Mon petit Trott/11

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Plon (p. 155-176).



XI

LE MARDI GRAS DE TROTT


Trott raconte :

— Vous savez, Jane, c’est aujourd’hui mardi gras. Et j’irai à la matinée d’enfants de Mme Le Corbeiller ; et j’aurai un costume de polichinelle jaune et rouge, bien plus beau que le polichinelle de M. Aaron ; et je mangerai des masses de gâteaux ; et je danserai ; et je boirai du punch très fort, parce que je suis un homme ; et puis…

Mais Jane dit :

— Tenez-vous donc tranquille, monsieur Trott. Je ne pourrai jamais boutonner vos bottines.

Trott se tient coi très longtemps, trois secondes. Oh ! voilà les fourmis qui reviennent ; elles grimpent, elles mordillent, elles chatouillent… Pan ! les petites jambes se détendent comme une paire de ressorts, à deux doigts du nez de Jane.

Jane se fâche.

— Vous allez être en retard pour le déjeuner et il y a une dame.

Trott est poli. Il sait qu’on ne doit pas faire attendre les dames. Il fait un effort surhumain.

— Quelle dame, Jane ?

— Mme de Sérigny, vous savez, la maman de la petite Suzanne, qui est morte l’année dernière.

Trott se compose un visage. Il sait qu’il faut être sérieux quand on parle de la mort. La mort, c’est quelque chose pour les grandes personnes, quelque chose de difficile. Il y a le ciel, les anges tout blancs et tout roses ; les belles musiques ; ça, ça n’est pas triste. Mais il y a aussi des hommes noirs, des larmes, des choses horribles. On ne bouge plus ; on est couché dans une boîte, comme une grande boîte de dominos ; et puis… Trott sait jouer aux dominos ; pas tout à fait, mais presque, c’est amusant, mais pas tant que d’être un polichinelle. Oh ! ça !…


Un petit cheval échappé se précipite par la porte de la salle à manger. C’est Trott…

— Doucement, chéri, dit sa maman.

Il y a une dame. Elle est habillée tout en noir. De grands voiles noirs l’enveloppent. Ses cheveux sont tout blancs. Pourtant elle n’a pas l’air vieille. Sa figure aussi est blanche. Comme elle est blanche et maigre ! Trott en est interdit.

— Tu ne reconnais pas Mme de Sérigny ?

Trott s’avance vers la dame et lui tend le front. Elle le chatouille en l’embrassant, parce que ses lèvres tremblent.

— Vous ne vous rappelez plus la petite Suzanne, mon petit Trott ? dit une voix qui semble à Trott venir de très loin, tant elle est faible et drôle.

Si, Trott se rappelle. Elle était bien douce et bien gentille, la petite Suzanne. Mais comme elle était toujours pâle et fatiguée ! Sa figure était toute blanche comme celle de sa maman, sauf sur les joues pourtant. Là, quelquefois elle était très rouge. Elle toussait presque toujours, et cela avait l’air de lui faire si mal ! Et la dernière fois qu’il l’a vue, Trott s’en souvient bien maintenant, c’était au dernier mardi gras justement, au bal d’enfants de Mme Le Corbeiller. Elle était habillée en bergère, une pauvre petite bergère qui n’aurait guère pu suivre ses moutons. On l’avait installée dans un grand fauteuil, tout empaquetée dans des châles et des fourrures. Comme Trott était en pâtre provençal, on avait dit qu’ils étaient mari et femme. Pendant tout l’après-midi, entre les danses, il venait gravement s’asseoir auprès d’elle, l’embrasser, et lui porter des bonbons qu’elle ne mangeait pas. Elle, elle souriait très joliment, elle disait merci et elle toussait. Cette année, elle ne sera plus là. Mais il y en aura d’autres. D’abord il y aura sûrement Marie ; pas Marie Dollier : celle-ci, Trott ne s’en soucie pas ; mais l’autre, Marie de Milly, qui a de si longs cheveux blonds ; et puis Maud, et puis Yvonne, et puis Lily… Est-ce Yvonne ou Lily que Trott préfère ? Oh ! mais, peut-être que Solanges viendra, si elle n’est pas trop grande… C’est ça qui serait une chance !…

— Maman, est-ce que Solanges sera au bal chez Mme Le Corbeiller ?

— Trott ! fait maman d’un ton de reproche.

Trott rougit et baisse le nez dans son assiette. Les enfants ne doivent pas parler à table. Et puis, peut-être qu’il aurait mieux valu ne rien dire du bal devant cette dame habillée de noir… Pauvre Suzanne ! il l’aimait bien. Mais comme c’est ennuyeux que sa maman soit juste venue déjeuner à la maison aujourd’hui où Trott avait tant de choses à dire ! Eh bien, oui, elle est morte ; c’est dommage, mais on ne peut plus rien y faire, mais Trott n’est pas mort, lui. Ah bien ! ce n’est pas lui qui se laisserait mourir comme ça ! Trott est un homme. Il est fort. Jane elle-même, qui est pourtant moqueuse, lui a dit hier qu’il avait des jambes de coq et du sang de navet : les jambes d’un coq, c’est joliment fort ; et il est joliment rouge, le sang des navets qu’on mange dans la salade (Trott a oublié que ces navets-là s’appellent des betteraves). Trott est plein de vie, d’une vie qui a besoin de sortir ; il remue les jambes, cogne son verre, laisse tomber sa fourchette, se tortille comme une anguille sur sa chaise… Ah ! quel malheur que cette dame soit venue ! Trott a bien envie de se fâcher contre elle, et il se fâcherait peut-être tout à fait si, quand il lève le nez, il ne voyait toujours ses yeux fixés sur lui avec un regard si drôle.

Enfin le dessert est mangé. Trott embrasse la dame et se sauve au jardin. Il court avec Jip, essaye de baigner Puss qui crache et ne veut pas (qu’il est sale, ce Puss !), renverse la brouette du jardinier, fait un accroc à sa culotte, casse un carreau de la serre. Malgré tout, le temps ne passe pas. Est-ce qu’il ne sera jamais deux heures ?

Enfin voici Jane qui l’appelle. Trott s’élance comme une flèche et s’abandonne à ses mains expertes.

Une demi-heure plus tard, maman sort du jardin escortée d’un splendide polichinelle. Trott ne se tient pas de joie. Il admire la bosse de son ventre et se tord le cou pour admirer celle de son dos. Il fait claquer ses petits sabots, plante son bicorne sur l’oreille, s’épanouit à contempler sa bigarrure rouge et jaune. Il se respecte, s’adore, se vénère. Mme Le Corbeiller demeure tout près. On ira à pied. Pendant le chemin, Trott sautille, danse, crie, chante, pétille comme un champagne mousseux : il a le diable au corps. Son ombre avec ses deux bosses le comble d’orgueil. Plusieurs fois il essaye de sauter par-dessus sans y réussir. Sa maman se moque de lui. Par dignité, il prend l’air froissé et ne dit plus rien ; ah ! on verra… mais non, pas moyen. Voilà le soleil qui rit, les petites brises folles qui chuchotent mille drôleries, les jambes qui dansent toutes seules… La dignité sera pour demain.


Voici la maison de Mme Le Corbeiller, Elle en impose beaucoup à Trott, cette maison, avec ses plafonds si hauts et ses valets de pied presque aussi hauts, qui vous accueillent avec tant de gravité. N’importe ! aujourd’hui, Trott les brave, et il passe devant eux sans être intimidé. Il fait son entrée au salon. Bon ! il faut dire bonjour à Mme Le Corbeiller. Ça, c’est encore un peu terrible. Quelques dames le tournent, le retournent, le tripotent. Qu’elles sont ennuyeuses ! Horreur ! Mme Plantain s’avance ! quand Trott était petit, elle lui a une fois demandé la permission de l’embrasser, et il lui a dit : « Non, merci. » Il avait raison, car quand elle vous embrasse, ça pique, et, après, on est tout mouillé. Mais aujourd’hui que Trott est grand garçon, il rougit, et ce souvenir est pénible à sa correction.

Ouf ! c’est fini. Trott s’esquive lestement pour se mêler au petit monde dansant. Il est tout ahuri d’abord. Il ne reconnaît personne. Tout cela passe, repasse, tourbillonne… Les masques, les costumes, le bruit, les lumières au milieu de l’après-midi… Trott se sent vraiment gêné. Il n’aperçoit aucune de ses amies. Ah ! enfin, voilà Marie Dollier… Trott ne s’en soucie guère. Mais elle saura lui dire les costumes des autres, afin qu’il puisse se dépêtrer au milieu de ces chaperons rouges, clownesses, reines, Mauresques, bouquetières, marquises, etc. Il va l’engager.

Quel malheur ! Marie de Milly et Lily sont enrhumées ; Yvonne et Maud étaient invitées ailleurs et n’ont pas pu venir. Le visage de Trott s’assombrit. Alors, ça ne va pas être bien amusant.

Heureusement, voilà Solanges ! c’est ça qui est une chance ! Elle est en marquise, avec des cheveux poudrés et une jupe qui bouffe. Trott, tout joyeux, court à elle. Mais elle l’accueille par un éclat de rire :

— Oh ! mon pauvre Trott, que tu es laid !

Trott est horriblement humilié. Il ne lui aurait pas cru si mauvais goût. Enfin il fait bonne contenance et lui demande de danser avec lui. Mais elle répond d’un ton de protection :

— Non, mon chéri, tu es trop petit ; et puis, tu comprends, tes bosses me gêneraient.

Et elle s’éloigne en riant, fièrement appuyée au bras d’un grand toréador de douze ans.

Alors Trott éprouve les affres de la jalousie et la haine de la cruauté des femmes. Toute sa bonne humeur est partie. Il y a bien d’autres petites filles, mais il ne les connaît pas, sauf Alice Prébins, avec qui il est brouillé, et Laure Lanney, qui est trop petite. Et, pour que ce soit amusant, il faut avoir une danseuse presque pour soi, avec qui l’on puisse rire et jacasser. Mme Le Corbeiller voit son isolement. Elle le prend par la main et le mène à une petite princesse. La petite princesse louche, et elle a la figure très grognon. En dansant, elle écrase les pieds du pauvre Trott, qui menace de s’embarrasser dans sa traîne. Aussi il se dépêche de la planter là. Et, de crainte qu’on ne la lui ramène, il va se cacher dans un coin. Et il se sent tout triste et tout seul.

Il regarde les autres tourner. Il regarde les mamans qui vont prendre le thé. Il entend leurs voix et des lambeaux de phrase. Sa petite maman est bien jolie. Elle cause, elle rit, elle a l’air de s’amuser beaucoup plus que son Trott. Il regarde les murs, les tableaux, les meubles. Il y a là un fauteuil… Trott détourne les yeux, il les promène dans tous les coins du salon. Ils reviennent au fauteuil. Oui, il le reconnaît avec ses drôles de bêtes sculptées et ses grands bras. C’est dans ce fauteuil que la petite Suzanne était assise l’an dernier. Lui, il venait s’accroupir à ses pieds sur un tabouret. Elle n’était pas du tout grognon de ne pas danser ; elle souriait à tout ce qu’il disait. Ce n’est pas elle qui l’aurait dédaigné. Voilà justement Solanges qui s’est assise sur le fauteuil… Il semble à Trott que ce soit une injure, et il voudrait aller la chasser.

Pauvre Suzanne ! maintenant elle dort toute seule là-bas, dans le petit cimetière, près de la mer, qui lui chante ses terribles chansons, sous de grands arbres au feuillage sombre, couverte de terre froide, de pierres, où les fleurs qu’on apporte se fanent vite. Pauvre Suzanne ! Trott sait bien où elle est. Une fois, sur la route de la falaise, en passant près de la grille du cimetière, Jane, sans que maman le sache, lui a montré une croix blanche : « C’est la tombe de Suzanne. » La tombe ! À ce mot de tombe, si lourd, si grave, un frisson parcourt le petit cœur de Trott. Pauvre Suzanne !

Et voilà que Trott se sent mal à son aise. Est-ce que ce n’est pas bien vilain à lui d’avoir dansé avec d’autres en ce jour anniversaire de celui où il l’a vue pour la dernière fois ? Maman a refusé, l’autre soir, d’aller dîner chez Mme Ray parce que c’était le jour de la mort d’oncle Gérard. Et oncle Gérard est mort il y a bien longtemps ; Trott ne l’a pas connu ; et puis c’était seulement le frère de maman. Tandis que Suzanne a été sa femme à lui ! un jour seulement, sans doute, et c’était pour rire. Peut-être, pourtant, cela compte un peu pour de bon. Et puis c’était une si bonne petite amie ! Trott devient tout à fait inquiet. Sa conscience murmure. Que faire ?

On verse le thé. Les mamans rient, crient, s’embrassent, s’agitent… Trott pense irrévérencieusement aux chattes qui miaulent et se trémoussent, quand Thérèse leur apporte leur pâtée. Enfin elles se mettent à manger et à boire sans cesser de bavarder. Des phrases lui arrivent. Et quoiqu’il n’ait pas entendu de nom, tout de même, tout de suite, il a compris de qui l’on parle. C’est la voix de sa petite maman.

— Pauvre femme ! pour la sortir de ses idées, je lui ai demandé de déjeuner avec moi ce matin. Ce n’est plus qu’une ombre. Croiriez-vous que, depuis qu’elle peut se lever, elle passe tous ses après-midi sur la tombe de sa petite fille ?

Toutes les dames poussent des gémissements pendant quelques secondes. Puis elles se remettent à grignoter des bonbons. Et maman est de nouveau très gaie. Elle a l’air d’avoir tout à fait oublié ce qu’elle vient de dire.

Trott est consterné. Ah ! cette fois, c’est un vrai remords ! Il connaît bien cette chose qui le prend à la gorge et qui le gratte. Il voudrait pleurer et demander pardon. Il se souvient, oh ! avec une honte cruelle, comme il a été bruyant, égoïste, insouciant, à ce déjeuner où la maman de Suzanne le regardait avec des yeux si tendres ! et quelles vilaines pensées il a eues contre elle ! Trott voudrait se cacher pour ne plus se voir lui-même. Qu’a-t-elle dû penser de lui, qu’a-t-elle dû penser ?

La petite Suzanne est au ciel. Elle sait que son ami ne l’a pas oubliée, au moins pas tout à fait. Mais sa pauvre maman, qui est si seule, si seule, il n’a rien su lui dire de gentil ; mais il a ri devant elle ! elle a dû le prendre pour un petit sans cœur ! Comme elle doit être triste ! Trott sent bien maintenant comme c’est dur de n’avoir pas tout près de soi quelqu’un qu’on aime beaucoup : et pourtant, dans ce salon, il y a bien des gens, et sa petite maman. Et cette maman-là, elle est toujours toute seule, toujours, toujours, et tout à fait, puisque le papa de Suzanne est aussi mort… Et quand elle veut embrasser sa petite fille, elle est arrêtée par un mur de pierre froide et dure, très froide, très dure, que jamais personne n’enlèvera. Oh ! comme elle doit être malheureuse ! comme elle doit pleurer ! Elle regardait Trott avec de tels yeux ! Oh ! il aurait dû dire quelque chose de gentil, l’embrasser, la consoler ! Et il n’a rien dit, rien fait, rien, rien. Trott se déteste, il se tord les mains, il voudrait se battre. Oh ! cher petit bon Dieu, pourquoi avez-vous permis à votre petit Trott d’être si horriblement méchant ? Pourquoi n’est-il pas plutôt mort comme la petite Suzanne !

. . . . . . . . . . . . . .

Il y a eu un craquement de petits sabots sur le parquet. Une porte s’est doucement fermée. Au milieu de la musique, de la danse, des cris, des rires, du goûter, personne n’a rien vu. Mais le fauteuil où tout à l’heure Trott était niché est vide.

Le soleil s’est caché. La nuit commence à descendre. Une petite pluie froide, vilaine, pénétrante, s’est mise à tomber. De temps en temps les rafales d’un vent sinistre la lancent lamentablement aux vitres des maisons et aux visages des rares passants qui se retournent stupéfaits pour suivre des yeux quelque chose de rouge et jaune qui trotte dans la boue, clopin-clopant. C’est un pauvre polichinelle bien bouleversé, bien malheureux. Il est tout crotté, tout transi ; il a perdu un de ses sabots ; un coup de vent lui a pris son chapeau ; il est tombé dans une flaque d’eau, et s’est relevé trempé et tout sali. Les cailloux font mal à ses pieds déchaussés, et le chemin est bien long. Mais Trott court toujours.

Voici la grille de l’entrée. Il la traverse très vite pour que le gardien ne l’arrête pas au passage. Il faut prendre le sentier à droite. Pourvu qu’elle soit encore là ! Le petit polichinelle court à travers les tombes dont les grandes croix le regardent étonnées. Brusquement il s’arrête. À quelques pas, devant la croix que Jane lui a montrée, est agenouillée la dame en noir qui, ce matin, a déjeuné chez maman. Elle est là malgré le vent, la pluie, et la nuit qui s’étend. Comment l’aborder ? Trott n’a pas pensé à cela. Il reste immobile, puis fait deux pas. Une ronce lui déchire le pied. Il pousse un petit cri. La dame se retourne et le regarde avec stupeur.

— Mon petit Trott, que faites-vous là ?…

Trott claque des dents de froid, d’émotion, de frayeur, de remords… Oh ! il ne peut pas lui expliquer.

— Madame, je voulais, je voulais…

Il ne sait pas finir la phrase, mais il tend les bras et la regarde. Est-ce qu’elle ne comprendra pas ?

Oh ! la dame comprend ! Elle est une maman, une maman qui a perdu son enfant. Elle saisit dans ses bras le pauvre Trott et le presse désespérément contre son cœur, comme si quelque chose de la petite morte venait de ressusciter pour elle…

Et si quelqu’un avait passé à ce moment sur la route des falaises, il aurait vu un bien singulier spectacle : une dame en grand deuil et un petit polichinelle crotté se tenant embrassés et sanglotant devant la tombe de la petite Suzanne.