Monsieur Auguste/06
VI
Le colonel avait remarqué qu’en sortant du salon après le whist, Octave s’était penché à l’oreille de Mme de Gérenty, sa belle-sœur, pour lui dire quelques paroles confidentielles, qu’un sourire gracieux avait accueillies. Un mouvement de narines, combiné avec une brusque ondulation de la moustache, annonçait que le Colonel venait de découvrir quelque chose de grave dans une confidence si courte. Il faut croire aussi que M. de Gérenty le diplomate, très-jaloux de sa femme, avait prié son frère le colonel d’avoir l’œil ouvert sur sa conduite, et de veiller à l’honneur de la famille, dans ce redoutable Paris, où les romans, les drames, les opéras, les comédies, les vaudevilles, donnent aux femmes des leçons publiques d’infidélité. La chose était pourtant fort innocente. Mais les apparences sont toujours favorables aux mauvais soupçons. Octave, tout indigné qu’il était de la perfidie d’Auguste, avait néanmoins voulu s’acquitter de sa commission auprès de Mme de Gérenty ; il lui avait dit, en sortant, et tout bas :
— Monsieur Auguste Verpilliot sera exact à l’échéance, après le délai de deux jours.
La nuit obscurcissait la station de Chatou, lorsque Auguste Verpilliot descendit de wagon pour faire sa visite d’échéance à Mme de Gérenty. N’ayant jamais songé à compromettre une femme, il ne voyait rien de répréhensible dans cette visite nocturne ; elle prouvait l’empressement du visiteur, voilà tout.
Un domestique reçut assez mal Auguste sur le perron ; mais le jeune homme ne remarquait jamais en face les petites gens : il était trop haut placé dans sa propre estime.
— Madame de Gérenty, dit-il d’un ton sec, m’attend aujourd’hui. J’arrive de Paris au rendez-vous qu’elle m’a donné. Il s’agit d’une affaire grave ; voici ma carte, portez-la tout de suite chez M. Lebreton, son voisin, où madame de Gérenty passe la soirée ; il faut que je lui parle ici, en particulier.
Et comme le domestique hésitait, une voix aiguë dit : Allez, et ce mot fut accompagné d’un geste impérieux. Le domestique murmura en sourdine, et obéit.
Mme de Gérenty ne se fit pas attendre. On faisait de la musique dans la galerie de M. Lebreton, et elle s’était éloignée un instant pour prendre le frais sur la terrasse. Le colonel veillait, fidèle à la consigne fraternelle.
Il vit sa belle-sœur recevant un billet de la main de son domestique, et s’enfuir en toute hâte, sans dire un mot d’adieu. Octave était absent ; il attendait toujours Auguste dans son atelier. L’absence de ce jeune homme fut interprétée dans un sens favorable aux premiers soupçons. Il devint évident pour le colonel que sa coupable belle-sœur avait un rendez-vous nocturne avec Octave. Le hasard est très-ingénieux quand il veut s’amuser à nos dépens.
— Anna ! Anna ! dit le colonel, en versant une larme pour son frère ; Anna ! et toi aussi ! toi la vertu même ! Mon Dieu ! mon Dieu ! à qui se fier ?
— Votre exactitude me plaît, dit Mme de Gérenty en introduisant Auguste Verpilliot dans son salon ; j’ai d’excellentes nouvelles à vous annoncer… mais soyez tranquille, j’ai conduit l’affaire avec assez d’adresse ; je suis femme de diplomate. Si j’eusse échoué, ce qui me paraissait impossible, votre amour-propre n’en aurait rien souffert. J’ai sondé le terrain, et l’ayant trouvé favorable, je n’ai pas craint d’aller au secours de votre désespoir, et je vous ai enlevé à Constantinople et aux Turcs.
Auguste écoutait des paroles, et cherchait le sens au plafond.
— À Constantinople et aux Turcs, dit-il d’un air distrait, eh bien ! madame, ensuite ?…
— Vous ne comprenez pas ?
— Oui… madame… je comprends… mais j’arrive de Paris ? j’ai encore le fracas du chemin de fer dans la tête… j’aurais peut-être besoin d’une petite explication.
— Tout est fini… Eh bien ! est-ce clair ?
— Oui, c’est clair, dit Auguste, du ton d’un homme qui trouve que c’est obscur.
— On craint toujours d’être entendu par les domestiques, reprit Mme de Gérenty, à voix basse ; on entend tout à la campagne, à cause du silence extérieur… Voici donc ce qui a été décidé. Vous choisirez votre jour… demain ou après-demain… Monsieur votre père est-il à Paris avec madame votre mère ?
— Oui, madame ; mon père est à Paris, il est veuf.
— Il serait convenable de laisser faire la première démarche par votre père. C’est plus conforme aux usages reçus. Qu’en pensez-vous ?
— Ah ! il faut que mon père fasse une démarche…
— À moins que vous ne la fassiez vous-même. Votre père donnerait ensuite son consentement.
— À quoi ? demanda Auguste ébahi.
— Mais au mariage.
— Au mariage de mon père ?
Mme de Gérenty bondit sur son fauteuil, et regarda fixement Auguste.
Le jeune homme fit un mouvement d’impatience, et balbutia ceci :
— Mais… madame… vous me dites que c’est clair… et puis… vous me parlez de mon père… D’abord, je suis brouillé avec mon père… pour affaires d’intérêt… La fortune de ma mère m’appartient… Ainsi, mon père, en se remariant, ne peut me porter aucun dommage… Est-ce là ce que vous voulez me dire, madame ?
— Mais, monsieur Verpilliot ; il n’est question que de votre mariage… du vôtre… entendez-vous ?
— De mon mariage ? dit Auguste, en essayant de prononcer ce mot.
— Oui, de votre mariage avec Mlle Louise…
— Avec made… ! interrompit Auguste tout convulsif d’effroi.
— Enfin, vous aimez, vous adorez Mlle Louise ; la crainte de ne pas être aimé vous poussait au désespoir, et…
— Pardon, madame, si je vous interromps… Vous avez supposé une chose qui n’existe pas… je n’aime pas Mlle Louise.
— Ah ! mon Dieu !… et quelle sottise m’avez-vous donc fait commettre !… Souvenez-vous bien, monsieur… c’était le jour du déjeuner… chez M. Lebreton… une matinée charmante !… il y avait dans l’air tout ce qui parle au cœur… Mlle Louise entra dans la salle… je n’ai jamais rien vu de plus beau. Il y eut un murmure général d’admiration. M. de Lormoy, un vieillard septuagénaire qui a des flocons de neige pour cheveux, regarda Louise, et deux larmes coulèrent sur ses joues flétries ; il ne regarda plus qu’elle. Les femmes étaient en extase. Un seul homme, notre convive, n’a jamais tourne ses yeux du côté de cette merveille ; il est jeune, riche, aimable… il porte votre nom ; il m’écoute en ce moment, avec une impatience distraite. Peu après, ce jeune nomme se dépeignit à moi comme le plus malheureux des êtres de la création. Il voulait aller vivre aux pays où on ne vit pas. Je crus deviner le motif de ce désespoir, et je le mis sur le compte d’un amour rebuté ou d’une timidité absurde. La démarche que je fis alors me fut dictée par mon cœur, avant la réflexion… Je donnai la joie à un père, qui vous aimait déjà comme un fils, et il faut maintenant que cette joie qui a peut-être passé dans l’âme d’une jeune fille, se change en deuil domestique… Avez-vous quelque chose de consolant à me répondre, monsieur ?
Octave baissa la tête et traça des lignes sur le parquet avec la pointe de son stick.
— Mais enfin, monsieur, poursuivit Mme de Gérenty, vous n’avez au cœur aucun amour parisien, aucune intrigue de ville, puisque vous venez vivre à la campagne ; vous êtes indépendant, vous êtes riche, vous êtes à l’âge heureux des douces passions. J’admets que jusqu’à présent vous n’avez pas songé à épouser Mlle Louise ; mais qui vous empêche d’accepter un mariage de proposition, qui, la veille des noces, deviendrait un mariage d’amour ; une dot de cinq cent mille francs n’est pas aussi à dédaigner, au siècle où nous vivons… Voulez-vous réfléchir jusqu’à demain ?
— Non, madame, dit Auguste en se levant ; toutes mes réflexions sont faites. Je regrette ce malentendu ; mais il m’est impossible de vous donner satisfaction sur ce point.
— Il y a au fond de tout ceci un secret que vous ne pouvez dire.
— Oui, madame, dit Auguste d’une voix éteinte.
Mme de Gérenty fut tout à coup dominée par une pensée bien naturelle chez une belle femme, toujours entourée d’hommages : — Il m’aime ! se dit-elle mentalement ; voilà le secret.
Après un moment de silence, elle prit un ton grave et dit :
— Monsieur, je crois vous comprendre.
Auguste tressaillit et bégaya quelques mots qui ne composaient pas une phrase intelligible.
— Ainsi, poursuivit Mme de Gérenty ; brisons là cet entretien, qui pourrait devenir embarrassant pour moi s’il se prolongeait.
À ces derniers mots, elle fît un léger signe, comme pour donner congé.
Auguste salua respectueusement.
— Un dernier mot, ajouta Mme de Gérenty ; vous êtes un homme d’honneur sans doute, monsieur : vous allez me promettre le secret sur tout ce qui vient d’être dit.
— Je le promets, dit Auguste d’une voix assez ferme, et il sortit du salon.