Mon petit Trott/10

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Plon (p. 127-154).



X

TROTT EN VISITE


Mme de Tréan demeure là-bas, dans le chalet rouge qui a deux petites tourelles. Il est perché tout seul sur un rocher qui avance dans la mer ; et il a l’air de dire aux gens qui passent : « Passez, ne faites pas attention à moi. »

Mme de Tréan doit être très vieille ; pourtant Thérèse, la cuisinière, dit qu’elle ne l’est pas tant que ça. Mais elle a des cheveux tout blancs, des joues avec des rides, et ses mains couvertes de bagues tremblent, quand elle vous prend la vôtre. Son dos est courbé ; elle fait à peine quelques pas chaque jour au soleil dans son jardin, ou bien un petit tour dans sa voiture noire, qui a un cocher noir et un cheval noir. Le reste du jour, elle est assise immobile dans son salon, seule, ou avec une demoiselle très ennuyeuse qui lui fait la lecture. Elle ne veut voir personne, et personne ne vient la voir. Mais elle avait autrefois un fils qui était le camarade du papa de Trott. Il est mort, ce fils, là-bas, bien loin, noyé dans une mer terrible. Avant que le papa de Trott soit reparti pour son grand voyage, elle lui a demandé d’amener Trott et sa petite maman. Et maintenant quelquefois elle les invite à déjeuner avec elle.

Ce n’est pas bien gai. Il n’y a pas un bruit dans la maison. Les vieux domestiques glissent dans les corridors, si doucement qu’on a presque peur. Il n’y a ni chien, ni chat, ni oiseau. On n’entend que la grande voix de la mer qui se plaint, gronde ou murmure au pied de la villa, la mer qui a pris le fils de Mme de Tréan. Quand il va chez elle, Trott est intimidé et parle bas comme quand il entre dans une église. Il n’y a que des meubles sombres et graves, des tentures avec des plis lourds, et des tapis épais ; de grands rideaux voilent la fenêtre, et le soleil n’entre point. Pourquoi Mme de Tréan aimerait-elle le soleil ? Ses yeux ont tant pleuré qu’ils se sont fondus, et maintenant elle ne voit plus rien : elle est aveugle. Quand elle soulève ses paupières qui sont presque toujours baissées, on aperçoit quelque chose de vague, de trouble, de profond, qui effraye : et alors, tout de suite, sans qu’il sache pourquoi, Trott pense au grand naufrage où le fils de Mme de Tréan s’est noyé, là-bas, de l’autre côté de la boule ronde.

Trott rentre de sa promenade avec Miss. Maman est au salon, dans un joli peignoir rose avec des tas de dentelles. Elle cause avec Mme Thilorier. Comment est-ce que maman peut parler si vite ? Il faudra que Trott essaye de faire comme elle. Mais il ne pourrait pas ; il cracherait, ça c’est sûr. Maman ne crache pas, elle.

— Oh ! mon petit chat, je suis désolée, absolument désolée. Je me faisais une fête, une vraie fête… Mais aujourd’hui, pas moyen ; j’ai promis… Ce bon Thilanges, c’est donc vrai qu’il m’adore ? Oh ! il n’entend rien, le petit, n’est-ce pas, mon Trott ? Il faut toujours faire attention, vous avez bien raison ; si vous saviez comme je me surveille ! Quel joli bracelet ! de chez Vasquez, n’est-ce pas ? C’est un nouveau ? De qui vient-il ? Oh ! je suis indiscrète… Ah ! je le dirai… Où donc en étais-je ? Ah ! oui, non, ça n’est pas possible. Je vais déjeuner chez Mme de Tréan… Mais oui, pensez donc, la vieille sur la falaise. C’est une charité, vous savez ; mon pauvre Pierre me l’a tant recommandée ! Oh ! il n’est pas encore sur son retour. C’est affreux, la séparation ! Les femmes de marin sont bien heureuses ? Oh ! la vilaine ! je le dirai à M. Thilorier, Oui, oui ! je le dirai… Absolument pas, ma loulou, tout ce que je peux faire, c’est de me précipiter chez vous en sortant de table. Attendez-moi jusqu’à deux heures et demie. Soyez gentille. Je voudrais tant être là au commencement ! C’est convenu ? Oh ! il faut que je t’embrasse. Bon ! je vous tutoie ! Bah ! ça ne fait rien ! et tu les embrasseras tous pour moi, tous, et ton mari, et même ce gros Thilanges. Oh ! c’est affreux, ce que je dis ! Quoi, Trott, tu es encore là ? Veux-tu bien vite te sauver ! Dis à Jane de t’habiller pour aller déjeuner chez Mme de Tréan. Tu ne seras jamais prêt.

Trott va paisiblement se livrer aux mains de Jane. Il est plein d’admiration pour sa maman. Mme Thilorier a bien essayé de parler, elle aussi. Elle n’a pas pu. Elle a poussé un ou deux petits gloussements, elle ouvrait la bouche comme un coq qui veut chanter : chaque fois maman lui a renfoncé ce qu’elle allait dire. Trott est joliment fier de sa maman. Il paraît qu’elle est pourtant bavarde, Mme Thilorier ; Thérèse dit qu’elle l’est comme une douzaine de pies. Eh bien ! maman l’a fait taire. Il n’y a pas beaucoup de mamans comme cela.

— Descendez au jardin, monsieur Trott, et attendez-y votre maman. Elle ne tardera pas.

Trott va s’asseoir au jardin. Il sait qu’il en a pour un bon moment. Maman n’est jamais prête. C’est bien naturel. Elle est une grande personne. Seulement, ce qui est ennuyeux, c’est qu’il faudra marcher très vite pour ne pas être en retard. Et alors Trott aura très chaud en arrivant. Ça n’est pas agréable. Enfin, tant pis ! quand Trott sera grand, il partira plus tôt, ou bien ses jambes seront plus longues…

Pauvre Mme de Tréan ! elle effraye un peu Trott. Il lui semble qu’elle est une de ces fées dont on lui a conté des histoires. Sa villa est comme un de ces châteaux fantastiques où elles étaient cachées. Mais quoiqu’elle soit vieille, elle doit être une bonne fée. Les déjeuners chez elle sont toujours exquis. Elle dit des choses gentilles à Trott, d’une voix très douce. Et puis c’est bien flatteur d’être invité comme un homme. Chez Mme Thilorier, maman n’emmène jamais Trott. Cet après-midi il va pouvoir raconter à Marie de Milly et aux autres qu’il est allé déjeuner en ville. Elles seront bien étonnées.

Ah ! voilà maman ! elle dégringole le perron en mettant un de ses gants.

— Vite, vite, mon petit Trott, nous sommes en retard.

Trott soupire mélancoliquement. Il avait prévu ça. Heureusement la maison de Mme de Tréan n’est pas très loin. Au trot !

Maman a sonné. La lourde porte s’ébranle et tourne silencieusement sur ses gonds. Le vieux domestique apparaît. Maman lui fait un petit bonjour d’amitié qu’il reçoit avec gravité. Il introduit les visiteurs au salon. Mme de Tréan est assise dans un fauteuil, toute seule, les mains croisées, les yeux baissés. Maman se précipite vers elle et lui explique qu’elle est en retard. Pourquoi dit-elle ça ? Mme de Tréan doit bien le savoir. Trott va lui tendre son front, puis il s’assied sur une chaise basse, tandis que maman et Mme de Tréan se mettent à causer.

Le salon de Mme de Tréan n’est pas comme les autres. Trott resterait des heures à regarder tout ce qu’il y a dedans. Il y a beaucoup de vieux portraits qui vous contemplent avec des yeux tranquilles ; et Trott se sent bien petit devant eux. Celui du noyé sourit au milieu dans un cadre noir. Il y a des armes accrochées au mur : des armes qui étaient à lui et des armes extraordinaires qu’il a rapportées de chez les sauvages. Beaucoup de photographies, et surtout les siennes, à tous les âges. Mme de Tréan ne peut pas les voir. Mais elle les tient quelquefois, très longtemps, dans ses mains. Il y a aussi des coquillages, très beaux, très grands, avec des couleurs étincelantes. Ce sont des souvenirs de ses voyages. Sur une console, on voit une espèce de bête toute ronde, avec une langue en flanelle rouge et des pointes de tous les côtés. On dirait une grosse châtaigne. Trott ne se lasse pas de l’examiner. Il paraît que c’est un poisson. Heureusement on n’en mangera pas comme ça à table.

Le déjeuner est servi.

— Voyons, mon petit cavalier, venez me donner le bras.

Trott accourt, très fier et très ému de cette grande tâche. La vieille dame prend sa petite main dans la sienne qui tremble, et elle s’avance à tout petits pas vers la salle à manger. Mlle Millet, celle qui fait la lecture à Mme de Tréan, y est déjà. Maman lui serre la main comme si c’était sa meilleure amie, et lui dit trois ou quatre petits mots en anglais ; maman ne sait pas l’anglais et Mlle Millet non plus : mais c’est l’habitude. On juche Trott sur une grande chaise avec un dossier très haut, et on lui attache sa serviette au cou.

Il n’ouvre pas la bouche. D’abord les enfants ne doivent pas parler à table. Et puis, il est très préoccupé de bien se tenir. Sans doute, s’il mettait son coude sur la table ou s’il renversait son verre, Mme de Tréan ne le verrait pas. Mais ce serait beaucoup plus mal, ce serait comme un mensonge. Et Trott s’applique tant que la sueur lui en vient au front. Aussi ne prête-t-il qu’une oreille distraite aux conversations.

C’est presque toujours maman qui parle. Elle n’est jamais fatiguée ! Mme de Tréan l’écoute, place un mot de temps en temps, et un petit sourire lui vient au coin de la bouche. Mlle Millet est dans le ravissement, elle a les yeux ronds et la bouche ouverte. Et maman a l’air enchantée de son succès.

— Il y a longtemps que vous n’avez eu de nouvelles de Pierre, mon enfant ?

— Voilà déjà trois semaines ! Si vous saviez, chère madame, comme cette séparation me pèse ! Toujours seule ! j’ai bien quelques amies qui voudraient me distraire. Mais on est si sévère ! Le casino est impossible, à peine quelques petits dîners, un tour dans une ou deux soirées… Et puis, l’inquiétude, l’éloignement…

Mme de Tréan a fait une petite grimace.

— Heureusement vous avez Trott pour vous tenir compagnie.

— Pauvre chéri, je crois bien ! C’est ma grande ressource. Si je m’écoutais, je passerais toutes mes journées avec lui. Mais on se doit à ses amis. Il faut réagir contre les idées noires. Et puis, le voilà presque un homme ! Je ne lui suffis plus.

L’homme lutte contre un morceau de poisson qui ne veut pas venir sur sa fourchette. Il est cramoisi. Hourra ! le poisson est vaincu. Mais il y a une goutte de sauce sur la nappe. Quel malheur ! Personne n’a rien vu…

— Et chez qui se donnait cette soirée ?

— Chez Mme de Bray, une amie intime. Je la connais depuis six mois. D’ailleurs, je n’y suis restée qu’un instant. C’était ravissant : un cotillon tout en fleurs naturelles. On ne pouvait rien imaginer de plus exquis. Et ensuite un souper par petites tables. J’étais avec Éva Thilorier, Vêler et le gros Thilanges. On était d’une gaieté…

Mme de Tréan n’a pas l’air de très bonne humeur. Maman continue de parler, puis peu à peu sa voix baisse, ses mots viennent moins vite… C’est le moment.

— Madame !

Mme de Tréan tressaille.

— Quoi donc, mon petit ami ?

— J’ai fait une tache avec la sauce du poisson. Je suis bien fâché.

Maman coupe la parole à Trott, d’un geste indigné. Mme de Tréan a un sourire tout joyeux.

— C’est très bien, mon petit Trott, d’avouer ses péchés à ceux qui ne les ont pas vus. Il faut toujours agir de manière que chacun puisse connaître toutes nos actions ; et si, par hasard, elles ne sont pas parfaitement irréprochables, au moins faut-il n’en rien dissimuler. N’est-ce pas, ma chère enfant ?

Comment donc ! c’est précisément ce que maman a toujours exigé de Trott. Il est encore bien petit, mais certainement il a de bonnes habitudes. Mme de Tréan est trop aimable de l’avoir remarqué.

Mme de Tréan pousse un petit soupir. Maman commence à lui raconter sa promenade de l’autre jour, dans la grande voiture, avec toutes ces dames et tous ces messieurs. Petite maman rit : elle imite les gestes de M. de Thilanges, et la voix pointue de Mme Ray. Mais Mme de Tréan n’a pas l’air gai du tout. Sa figure, qui n’est jamais bien joyeuse, est tout à fait sévère. Et peu à peu, comme tout à l’heure, la voix de maman s’éteint dans un petit silence.

— Voulez-vous me faire un plaisir, mon enfant ? Venez m’accompagner cet après-midi avec Trott dans ma petite promenade en voiture. Sans doute, ce n’est pas une société bien gaie que je vous offre…

Petite maman est désolée. (Elle était déjà désolée ce matin en parlant à Mme Thilorier : que de désolations en un jour !) Si elle avait pu prévoir, elle se serait arrangée !… Mais elle a promis absolument d’être chez Éva Thilorier à deux heures et demie : il s’agit d’une comédie qu’on va distribuer. Oh ! elle n’acceptera qu’un petit bout de rôle de rien du tout, mais il faut qu’elle y soit. Que de regrets…

Mme de Tréan dit simplement :

— Il y a des engagements auxquels on ne peut manquer. Du moment que c’en est un…

Le déjeuner est fini. On est retourné au salon. On cause encore un peu. Mais Mme de Tréan est distraite et maman a moins d’entrain. Et puis, elle regarde souvent la pendule ; voilà le quart déjà passé ! Pauvre maman ! Enfin elle se lève et pousse quelques petits grognements.

— Adieu, mon enfant. Je ne vous demande pas de me laisser Trott. La promenade lui ferait peut-être du bien ; mais pour un enfant de son âge…

Maman a saisi l’idée avec enthousiasme :

— Oh ! Trott sera enchanté, madame, et ce sera si bon pour lui ! N’est-ce pas, Trott, que tu veux bien aller te promener en voiture avec Mme de Tréan ?

Trott n’en avait pas bien envie. Il devait aller jouer sur la plage avec Marie de Milly. Ç’aurait été plus amusant. Il ouvre la bouche pour le dire. Mais la pauvre Mme de Tréan doit tant s’ennuyer avec cette bête de Mlle Millet ! Ça ne serait pas gentil ; et puis il y aura le cheval noir…

— Oui, maman, je veux bien.

Mme de Tréan a compris que la voix n’était pas très enthousiaste. Elle a essayé de protester. Maman n’a rien voulu entendre. Trott est enchanté, elle aussi. Elle embrasse Mme de Tréan et Trott, serre la main de mademoiselle, et se sauve bien vite.

La voiture noire emmène la vieille dame et Trott assis à côté d’elle.

Maintenant Trott est ravi pour de bon. C’est amusant d’aller en voiture. Et puis, il aime bien Mme de Tréan. Et puis, ç’aurait été très vilain de s’en aller comme ça.

Mme de Tréan demande :

— Vous n’êtes pas trop fâché d’être resté avec moi, mon petit homme ?

— Oh ! non, madame. D’abord ça m’ennuyait un peu, parce que j’aurais voulu aller jouer avec Marie de Milly. Mais maintenant je suis très content.

Mme de Tréan sourit. Puis elle retombe dans son silence. Il semble que les plis de son front soient plus creusés. Elle doit penser à des choses tristes. C’est depuis le déjeuner, Trott l’a remarqué, qu’elle est comme ça. Pendant que maman lui racontait toutes ses histoires, elle n’avait pas l’air de s’amuser du tout. Et, au fait, qui sait ? ça lui a fait peut-être de la peine de penser à toutes ces belles choses qu’elle ne peut plus voir : aux jolies toilettes des dames, aux grandes voitures à quatre chevaux, aux fleurs, aux soupers, à tout ce que maman aime tant. En ce moment aussi, comme c’est beau, ce qu’on voit de la voiture, des deux côtés de la route ! Par ici, les grands bois de pins toujours verts, avec, derrière, les montagnes bleuâtres, et par là la grande mer qui se balance lentement. Ça vous fait tout chaud au cœur de regarder ces choses, aux rayons du clair soleil qui sourit là-haut.

Et Mme de Tréan ne voit rien de cela, rien du tout. Ça doit être horrible d’être toujours dans la nuit, toujours, toujours. Trott n’aime pas beaucoup la nuit ; il n’y a que du noir partout, ou bien quelquefois des choses très vilaines, qui vous font peur, et qui s’agitent vaguement. Qui sait si, dans cette nuit, Mme de Tréan ne voit pas les grandes vagues qui autrefois ont emporté son fils dans le grand naufrage ?

— À quoi pensez-vous, mon petit Trott ?

Trott se sent rougir. Heureusement on ne le voit pas. Il ne répond pas tout de suite.

— Il doit y avoir une belle vue du côté de la mer, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, madame, c’est-à-dire, oh !… assez belle.

Comme Trott est égoïste ! Tout cela est si brillant, si clair, si joyeux qu’il allait le dire : il allait oublier que de tout cela Mme de Tréan ne voit rien, et qu’alors elle aura encore plus de peine…

— Assez, seulement, Trott ? Il me semble que vous êtes difficile.

Trott est embarrassé. C’est vrai que c’est très beau. Il ne peut pas mentir. Mais comment faire…

— C’est moins beau que le paradis, n’est-ce pas, madame ?

Mme de Tréan sourit et passe sa main sur la tête du petit homme. Trott est content. C’est comme si une petite lumière avait brillé sur la figure si grave. C’est qu’elle verra le paradis, Mme de Tréan, peut-être bientôt, puisqu’elle est si vieille. Alors ça lui fait plaisir qu’on en parle.

Mais en attendant, ici, ce n’est pas le paradis, et pourtant on est joliment bien. C’est vraiment trop gai, tout ce qu’on voit : on a envie de rire, de sauter, de danser, de frétiller. Trott a beau se tenir à quatre. Ça n’est pas possible, il va dire des bêtises. Le rocher, là-bas, a l’air d’un gros bonhomme accroupi. Il faudrait savoir… Elle ne voit pas. Et là-bas, cette petite maison au milieu des pins ! Est-ce que ce n’est pas le château de l’Ogre où le petit Poucet… ? Est-ce que… Elle ne voit pas. Comme c’est drôle, cette falaise toute rouge ! On dirait… Elle ne voit pas. Trott a de terribles démangeaisons de parler, de faire des questions. On dirait que toutes ces belles choses lui entrent par les yeux et vont presser un petit ressort sous la langue, là, au fond du cou, un petit ressort qui a besoin de sauter, de babiller, de dire toute sorte de choses, de faire des questions, qui peut-être feront de la peine, oh ! sans que ce soit exprès, c’est vrai, mais ça sera tout à fait la même chose. C’est horrible. Comment faire pour l’empêcher ?

Oh ! quelle idée ! Comme ça toutes ces belles choses ne pourront plus entrer et lui taquiner la langue. Il sera comme Mme de Tréan et ne risquera pas de lui faire de la peine en parlant. Et c’est vrai. Maintenant il ne se sent plus gai du tout. Pauvre Mme de Tréan ! On doit passer en ce moment près des roches rouges… En écartant un tout petit peu seulement… Fi donc ! ce serait très mal.

— Nous sommes à Silève, n’est-ce pas, Jean ?

Le cocher dit :

— Oui, madame.

— Voyez-vous, mon petit Trott, ces grands rochers rouges ? On dit qu’ils ressemblent à des champignons. Les voyez-vous ?

— Non, madame, je ne les vois pas.

— Comment cela ? Est-ce qu’ils sont partis ?

— Je ne sais pas, madame.

Mme de Tréan est tout étonnée.

— Et comment faites-vous pour ne pas les voir ?

Trott ne sait que répondre.

— Est-ce que tout cela ne vaut pas la peine d’être regardé ? Est-ce que ce n’est pas bien beau ?

— Oh ! si, madame, c’était bien joli. Mais c’était trop joli, vous comprenez, parce que… Alors j’ai pensé qu’il valait mieux… parce que… sans ça…

Mme de Tréan ne comprend pas encore très bien. La voix de Trott est saccadée, comme s’il faisait un effort, et comme s’il avait un peu envie de pleurer. Mme de Tréan veut caresser sa joue pour dissiper le petit caprice. Elle rencontre deux poings fermés qui écrasent deux yeux bien clos. Elle retient une exclamation. Elle a compris…

Avec un geste bien doux et bien tendre, elle écarte les deux petits poings, et dit à Trott d’une voix qui tremble encore plus que d’habitude :

— Mais, mon chéri, il faut que vous me racontiez tout ce que vous voyez. Ce sera comme si je voyais moi-même.

Vraiment ? oh ! quelle chance ! Trott s’est tellement écrasé les yeux que d’abord il ne voit que du rouge qui danse… Mais ça s’arrange vite. Et il regarde, et il babille et il raconte… La voiture s’en retourne : il ne tarit pas tout le long du chemin. Et c’est vrai : Mme de Tréan n’a plus sa figure triste : sans doute on ne peut pas dire qu’elle soit gaie. Mais elle écoute Trott d’un air drôle, en le tenant doucement pressé contre elle de son bras gauche.

On est devant la maison de maman. Déjà ! quel dommage ! Trott descend de voiture après avoir embrassé bien fort Mme de Tréan. Alors pourquoi est-ce qu’elle était triste, quand maman avait raconté toutes ses histoires ? Trott ne comprend pas. Tant pis ! elle est consolée.

Sur la route le cocher noir ramène Mme de Tréan à sa villa. Mais devant elle, dans ses yeux morts, par hasard, ce n’est pas l’inoubliable figure du disparu qui se dessine en traits pâles. Il y a un visage rose et souriant, que ses vrais yeux n’ont jamais vu, mais qu’elle devine avec des yeux plus perçants, avec des yeux qui voient très clair tout au fond de son âme. Et pour sûr elle le reconnaîtra du premier coup, plus tard, dans le paradis, dans ce beau paradis qui est plus beau encore que la promenade de Silève ; — Trott le lui a dit.