Mon encrier, Tome 1/Le médecin malgré moi

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Madame Jules Fournier (1p. 95-100).

LE MÉDECIN MALGRÉ MOI[1]

Le docteur R*** était en ce temps-là médecin de la prison de Québec. Il est mort depuis ; Dieu ait son âme !

À l’époque dont je parle, il n’avait pas moins de soixante-dix ans bien comptés. Il était sourd comme plusieurs pots et, malgré un cornet acoustique plus gros que sa tête, ne comprenait jamais un traître mot de tout ce qu’on lui disait.

Il restait aux détenus, pour communiquer avec lui, la suprême ressource de lui exposer par écrit leurs besoins. Mais encore cela n’était pas toujours facile. Jamais je n’ai tant regretté, quant à moi, de n’avoir pas de style.

À peu près tous les jours, entre dix heures et midi, il faisait son apparition dans les corridors du 17. La première fois que je le vis, son aspect m’étonna. Figurez-vous un petit vieux, perdu dans une ample redingote, et qui s’avançait à pas peureux et hésitants… Son nez épaté, ses yeux bridés, sa figure grimaçante et barbue, lui donnaient tout-à-fait l’air d’une chauve-souris clouée sur un contrevent. Sa bouche toujours entr’ouverte laissait apercevoir ses dents, et un sourire égaré errait continuellement sur ses lèvres…

De toute évidence, cet homme-là était tombé depuis longtemps dans le gâtisme. Pourquoi l’on laissait tout de même entre ses mains les vies de tant d’infortunés, c’est ce que je ne pus comprendre tout d’abord. Un garde se chargea de me l’expliquer :

— Voyez-vous, me dit-il, le docteur est ici depuis vingt-cinq ans : le renvoyer, ce serait sa mort.

Pour cette profonde raison, le docteur R*** restait donc — avec le docteur L*** — l’un des deux médecins de la prison. Un mois sur deux, il avait toute liberté de prodiguer ses soins aux détenus.

Son cornet acoustique d’une main, de l’autre un thermomètre — toujours le même, — il faisait régulièrement le tour de la prison chaque matin. Il prenait la température aux malades, leur tâtait le pouls, leur faisait tirer la langue… Tout cela avec conscience et lenteur.

Mais où il brillait principalement, c’était dans l’auscultation. Le docteur R*** avait cette passion-là : l’auscultation. Vingt fois par jour on le trouvait penché sur la poitrine d’un malade. Peu lui importait la nature du mal, et qu’il s’agît d’une inflammation de poumons, d’une indigestion ou d’une écorchure au genou, ce lui était tout un… L’auscultation rentrait pour lui dans la thérapeutique proprement dite, et volontiers il eût dit : Je l’auscultai, Dieu le guérit.

Chose remarquable, ce besoin d’ausculter, loin de s’apaiser, grandissait avec la surdité du docteur. Les jours où il n’entendait absolument rien, pas même avec son cornet, de véritables rages d’auscultation le prenaient. Un matin qu’il était plus sourd encore que la veille, je le vis ausculter l’Italien, qui souffrait, comme je vous l’ai conté, d’un bobo à la lèvre supérieure. Une autre fois (mais à cela je n’ose croire), on assure qu’il ausculta un détenu qui se plaignait de durillons au pied gauche. — Toujours sans l’aide d’aucun instrument, je crois vous l’avoir dit…

Serez-vous bien étonné si j’ajoute qu’il trouvait rarement à ses patients les maux dont ils se croyaient atteints ? — En revanche, et c’est là la merveille ! il leur découvrait continuellement toute sorte de maladies effroyables dont ils prétendaient n’avoir jamais souffert. C’est ainsi qu’il vous déclarait sans plus de cérémonie, si vous l’alliez consulter pour un mal de tête : « Vous, mon ami, j’ai votre affaire… J’ai vu cela tout de suite : vous êtes atteint d’une maladie de cœur qui vous emportera promptement. » C’est ainsi que certain jour il disait à un dyspeptique : « Ce soir vous vous mettrez des mouches noires… Vous avez une congestion : ça pourrait devenir dangereux. »

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Au moment que j’entrai en prison, je souffrais d’une dépression qui inspirait de vives craintes à mon médecin. Les nuits blanches du Nationaliste m’avaient complètement épuisé et ma santé, paraît-il, était aussi compromise que possible.

Je me hâte d’ajouter, pour rassurer mes nombreux ennemis, que j’ai eu le temps, depuis, de me remettre. À l’heure où j’écris ces lignes, je ne suis pas loin de peser le poids d’un député ordinaire ; mes muscles s’affermissent chaque jour, on dit même que je prends du ventre, et si je continue je serai bientôt aussi épais qu’un numéro de la Presse.

Mais en 1909 j’étais loin de pouvoir en dire autant. Mon médecin m’abreuvait sans relâche de toniques, et je me rappelle fort bien que durant les deux mois — notamment — qui précédèrent ma condamnation, je ne pus me tenir debout qu’à force de suralimentation.

Je voulus savoir du docteur R*** s’il faisait, au point de vue de ma santé, une différence quelconque entre les viandes saignantes et le skelley. Il m’assura qu’il n’en voyait aucune.

— Toutefois, dit-il, pour plus de sûreté, je m’en vais vous ausculter.

Ayant mis à exécution ce projet :

— Je vois, dit-il en me regardant au blanc des yeux, ce que vous avez. C’est des apéritifs qu’il vous faut. Je m’en vais vous envoyer des amers.

Durant la semaine qui suivit, il ne manqua pas un seul jour de me venir ausculter, ni de m’envoyer des amers.

Oh ! ces amers… Régulièrement, à tous les repas, on me les apportait dans ma cellule. Je n’ai pas souvenir qu’on y ait manqué une seule fois.

Le malheur, c’est que plus on me donnait envie de manger, moins on me donnait de quoi manger. J’en étais toujours réduit au skelley matin et soir, à la soupe aux légumes ou à la jambe de botte le midi.

Vous pouvez penser si j’avais là de quoi faire, comme disait mon médecin, de la suralimentation !

En six jours, — grâce aux amers, je suppose, — j’avais bien pu prendre de huit à dix bouchées à la table pénitentiaire. Je n’exagère pas.

Joignez à cela le repos bien mérité de la cellule (de cinq heures et demie du soir à six heures du matin), dans l’atmosphère parfumée par le voisinage de l’Italien ; les insomnies et les nausées… et dites si je n’aurais pas eu mauvaise grâce à me plaindre !

Le jour même de mon arrivée, j’entendais un garde faire en ma présence cette constatation encourageante, que je n’avais que la peau et les os. Une semaine plus tard, j’avais maigri de quinze livres.

Et le docteur continuait à m’envoyer des amers.

Il est mort depuis ; Dieu ait son âme !

  1. Extrait des Souvenirs de Prison, édités à Montréal en octobre 1910