux, lorsqu’on est trois, lorsque chacun croit à la vie de l’autre, des autres et que se peuvent faire des échanges, se créer des courants qui réchauffent les cœurs et s’épanouissent en pétales assez larges pour cacher l’inquiétude et la maigreur des poitrines.

Mais celui qui est seul ?

Zébré de désespoir, il ferme les yeux et ce n’est pas même l’obscurité définitive. Mille points brillent et les paupières à l’intérieur offrent le mensonge des pierreries, un monstrueux mensonge et plus incompréhensible que celui dont éclaire, couleur d’opale, la gélatine des méduses.

Minerai trop pailleté, la nuit ne connaîtra point le repos. Dès le premier rêve, la tête se détache, saute au beau milieu de la chambre et, boule, roule, bondit et rebondit de l’un à l’autre des quatre murs qui se l’envoient avec de grands éclats de rire. Le lit a pris la hauteur d’une montagne. Un paysage composé de tout ce dont est fait l’ameublement usuel à la place des pics, vallées, forêts, présente des guéridons, chaises, draps, tapis. Interminables glaciers des serviettes-éponges, plateau de la table d’où ne saurait descendre qui s’y aventure et, dominée par le massif des chaises, en vallée, cette descente de lit que le soleil n’embellira jamais.

Voyages et surprises. En dépit de l’épouvante nocturne, la tête sans corps ne connaît aucune joie de reprendre à l’aube sa place sur des épaules, de couronner une double courbature.

Seule l’ecchymose des songes fleurira la tristesse des paupières et les yeux voudraient que jamais ne se soulevât le voile dont la douceur protège du spectacle qui recommence et du désordre sans possibilité parmi quoi, tout un jour et bien d’autres encore, il va falloir chercher des raisons de continuer à vivre.

Ce soir, comme tous les soirs, j’ai moins peur de la nuit que du réveil. Le petit jour met trop d’obstination à ramener les incertitudes, toujours les mêmes. Au moment de dormir, je m’acharne a trouver quelque sécurité qui m’aide à reprendre avec plus de courage la suite de mes jours. Comme on a besoin de manger et de boire, oui, j’ai besoin d’être sûr. Sûr de n’importe quoi. Sûr, par exemple, que la patronne de l’hôtel dont le corps semble lourd sous la blouse est enceinte et qu’elle accouchera d’un garçon, que ce garçon deviendra militaire, mourra général. Être sûr du plus infime, du plus stupide, mais être sûr.

Or, à sentir que mon incertitude a fait tout le mal et combien, momentanément, elle me serait moins pénible, si d’autres l’entouraient miroirs déformants et dans lesquels, à la fin, elle ne se reconnaîtrait plus, pourrais-je n’excuser point ce désir qui pousse les hommes à se perdre dans la foule ?

Grâce à certains points de comparaison, l’individu néglige tout ce qui le fait différent des autres. Il arrive à ne saisir que des similitudes, et croit qu’il ne va plus souffrir, parce qu’il ne sent plus rien de précis dans sa douleur. Mais cet individu qui croit à l’unité des masses dans lesquelles il s’obstine à vouloir se perdre n’est même pas l’indivisible. Il parle de larges synthèses humaines et son être n’est pas une synthèse achevée. Ainsi la solitude ne m’offre point cette sensation d’unité dont j’attendais le réconfort pour mon orgueil en quête. Et, tout de même, qui de nous, souvent, n’a pas feint de se croire défini pour mieux éviter la peur des rêves, des désirs qui prolongent ? On m’a jadis conté l’histoire d’un certain Bucéphale que son ombre effrayait. Certes, le cheval d’Alexandre permettrait de bien faciles symboles. Or j’ai beau ne pas vouloir me servir d’une image aussi complaisante, je ne puis oublier le jour où me fut dénoncé, voisin de l’être que je m’étais cru, visible et précis, son jumeau, mon jumeau de velours noir insaisissable et fuyant. Une projection qui me rejoignait par le mystère fragile de je ne sais quelle charnière me continuait en caricature de cauchemar.

Comment ne me serais-je point cabré, comment n’aurais-je point essayé quelques pas de fuite ?

Aujourd’hui, le monstre habite ma chair même, ne cesse de se démener, me tente, me persécute, me désespère. Plus fort que les raisons de ma raison et jamais ne daignant s’expliquer, il a le triomphe hautain. Par vengeance, il me faut le rendre responsable de mes malheurs et de mon indignité. Si la paix était en moi, ce soir, je penserais qu’elle couronne avec justice une journée consciemment employée toute à sa recherche. Mais, puisqu’il faut accuser, je désigne celui qui affirme sans savoir.

Si j’ai pris la fuite, si j’ai quitté mes amis, mes ennemis, ceux à qui je devais de croire que n’était pas tout à fait vide le théâtre où chaque journée s’essayait à de nouvelles tragi-comédies, est seul coupable ce moi-même invisible qui me contraignit à parfaire des ébauches de velléités, sans jamais donner des prétextes valables. Comme serait plus réconfortant l’exhibitionnisme d’une sagesse aux apparences d’ordre. Et puis, un doute demeure. Je ne reconnais plus le corps de son ombre et me demande : est-ce l’homme que je me veux, me crois, me sens ou bien son double vide de conscience, mais apte à mimer tous les désirs, à exagérer leur douloureuse tentation ?

J’envie les géologues, hommes au cœur simple et qui ne doutent de rien, car du globe dont ils s’occupent ils ont réussi à faire une petite boule apprivoisée et démontable. Ils coupent la terre en deux et après cette petite opération nous offrent un moka idéal et saugrenu d’ères successives. Et le tour est joué. Le tour d’ailleurs a semblé si simple que nos psychologues durant des siècles s’y sont essayés. Peine perdue. Les éléments demeurent en fusion. La tranche de vie est un lambeau de brouillard tristement sanglant. Et toujours cette obsession : il nous faut compter avec nos rêves.

Oui, nos rêves.

Cette petite fumée, après quoi s’acharne toujours notre course aux sécurités, soudain s’évapore et c’est à recommencer. Et nous cherchons un feu nouveau. Je pense à cette jarre qui dans un décor de ballet, tout près d’une maison, dont un de mes amis disait qu’elle devait abriter un sphinx, reste sur une scène vide, après le départ — enfin — des danseurs importuns. Allons-y de notre petit symbole. Les danseurs importuns, ce sont les divertissements quotidiens et qui ne gardent même point cette séduction pittoresque dont la qualité certes n’est pas grande, mais dont nous espérions qu’elle pourrait aider encore à quelque illusoire passe-temps. Mais le temps ne passe ni ne coule. Les danseurs sont partis et ont bien fait de partir. La jarre est seule sur la scène. Une fumée sort de la jarre. Me direz-vous qu’un bossu y est caché qui fume benoîtement sa pipe ? Qu’on appelle le bossu instinct sexuel ou de conservation, la fumée, les rêves n’en montent pas moins de la jarre, de notre sommeil. Et ces rêves, cette fumée ne sont point la somme d’une jarre, d’un bossu, d’une pipe, non plus que d’un sommeil, d’un corps, d’un instinct.

Nous n’avons pas la stupide consolation de nous séparer en tranches, en quartiers. Réel et impondérable, un nuage s’élève de mes heures libres. Mais au réveil il me faut avouer que je me rappelle moins les images que cet état qui en naquit. Recommençant une vie contrôlée, j’essaie avec les moyens de ma petite expérience aux yeux ouverts de suivre en sens inverse ce que nos pédants baptisent processus et, parti d’un état vague mais péremptoire, cherche des précisions qui ne parviendront du reste point à me sembler indéniables.

Au fur et à mesure que le jour m’éloigne du rêve nocturne, l’état qui en fut le résultat s’évaporant, je suis, pour le recréer, contraint de courir après un plus grand nombre d’images, de mots. Ainsi naît certain mensonge déjà signalé. Le mensonge de l’art. On prend un corps, un sexe. On prend une toile, des pinceaux. On prend du papier, une plume.

Hélas ! il n’y a plus ni fumée ni rêves. Un enfant interrogé au matin expliquera sa joie ou sa terreur nocturnes par un seul fait. À midi les accessoires du songe auront été doublés, deux heures après triplés et ainsi de suite.

Donc nous cherchons les sensations nettes et insuffisantes capables de recréer un état vague et suffisant. Je rêve d’un goût de chair humaine (non caressée ni mordue, mais mangée). Je me réveille avec une surprise dans la bouche. Comment y vint-elle ? Je crois que j’ai vu des guirlandes de peau décortiquée. Ces guirlandes ornaient ma chambre alourdies de fruits humains semblables à ces lampions du 14 Juillet. Je suppose que j’ai dû cueillir un de ces fruits, le manger. Mais cette hypothèse et les images dont j’ai tentation de l’embellir ne suffisent point. Je suis sûr d’un goût de chair dans ma bouche. La langue est une île inconnue dans la géographie des rêves, et pourtant, quand j’ai cessé de dormir, ma langue, oui, ma langue pensait qu’il est assez facile de devenir anthropophage.

Voilà un rêve qui n’est guère pittoresque. Pourtant je le donne pour un de mes plus étranges. Il m’a hanté toute une nuit et tout un jour. À la recherche de cette secousse qui me fit l’égal confus de Dieu, j’essaie de bâtir une tour qui n’arrivera jamais à me mener si haut que cette fumée au goût de chair humaine.

Notre sommeil coupé en deux, nous nous apercevons que l’esprit libéré ne s’enchaîne point toujours à ces prétendues merveilles qu’il plaît à nos minutes lucides d’amonceler. Bien plus que des dragons ou les éruptions des volcans de porcelaine, m’épouvante ce nettoyage par le vide qui me vaut par exemple de rêver que je ne rêve point. De même une combinaison des plus stricts et plus lucides raisonnements.

Éveillé en sursaut, je me surprends occupé à quelque travail inexorablement logique. Je suis peut-être fou, puisque j’ai eu un rêve qui ne l’était pas. Le bonheur serait de n’avoir point à me reprocher ce goût des subtilités.

Un homme fort ne se pose que deux ou trois questions ; répond oui ou non ; s’endort ou agit. Mais, toujours fait comme s’il n’y avait rien dans l’univers qui ne fût très évident.

Comment ne pas lui donner raison ? Il est fort, il est heureux. Mais est-il heureux et fort parce qu’il fait comme si, ou au contraire fait-il comme si parce qu’il est heureux et fort ? Cause ou effet ? Les aller et retour s’enchevêtrent. À tel point que même dans ce cas — le plus simple — déjà je ne m’y reconnais plus.