Monsieur Sylvestre/13

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Michel Lévy frères (p. 61-65).



XIII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 18 mars.

Oui, j’y avais songé ; j’ai écrit à mon oncle, et il n’a pas dû être inquiet de moi.

Mes promenades sont de deux heures tous les jours, et je m’arrange pour faire beaucoup de chemin en peu de temps. Il fait assez doux, et il y a dans l’air comme un frissonnement d’impatience. Pourtant les plantes sont encore assez mornes ; mais le soleil a des caprices délicieux, et les herbages font leur possible pour secouer leur manteau de gelée blanche. J’ai été voir de près la maisonnette mystérieuse dont la veille assidue m’intriguait : c’est une habitation fort pauvre, assez laide, plantée sur un petit chemin qui longe les premiers plans de la colline pour relier deux villages situés à ses deux extrémités ; elle est là toute seule à la lisière des bois, et se compose de deux étages avec une fenêtre pour chacun au nord, et deux au midi, vilaine construction et probablement incommode. L’escalier de pierres est extérieur et nullement abrité : un petit carré de légumes entouré d’une palissade rustique, une source à deux pas de là sur le chemin, voilà tout le bien-être de mon pauvre vis-à-vis. Des fenêtres du premier, fermées de petits rideaux très-blancs, la vue doit être jolie : c’est la même que la mienne, à revers. On doit voir en plein ma fenêtre. Le rez-de-chaussée m’a paru être une cuisine ; quelques poules picoraient au bas de l’escalier, dont les plus hautes marches et le petit palier étaient fraîchement balayées : mais je n’ai pas vu l’ombre d’un seul habitant, et, bien que j’aie marché lentement, je n’ai pas entendu le moindre souffle humain sortir de cette demeure indigente et propre, une pauvreté qui se respecte probablement et que je n’avais pas le droit de commenter. Un paysan qui émondait des arbres à peu de distance eût pu sans doute me renseigner ; mais je me suis interdit les questions afin de n’être pas questionné à mon tour. Pourtant je n’ai pu me défendre d’en adresser une très-saugrenue à mon vieux monsieur, le pêcheur à la ligne, que j’ai rencontré comme je traversais le hameau des Grez.

L’indigence de mon vis-à-vis m’avait reporté à l’objet de mon travail, et je me rappelai, en voyant l’heureuse figure du vieillard, que ce pouvait bien être son nid dont, un quart d’heure auparavant, je venais d’interroger la physionomie. Comme il se disposait de loin à me saluer avec un redoublement de bienveillance, je me promis de lui adresser la parole : mais comprends-tu ma préoccupation ? Au lieu de trouver une phrase quelconque de provocation polie, je ne sus lui dire autre chose que ce qui remplissait ma pensée, et je lui adressai cette question de fou :

— Pourriez-vous me dire, monsieur, ce que c’est que le bonheur ?

Je n’eus pas plus tôt lâché cette sottise, que j’aurais voulu la ravaler ; mais le bonhomme n’en parut ni surpris ni scandalisé, et il me répondit d’une voix douce et avec une prononciation des plus distinguées :

— Le bonheur, monsieur, c’est d’avoir votre âge, vos jambes et votre figure.

— Moi, repris-je, je crois que c’est d’avoir votre bonté et votre amabilité.

La connaissance était faite. Au bout de trois minutes, nous causions comme de vieux amis, et, au lieu de rentrer chez lui, car il demeure aux Grez et non vis-à-vis de moi, il voulut me reconduire jusqu’au ruisseau. Il n’était pas fâché d’ailleurs, disait-il, de voir comment se comportait le poisson.

— Voyons, lui dis-je, pardonnez-moi mon idée fixe. Le bonheur est la satisfaction de nos goûts : donc, vous êtes heureux quand vous péchez à la ligne ?

Il sourit en répondant :

— Oui, quand je suis heureux à la pêche ! Donc, vous n’y êtes pas. Nos goûts ne pouvant être satisfaits que rarement et d’une manière incomplète ou troublée, ce n’est pas là qu’il faut placer notre bonheur.

— Il faut ? S’agit-il de ce qu’il faut ou de ce qui est ? Le bonheur est-il l’ouvrage de notre volonté ou celui de la nature qui l’a mis à notre portée ? Si c’est une création intellectuelle, d’où vient que tout le monde ne peut se le procurer ? Si c’est un bien que la nature nous offre, d’où vient que nous ne le connaissons pas ?

— Vous m’en demandez beaucoup pour une fois, reprit-il, et vous risqueriez fort de prendre sans vert tout autre que moi, car les hommes, en général, n’en savent pas long sur la manière d’être heureux ; mais j’ai pensé à cela, moi, et je vous dirai mon avis. Permettez-moi de regarder par là sous ces branches. J’ai une ligne de fond à retirer.

Il retira sa ligne et y trouva une mince anguille qu’il mit, en silence, dans son panier sans montrer ni joie ni déception.

— C’est une pauvre prise ! lui dis-je.

— Non pas ! Vu l’appétit que j’ai, c’est un fort bon plat : il me fera deux jours, et je pourrai ne pas pêcher demain… Ah ! ah ! ajouta-t-il en riant, vous aviez fait des théories sur mon compte, n’est-ce pas ? Eh bien, ce n’est pas ça ! Je ne hais pas la pêche, c’est un amusement comme un autre ; mais j’aime encore mieux lire ou rêver, et, quand je fais la guerre à ces innocentes bêtes, c’est uniquement pour manger.

— En êtes-vous là, monsieur ?

— J’en suis là, et je suis content d’en être là. Voilà mon bonheur, à moi ; mais je ne peux pas et je ne veux pas m’expliquer sur ce qui me concerne : nous parlerons de vous, si vous voulez

— Moi, je suis dans le même cas absolument ; je ne dois pas…

— C’est bien, nous parlerons du bonheur en général et au point de vue philosophique. Voici la nuit. Voulez-vous venir me voir demain ? Je vous attendrai à l’entrée du village des Grez, car vous ne trouveriez pas ma niche.

J’ai promis et je tiendrai parole, car ce bonhomme a pris mon cœur. Je ne sais pas s’il est extraordinairement intelligent ou légèrement timbré. Son bel œil noir dit alternativement l’un et l’autre. N’importe, nous verrons bien… Mais tout cela ne me dit pas pourquoi l’on veille toutes les nuits dans la maison d’en face. Peut-être qu’on ne veille pas. Il y a des personnes peureuses qui gardent une veilleuse allumée pour empêcher les voleurs de se risquer chez elles. Un sou d’huile chaque nuit, c’est cher pour des pauvres ; mais la sécurité de leur sommeil vaut bien cela.

Pourquoi veux-tu confondre absolument la philosophie positive avec la théorie de l’égoïsme ? Pourquoi faire de l’une la conséquence de l’autre ? La jeune doctrine à laquelle j’appartiens s’appuie sur la morale avec d’autant plus d’énergie qu’elle combat la vertu intéressée, partant très-égoïste, de ceux qui aspirent aux récompenses de l’autre vie.