Mon frère Yves/058

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Calmann-Lévy (p. 213-216).
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LVIII

« Il faut me pardonner ; tu vois bien que ce n’était plus moi. »

Quand une fois Yves avait dit cela, tout était bien fini ; mais c’était souvent très long à venir. Lorsque l’ivresse était passée, pendant deux ou trois jours il restait sombre, morne, ne parlant plus, jusqu’au moment où son sourire s’épanouissait de nouveau tout à coup à propos d’un rien, avec une expression de confusion très enfantine. — Alors le ciel se rouvrait pour la pauvre Marie, et elle lui souriait, elle aussi, d’une façon particulière, sans jamais dire un mot de reproche ; et c’était la fin de l’épreuve.

Une fois, elle osa lui demander très doucement :

— Au moins, ne reste pas trois jours à bouder après, quand c’est passé.

Et lui, encore plus bas, avec un demi-sourire très naïf, la regardant de côté, tout confus :

— Ne pas rester trois jours à bouder, tu dis ? Dame, est-ce que tu crois que je suis bien content de moi quand j’ai fait de ces coups… comme ceux-là ? Oh ! Mais ça n’est pas contre toi, ma pauvre Marie, bien sûr.

Alors elle s’approcha plus près, s’appuyant contre son épaule, et lui, voyant ce qu’elle voulait, l’embrassa.

— Oh ! la boisson ! La boisson !… dit-il lentement ; ses yeux se détournant à demi fermés avec une expression farouche. Mon père ! mes frères !… à présent, c’est mon tour !

Il n’avait encore jamais rien dit de pareil. Ce vice terrible, il n’en parlait jamais, et il semblait qu’il ne s’en inquiétât pas.

… Comment ne pas avoir encore de petits moments d’espoir quand on le voyait ensuite si sage, si soumis, jouant au coin du feu avec son fils ; puis quittant tout à fait ses façons de seigneur, ayant pour sa femme mille petites prévenances douces, afin de lui faire oublier sa peine ?

Comment croire que cet Yves-là pourrait bientôt et fatalement redevenir l’autre, celui des mauvais jours, l’Yves au regard terne, l’Yves morne et brutal, la bête égarée d’alcool, que rien ne toucherait plus ? Alors Marie l’entourait davantage de sa tendresse, concentrait sur lui toute sa force de volonté, le veillait comme un petit enfant, tremblait en le suivant des yeux quand seulement il descendait dans cette rue où passaient les camarades à grand col bleu, et où s’ouvraient les portes des bouges.

… À terre, Yves était perdu ; il le sentait bien lui-même, et se disait tristement qu’il fallait essayer de repartir.

Il avait grandi sur mer, au hasard, à la façon des plantes sauvages. On ne s’était guère occupé jamais de lui donner des notions de devoir ni de conduite, ni de rien au monde. Moi seul peut-être, moi, que sa destinée et une prière de sa mère avaient mis sur son chemin, j’avais pu lui parler de ces choses nouvelles, mais trop tard sans doute, ou trop vaguement. La discipline du bord, c’était là le grand frein qui avait conduit seul sa vie matérielle, la maintenant dans cette austérité rude et saine qui fait les matelots forts.

La terre avait été longtemps pour lui un lieu de passage où on devenait libre et où il y avait des femmes ; on y descendait comme en pays conquis, entre les longs voyages ; alors on avait de l’argent, et, dans les quartiers de plaisir, on faisait tout plier devant ses caprices et sa force.

Mais vivre d’une vie régulière avec un petit ménage, compter ses dépenses chaque jour, se conduire soi-même et songer au lendemain, ses allures de matelot ne cadraient plus avec ces obligations imprévues. D’ailleurs, autour de lui, dans ce Brest abâtardi et pourri, l’alcool semblait suinter des murs avec l’humidité malsaine. Alors il tombait tout à fait bas comme tant d’autres qui, eux aussi, avaient été bons et braves ; il s’avilissait, se ravalait peu à peu au niveau de ce peuple d’ivrognes ; et sa débauche devenait repoussante et vulgaire comme une débauche d’ouvrier.