Monologues en prose/Un drôle de dîner

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Poèmes mobiles ; MonologuesLéon Vanier, éditeur des Modernes (p. 83-85).


UN DRÔLE DE DÎNER !

À M. Léon Vanier.


J’ai dîné une fois dans une famille où il y avait un jeune collégien qui se livrait à l’étude des sciences.

Tout marchait par l’électricité dans cette maison-là !

À la porte, il y avait une sonnerie d’alarme contre les voleurs.

Quand je fis mon entrée, ce fut un carillon épouvantable, et je vis s’abaisser cinq ou six canons de fusil.

Quand on m’eut reconnu, on me fit des excuses, et le jeune Tomy (c’était le nom du collégien) me fit admirer le mécanisme de la sonnerie.

Je félicitai les parents des heureuses dispositions de leur fils ; celui-ci, encouragé par ces compliments, me proposa de m’électriser :

« Tenez, me dit-il, je n’aurais qu’à presser ce bouton pour vous foudroyer ! »

Je crus que mon dernier jour était arrivé.

Ensuite il me montra quelque chose qui fit une explosion superbe :

Ça marchait par la dynamite.

J’eus les cheveux et les sourcils brûlés.

Tomy était enchanté.

Jamais son expérience n’avait si bien réussi !

Je félicitai de nouveau les parents.

— N’allez-vous pas bientôt retourner au collège ? demandai-je au jeune savant.

— Mais oui, me répondit-il, je vais rentrer en taupin au bahut le Grand pour potasser l’X !

— Ah ! et vous amusez-vous beaucoup au bahut ?

— Oh ! oui, on rigole d’une façon épatante.

On monte des bateaux aux pions ; on grille des sèches dans les gogs.

Et puis, il y a les jours de sortie.

Quand nous pouvons lâcher le pondant, nous allons tortiller chez Foyot, nous piquons une vadrouille sur le Boul’Miche ; nous taillons un bac dans le Péloponèse ; nous étranglons un perroquet dans une brasserie ; à neuf heures nous nous faisons rentrer par un passant, et nous en grillons encore une avant d’aller au baldaquin.

— Mais, dites-moi, repris-je tout ahuri, qu’est-ce qu’on vous apprend donc au bahut ?

— Nous faisons des laïus ; on nous pousse des colles sur le latin, le grec, l’alboche, les matmuches, etc.

— Mais est-ce qu’on ne vous enseigne pas la grammaire française ?

— Si fait, en sixième ; mais nous autres grands, n’en faut plus… ce n’est pas dans le programme !…

Je félicitai encore une fois les parents, et à ce moment on annonça le dîner.

La salle était brillamment éclairée à l’électricité par les soins du jeune Tomy.

Au milieu du repas, il arriva quelque chose qui n’était pas dans le programme ; toutes les lampes s’éteignirent à la fois… Il paraît que c’était de l’imitation !

Obscurité complète ; tout le monde se lève.

Je me dirige à tâtons vers le vestibule pour m’échapper de ce guêpier.

Je trébuche dans des tas de choses, je tombe au milieu des éclats de verre, je patauge dans plusieurs espèces d’acides.

Le jeune Tomy pousse des hurlements épouvantables en criant qu’on lui abîme ses appareils, et sa mère cherche à le consoler, en lui disant : « Ne pleure pas, mon petit Tomy ; si tu es bien sage, je te donnerai une pile !… »

Enfin je parvins à m’esquiver.

J’arrivai chez moi à moitié nu : mes habits s’émiettaient en route.

Et il fallut encore subir une scène de ma femme, qui s’imagina que j’avais été vitriolé par une ancienne !…

C’est tout de même une belle chose que la science !