Monsieur Sylvestre/12

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Michel Lévy frères (p. 59-61).



XII

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 12 mars.

Je le savais, mon cher enfant, et je croyais que tu le savais ; aussi je ne t’en avais jamais parlé. Ton oncle a gagné quelques centaines de mille francs en cautionnant un marchand d’hommes ; il a fait cela sans scrupule, parce que c’est un être sans réflexion et capable de faire le mal social innocemment, en se retranchant toujours sur sa moralité privée. Élevé dans la religion du moi, pourvu qu’il fasse honneur à sa signature et à sa parole, peu lui importe que son argent serve à perdre ou à sauver le genre humain. Voilà pourquoi je t’ai vu avec chagrin quitter les voies saines de la philosophie spiritualiste, que nous suivions ensemble, pour entrer dans celle du matérialisme, qui se lie étroitement aujourd’hui, dans beaucoup de jeunes esprits, à celle de l’individualisme absolu. Je craignais un peu, je l’avoue, que, tout en protestant contre l’application grossière que M. Piermont fait ingénument de ce principe du chacun pour soi, tu ne te fusses laissé gagner à l’habitude de voir le mal général avec indifférence. Certes, je suis content de m’être trompé, et, si mon inquiétude dure encore un peu, c’est parce que je voudrais voir en toi, de tous points, l’antithèse intellectuelle que ta protestation doit représenter. Tu as besoin d’être cette antithèse complète avec ton oncle, non-seulement pour garder l’estime de toi, mais encore pour produire quelque chose de vivant et de jeune. Que peut-il sortir de la négation de la vie collective ? L’apologie du moi ? Cela n’intéresse pas les autres, et te voilà pourtant forcé d’appeler l’intérêt public sur ta pensée.

Je n’insiste pas, m’étant interdit de discuter avant l’heure ; mais rappelle-toi le mot de ce gros joufflu d’Anselme Fonval quand nous nous efforcions de lui faire comprendre certaines vérités élémentaires. « Oh ! moi, disait-il, je ne coupe pas ! » Dans son argot d’étudiant, cela voulait dire : « Je ne crois à rien et à personne. » Un jour que nous dînions dans une bicoque, à la chasse, et que le feu avait pris dans la cuisine, il faillit se laisser brûler vif en jurant que nous l’attrapions encore et qu’il ne voulait pas couper. Or, à force de ne pas couper dans le pain des autres, on risque de rester seul le jour où il n’y a plus ni pain ni couteaux à la maison.

Quant à ton oncle, tiens ta résolution et pardonne-lui d’ailleurs ; il est obèse, coloré, il mange beaucoup ; n’hérite pas de lui, mais ne le laisse pas mourir sans lui faire savoir que tu n’oublies pas ce qu’il a fait pour toi ; au reste, tu y as déjà songé, j’en suis sûr. Toi, qui es mince et pâle, il faut pourtant ne pas trop demeurer enfermé, et je souhaite que tu me parles de tes promenades. Permets à l’ami de ne pas oublier le médecin.